Algérie: la gendarmerie accusée, le pouvoir préservé
Algérie: la gendarmerie accusée, le pouvoir préservé
La commission d’enquête a remis son rapport sur les émeutes
José Garçon, Libération, 30 juillet 2001
Pour ce militant des droits de l’homme de Tizi Ouzou, les autorités «n’avaient pas le choix». Interrogé par téléphone, comme tous nos interlocuteurs, il n’est pas surpris par les conclusions de la commission d’enquête sur les émeutes qui ont éclaté le 20 avril en Kabylie avant de se propager à plusieurs autres régions, faisant plus de 100 morts et 2 000 blessés. «Quand des centaines de milliers de personnes ont défilé aux cris de « pouvoir assassin », il fallait concéder assez pour rester crédible. Les témoignages de la population, les récits des journalistes, les images montrant la responsabilité des gendarmes ont été trop nombreux et trop concordants, leurs exactions trop répétées en trop de lieux différents pour qu’on ne les prenne pas en compte. Quand on ne peut nier l’évidence, mieux vaut reconnaître le minimum. Cela permet aussi de décourager, puisque le travail a été « fait », tous ceux qui, à l’étranger, soutiennent la demande des Algériens d’envoyer une commission d’enquête indépendante.»
«Bavure». On ne peut mieux résumer l’esprit de la cinquantaine de pages du rapport de la commission présidée par le juriste Mohand Issad. Rendu public hier par la présidence, il exclut toute implication d’une «main» étrangère et toute idée de «complot interne», explications avancées à plusieurs reprises par le président Bouteflika. Et il ne désigne qu’un coupable: la gendarmerie, «impliquée seule» dans le déclenchement des émeutes et leur répression. Ainsi l’assassinat du jeune Massinissa, qui mit le feu aux poudres, est une «bavure» et non un accident comme l’avaient affirmé les gendarmes. Mais le rapport se garde bien de dire que l’adolescent a été tué de sang-froid et à bout portant dans une gendarmerie.
«La réaction violente des populations, affirme-t-il, a été provoquée par l’action non moins violente des gendarmes qui, pendant plus de deux mois, a nourri et entretenu l’événement: tirs à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac. La commission n’a pas relevé de démenti. La violence contre les civils est celle d’une guerre, avec usage de munitions de guerre.»
La volonté de tuer transparaît aussi dans les conclusions. «La plupart des morts, notent-elles, ont été touchés dans les parties vitales les plus fragiles, laissant peu de chances à une thérapeutique. Le grand nombre de ces localisations mortelles paraît difficilement imputable au hasard de la dispersion des projectiles.» Comment expliquer cette attitude? Par les «pouvoirs exorbitants donnés par la lutte contre le terrorisme à certains gendarmes qui semblent échapper de fait au contrôle de leur hiérarchie».
Flou total. La sévérité de ces constats semble surtout viser à faire oublier le flou total qui prévaut quant aux responsabilités des autorités politiques, civiles et militaires. «Les gendarmes sont intervenus sans réquisitions des autorités comme la loi le stipule, souligne le rapport. Les ordres de la gendarmerie de ne pas utiliser les armes n’ont pas été exécutés, ce qui donne à penser que [son] commandement a perdu le contrôle de ses troupes, ou que la gendarmerie a été parasitée par des forces externes à son propre corps.»
L’identification de ces «forces» apparaît d’autant plus décisive que le rapport admet que «si quelqu’un a forcément donné l’ordre de tirer à balles réelles, personne en revanche n’a donné celui de cesser le feu». Cette question de la responsabilité de l’Etat, et de ceux qui sont censés commander la gendarmerie, est ainsi totalement éludée. La commission Issad n’identifie pas le ou les auteurs de l’ordre de tirer, préférant la formule vague et mystérieuse de «forces externes» et «puissantes» qui «restent à identifier».
Pour un opposant, c’est peut-être l’aspect le plus choquant du rapport. «Pendant des semaines, des jeunes sont tombés sous les balles sans que les autorités condamnent ces tirs, exigent un cessez-le feu ou prennent la peine de réunir le gouvernement. Ceux qui tiraient n’ont pu qu’interpréter ce silence au mieux comme du laisser-faire, au pire comme une complicité. Aujourd’hui, on nous dit qu’il est impossible d’identifier le niveau où la chaîne de commandement a été « parasitée ». On ne peut donc punir les commanditaires et les vrais responsables: un pouvoir qui, président compris, a une fois de plus failli au devoir de protection de la population.»
Sur le terrain, des manifestations ont tourné au drame, samedi, quand le maire de Dahra, près de Chlef, a tiré sur des manifestants tuant l’un d’eux et en blessant deux autres. Dans la nuit de vendredi, 10 personnes avaient été assassinées à Mouzaïa, dans la région de Blida.