La guerre des clans par Kabyles interposés
Après la manipulation des islamistes et du terrorisme
La guerre des clans par Kabyles interposés
Par Ahmed Merah*, Liberté, 12 février 2002
Pour comprendre le présent, il faut remonter dans le temps. Le Président Chadli, et dès son accession, a utilisé la carte islamiste pour démanteler l’ordre établi par son prédécesseur. Pour le contrer, la Sécurité militaire a manipulé le « groupe Bouiali » et l’a contraint à l’action armée. En 1988, pour entamer ses réformes, Chadli appelle la population à manifester et le clan conservateur transforme la contestation en événements tragiques, par le biais des tireurs à bord de véhicules banalisés et autres incendiaires.
Pour démanteler le FLN, Chadli légalise le FIS et, pour remettre en cause le processus démocratique, la Sécurité militaire de Betchine réagit en contribuant, dès 1989, à la création des premiers groupes armés.
Pour démettre le président de ses fonctions en 1992, les responsables militaires, après une longue période d’attitude « légaliste » trop passive, se sont empressés d’annoncer, par la voix du ministre de l’Intérieur de l’époque, le jour même des élections annoncées comme propres et honnêtes, le résultat explosif prévisible justifiant les mesures prévisionnelles tant attendues.
À la recherche d’une légitimité précieuse et rare, le HCE, lui-même improvisé, improvise et ramène Boudiaf pour pouvoir promulguer le décret relatif à l’état d’urgence et dissoudre le FIS. Ces deux tâches accomplies, un ordre de mission individuel est délivré à Boumarafi pour notifier à Boudiaf sa fin de mission.
Alors que l’éradication du terrorisme était, dès 1992, à la portée des services de sécurité spécialisés dont je faisais partie, des erreurs stratégiques ont permis au contraire son développement, à commencer par l’instauration de l’état d’urgence qui a placé la « charrue avant les bufs ». Hormis les camps de détention du Sud, qui servaient plutôt à la formation de terroristes pour les revenants d’Afghanistan, tout semble avoir été fait pour pousser de jeunes Algériens au maquis et programmer le cercle infernal.
La Commission Issad , se limitant à ses prérogatives, relève l’ambiguïté des textes et l’enchevêtrement des compétences issues des textes relatifs à l’état d’urgence. Elle ne demande pas la levée de celui-ci, mais constate qu’il s’est transformé en état de siège par l’arrêté non publié du 25 juillet 1993. On peut y trouver la raison de la perpétuation du terrorisme et des dépassements en Kabylie. En chapeautant toutes les compétences, il a constitué un véritable blocage dans la lutte antiterroriste… en apportant un marteau-pilon pour combattre une mouche. Alors que les terroristes misent sur l’agilité en se déplaçant par petits groupes, on leur oppose les lourds dispositifs de guerre conventionnelle…
Attention, j’arrive ! Tous les réseaux de renseignements que j’avais mis en place dès 1991 étaient devenus inutiles car, dès qu’ils sont repérés, les terroristes avaient toute latitude pour déguerpir à l’approche de la lourde artillerie. Et gare aux contestataires, discipline militaire oblige ! De toutes les manières, après toute une décennie de tragédie sans venir à bout de va-nu-pieds, parler d’incompétence devient un pléonasme.
Par contre, cette situation a favorisé l’ancrage de la mafia politico-financière à tous les niveaux du pouvoir et sa mainmise sur les richesses du pays. Pour légitimer ce nouveau régime, des élections présidentielles eurent lieu en 1995, avec la participation de quelques lièvres aux côtés de Zeroual. Puis, en 1997, ce fut l’envahissement du Parlement, du gouvernement et des assemblées locales par un parti conçu « in-vitro », imposé par une fraude scandaleuse sur laquelle la commission chargée d’enquêter n’a toujours pas donné ses conclusions… cinq ans après et malgré l’annonce d’autres échéances.
Ce qu’il faut relever avec force, c’est l’aspect morbide qui a caractérisé ces élections. Malgré les massacres de Raïs le 29 août 1997, Bentalha le 22 septembre et Beni-Messous le 13 octobre, les législatives furent suivies, sans état d’âme, par les élections communales le 23 octobre 1997, dans un climat de terreur sans précédent. À cette période, même les populations de la capitale passaient leurs nuits sur les terrasses, munies d’armes de fortune et sursautant au moindre bruit. Ce traumatisme a instinctivement poussé les citoyens terrorisés dans les bras du pouvoir et de son parti favori. Ce fut le
« vote sécuritaire » !
À présent, à l’approche des échéances électorales, nous voilà replongés dans un climat similaire, avec recrudescence d’attentats. Même les événements de la Kabylie, qui avaient été provoqués et entretenus pour déstabiliser le Chef de l’État et récupérer le Commandement de la gendarmerie nationale, continuent de faire l’objet de manipulations dans le sens d’un pourrissement, à même d’occulter la prochaine fraude annoncée, qui consacrera un simple échange de positions entre le premier et le second partis de la coalition. Seules l’incurie, l’insécurité et autres procès intentés aux symboles de la presse indépendante pourraient sauvegarder le parti éprouvette qui laisse le peuple indifférent.
Sinon, et à titre d’exemple, comment peut-on avoir l’outrecuidance, dans une situation de non-État où des citoyens se permettent de séquestrer pendant neuf mois les gendarmes dans leur brigade, de maintenir en détention, au risque de faire avorter toute négociation, des manifestants pour « trouble à l’ordre public »? À moins que depuis que les ordonnateurs des assassinats par balles sont identifiés,
d’autres moyens provocateurs plus légaux aient été retenus .
Malheureusement, la Kabylie se retrouve face à son destin. Pour le partage du pouvoir, un simulacre d’élections aura lieu grâce à la mise en place en cours des dispositifs de rétablissement de l’ordre, et ce, quitte à provoquer le véritable désordre. Mais de par l’ampleur du boycott qui l’exclut du processus électoral national, cette région se retrouvera, de facto, en plein dans l’autonomie totale.
Malgré elle, la Kabylie meurtrie sert d’enjeu aux luttes de clans, en attendant l’embrasement d’autres régions. De toutes les manières, l’Algérie a toujours été gérée par les véritables détenteurs du pouvoir tel un échiquier dans lequel il leur suffit de déplacer le roi, les chevaux, les fous et les pions pour maintenir l’équilibre indispensable à la survie du système rentier. Quant au peuple, en l’assimilant au rôle du cendrier, Dilem a parfaitement symbolisé le mépris que lui manifestent ses tuteurs. En définitive, le problème du pouvoir n’est ni les islamistes ni le terrorisme, mais quiconque menace ses intérêts.
C’est pourquoi le fameux référendum, brandi par le Chef de l’État pour la reconnaissance de la langue amazighe, devrait permettre au peuple de se prononcer, plutôt, pour son autodétermination. Car depuis la confiscation par l’armée des frontières, des résultats du référendum de 1962, il n’exerce toujours pas la souveraineté pour laquelle se sont sacrifiés plus d’un million de ses enfants.
Comme au temps de la colonisation, on décide toujours pour lui et sa tragédie ne connaîtra son
épilogue que le jour où il pourra légitimement choisir ses dirigeants. Après 132 ans de colonialisme français et quarante ans de régime colonial algérien… BARAKAT !
(*) Ahmed Merah, écrivain et assistant technique de la Commission Issad