L’enquête sur les morts de Kabylie

L’enquête sur les morts de Kabylie

Le Monde, 30 juillet 2001

Rendues publiques dimanche 29 juillet, les conclusions du rapport sont on ne peut plus sévères à l’égard de la gendarmerie, jugée principale responsable dans le déclenchement et la répression du soulèvement qui sévit en Kabylie. Le juriste Mohand Issad annonce qu’il compte reprendre l’enquête le 25 août. La gendarmerie est seule responsable des violences qui ont ensanglanté la Kabylie entre la mi-avril et la fin juin ; aucune preuve d’un « complot interne ou externe », si promptement mis en avant par les plus hautes autorités de l’Etat, n’a pu être apportée pour tenter d’expliquer le brusque soulèvement de la population. Tels sont les principaux points du rapport remis par la commission nationale d’enquête sur les émeutes en Kabylie à la présidence de la République. Loin d’éclaircir toutes les zones d’ombre, ce rapport jette cependant une lumière crue sur les agissements des forces de l’ordre et tranche singulièrement par sa liberté de ton et d’analyse à l’égard des déclarations officielles rapportées jusque-là.

Présidée par Mohand Issad, un juriste réputé « indépendants », cette commission avait été mise sur pied à l’initiative d’Abdelaziz Bouteflika. Lors d’une allocution radiotélévisée, le 30 avril, et après un silence de plus de quinze jours, le chef de l’Etat avait assigné à cette instance la mission de « faire toute la lumière sur ce qui s’est passé, en toute liberté, en toute transparence ». C’est désormais chose faite, même si les membres de la commission font état d’obstructions cadrant mal avec l’exercice et l’exigence de vérité.

Rendues publiques dimanche 29 juillet, les conclusions du rapport sont on ne peut plus sévères à l’égard de la gendarmerie, jugée principale responsable dans le déclenchement et la répression du soulèvement qui sévit en Kabylie depuis le 18 avril, date à laquelle Massinissa Guermah, un lycéen de dix-neuf ans, fut abattu par des gendarmes dans une caserne de Beni Douala, une localité située près de Tizi Ouzou, chef-lieu de la Grande Kabylie.

« MUNITIONS DE GUERRE »

Un assassinat qui mit le feu aux poudres, bientôt relayé par l’arrestation musclée de plusieurs autres lycéens par des gendarmes, à Amizour, en Petite Kabylie, et qui allait définitivement installer la hargne émeutière. « La réaction violente des populations a été provoquée par l’action non moins violente des gendarmes, laquelle, pendant plus de deux mois, a nourri et entretenu l’événement : tirs à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac. La commission n’a pas relevé de démenti », souligne sèchement le rapport. Surtout, note cette instance ad hoc, « la violence enregistrée est celle d’une guerre, avec usage de munitions de guerre », sans toutefois préciser clairement si, comme l’ont indiqué plusieurs sources, des balles explosives ont été utilisées par les forces de l’ordre contre les manifestants.

En tout état de cause, le document présenté à la présidence accrédite la thèse de la « hogra », ce mépris teinté d’injustice dans lequel s’estime tenu l’ensemble de la population kabyle par les forces de sécurité, depuis plusieurs années.
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Les principaux points du rapport

« Au commencement, ce ne sont pas les foules qui ont été l’agresseur. Elles ne sont pas à l’origine des deux événements déclenchants. Si quelqu’un a forcément donné l’ordre de tirer à balles réelles, en revanche personne n’a donné l’ordre de cesser le feu », note encore la commission qui met en cause la chaîne de commandement, sans toutefois désigner le moindre responsable. « Les ordres de la gendarmerie de ne pas utiliser les armes n’ont pas été exécutés, ce qui donne à penser que le commandement a perdu le contrôle de ses troupes, ou qu’elle a été parasitée par des forces externes à son propre corps. »

Le rapport insiste également sur l’illégalité manifeste dans laquelle ont agi les gendarmes, qui « sont intervenus sans réquisition des autorités civiles, comme la loi le stipule ». La commission conteste par ailleurs vivement aux forces de sécurité l’état de « légitime défense » qu’elles ont cru bon d’avancer pour justifier leurs graves manquements, provoquant – officiellement – la mort de plus d’une soixantaine de personnes (le rapport fait état de 51 morts pour la seule période du 22 au 28 avril) lorsque plusieurs sources médicales avancent plus d’une centaine de victimes. « Au demeurant, souligne encore la commission, c’est à une autorité tierce – en droit pénal, les tribunaux – d’apprécier l’état de légitime défense, et non à l’une des parties ».

Outre la responsabilité directe de la gendarmerie, l’instance indépendante inflige un camouflet aux plus hauts représentants de l’Etat, qui, dès le début des troubles, n’ont pas hésité à avancer la thèse d’un complot ourdi de l’extérieur. « Si une main quelconque peut aussi rapidement et aussi facilement soulever une région du pays, loin des côtes, des ports et des aéroports, cela signifierait que l’Algérie est dangereusement vulnérable ».

Arguant d’une kyrielle de témoignages recueillis sous le sceau de l’anonymat, du fait d’un climat politique loin d’apporter toutes les garanties à la manifestation de la vérité, la commission regrette par ailleurs « les réticences et des refus déguisés à ses demandes de renseignements, documents, balles extraites et radiographies ». Quoi qu’il en soit, son analyse du soulèvement kabyle est sans détour : « Les causes profondes sont sociales, économiques, politiques, identitaires et dues aux abus de toutes sortes ».

Samy Mouhoubi

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« Citoyens, total décédés : 50 »

Le rapport de la commission Issad commence par le « bilan des dégâts humains », qu’il détaille pour chacune des wilayas. Dans la catégorie « citoyens, total décédés », le rapport indique le chiffre de 50, soit 50 morts par balle (31à Tizi Ouzou, 16 à Béjaïa, 1 à Sétif et 2 à Bouira). Un seul gendarme a été tué, par « électrocution », indique le texte. Côté manifestants, le nombre de blessés par balle s’établit à 218 et à 900 pour l’ensemble des blessés. Côté forces de l’ordre, la commission a dénombré 416 policiers blessés et 181 gendarmes. Ces chiffres concernent la période du 22 au 28 avril.

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Un climat où les témoins ont peur de parler

La commission nationale d’enquête sur les événements de Kabylie reprendra ses investigations le 25 août, a annoncé son président, le professeur de droit Mohand Issad, dans une interview publiée lundi 30 juillet par le quotidien Le Matin. « Toutes les personnes qui ont travaillé jusqu’à aujourd’hui sont des bénévoles venus de toutes les régions du pays. Leur mission a été très fatigante », indique-t-il. « Je vous dis sincèrement que je ne pouvais pas non plus continuer à travailler dans un climat où les personnes ont peur de parler. (…) Il y a des responsables et des fonctionnaires à entendre dans cette affaire. Nous n’avons pas eu le temps de les contacter durant cette période, mais nous allons le faire cette fois-ci. Nous devons voir ces personnes. Ce sont les témoins que nous avions portés sur nos listes qui n’étaient pas prêts psychologiquement à témoigner. J’espère qu’ils vont finir par le faire, et que d’ici à la fin du mois la démence, cette crise qui s’est emparée du pays, va se calmer pour que nous puissions enfin mener notre travail sereinement. »