L’eau qui provoque l’explosion

La colère continue de s’exprimer dans la rue

Le 4 juin dernier, la localité d’Abadla, wilaya de Béchar, était secouée par des émeutes

Les insurgés avaient alors dénoncé la pénurie chronique d’eau et la gestion désastreuse de leur commune. Constitués en comités, les habitants ont adressé une plate-forme de revendications au Président de la République.

L’eau qui provoque l’explosion

Reportage de Samir Benmalek, le Matin, 18 juin 2002

L’eau ne coule pas dans les maisons d’Abadla. Un tel constat, dans une Algérie des barrages vides, n’étonne plus. L’appartenance de notre pays à l’étage bioclimatique semi-aride, comme le rappelait récemment le Premier ministre, aurait pu désigner le mal tant de fois évoqué et contre lequel aucune prescription n’est opérante. Mais manque de pot pour ceux-là qui ont l’accusation facile à dégainer, Abadla dispose de Djorf Ettorba, barrage de 360 millions de mètres cubes d’eau. Ce village, situé à 80 km au sud de Béchar, chef-lieu de wilaya, connaît une soif permanente depuis l’indépendance. Les jeunes habitants d’Abadla ont brûlé le 4 juin 2002 tout ce qui est à leurs yeux responsable de leur soif : daïra, résidence du chef de daïra, mairie, Office de la promotion et de gestion immobilière (OPGI), centre des impôts, recettes principales Alors que la fumée noire montait au ciel et que 15 jeunes émeutiers étaient arrêtés, le barrage de Djorf Ettorba contenait près de 200 millions de mètres cubes d’eau ! Par quel tour de magie l’on pourrait alors expliquer aux habitants de ce village, même situé au cur du désert, qu’ils ne peuvent accéder au liquide vital qu’une heure seulement, à raison d’une fois toutes les deux semaines ! L’équation est à une inconnue. Il y a de l’eau, mais les robinets sont toujours à sec. Cette inconnue, dénoncée de tous les responsables locaux, n’est cependant assumée par personne : la mauvaise gestion.

Le rêve abandonné
Le barrage de Djorf Ettorba, dont les travaux de construction ont été terminés en 1969, était conçu pour l’irrigation du périmètre de mise en valeur de la plaine d’Abadla, située au sud-ouest du pays, à plus de 1 000 km d’Alger. La disponibilité en plein désert de 360 millions de mètres cubes d’eau au Hamada du Guir, territoire de transhumance des Doui M’niâa, nomades agro-pasteurs, permettait tous les rêves. Mais à présent, lorsque l’on a fini de parcourir les 54 000 hectares, le constat d’échec s’impose de lui-même. Le périmètre irrigué ne verra jamais le jour. L’eau du barrage fut alors détournée de sa vocation première pour alimenter en eau potable les villes de Béchar, Kanadsa et les 20 000 habitants d’Abadla. Le rêve a changé de camp et cédé la place aux pneus brûlés. En ce début de l’été 2002, ce qui a failli être un village socialiste verdoyant offre un décor affligeant fait de façades brûlées et d’édifices saccagés. A la daïra, il ne reste ni mobilier ni dossier administratif. Tout a brûlé. La même désolation est partagée par la mairie où même les murs n’ont pu échapper aux flammes. L’eau ne va ni dans les champs de blé ni ne coule dans les robinets. Pour Benaberrahmane Abdel Malek, maire d’Abadla, le problème est ailleurs que dans la pénurie « Ce n’est pas un problème d’eau. La mafia politico-financière a utilisé ce problème afin de freiner le progrès de notre commune. » Une formule passe-partout qui a l’avantage de ne désigner personne. De son côté, dans ce qui lui reste de bureau, le chef de daïra s’est refusé à tout commentaire.

Une heure d’eau toutes les deux semaines
En 1999, et devant la persistance de l’absence de l’eau dans les foyers, une requête adressée au ministère de l’Intérieur souhaitait voir Abadla classée « zone sinistrée ». Selon M. Bouanini, président de l’Assemblée populaire de wilaya (P/APW) : « L’objectif de cette démarche était de faire bénéficier la région du Fonds national des catastrophes naturelles. Mais pour des raisons que j’ignore, cette demande a été rejetée. Nous avons alors introduit un recours auprès de la Cour suprême. Les élus n’ont pas été écoutés. » Ce même élu de la wilaya de Béchar reconnaît que seule la gestion de la distribution de l’eau est la cause de la pénurie. Les maisons d’Abadla, village écrasé par le soleil et l’ennui, offrent un spectacle à lui seul témoin de la sécheresse. Ici, les maisons sont toutes construites selon une même architecture. Qu’elle soit posée sur la terrasse, dans la cour ou à l’extérieur, toutes les maisons sont pourvues d’une citerne. La tôle galvanisée est partout visible et a même valu un surnom au wali de Béchar « Ici, avant de meubler leur maison, les gens achètent d’abord une citerne, avant les matelas, la télé », témoigne un habitant. Dans sa maison, un enseignant confie : « J’ai de l’eau durant une heure toutes les deux semaines. Encore faut-il que ma pompe ne tombe pas en panne. Sinon je rate mon tour d’eau. Le château d’eau a été érigé alors que le village ne comptait que 500 foyers. A présent, il y en a plus de 1 200. » Afin de pallier ce déficit, 2 forages furent réalisés en 1986. Mais les 26 litres par seconde que fournissent ces ouvrages n’ont pu faire éviter les émeutes. Alors le wali, qui s’était rendu sur place après les événements, a approvisionné Abadla en citernes. L’enseignant de la langue arabe fait partie du comité ayant rédigé la plate-forme de revendications adressée au Président de la République. « L’année dernière, en 2001 donc, nous avions déjà saisi par lettre ouverte le Chef du gouvernement, le ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Hydraulique et le wali de Béchar. Nous avions alors insisté sur le risque d’explosion sociale. Aucune réponse ne nous été donnée, n’était celle du cabinet du Chef du gouvernement qui disait que contact avait été pris avec le wali. » Il aura donc fallu la pierre et le feu.

Une responsabilité jamais assumée
« Ce qui s’est passé à Abadla est un grave précédent. » Ces mots prononcés lors de la réunion de l’assemblée de l’APW de Béchar le 12 juin ont fait l’unanimité des présents. Reste à situer les responsabilités. « La responsabilité incombe à l’Administration, élus compris. Durant l’exercice 2000-2002, 1 000 milliards de centimes ont été dépensés. Et le problème de l’eau reste entièrement posé », a déclaré Maâmouri Ali, membre de l’APW. Le sénateur de Béchar, Abbad Larbi, préfère recourir à une désignation facile : « La responsabilité se situe au niveau de la daïra d’Abadla. » Et quand il lui est demandé ses actions futures pour normaliser la situation, sa réponse est déconcertante : « Nous allons accompagner la plate-forme de revendications ! » A entendre ce sénateur, l’on oublierait presque les deux Chambres parlementaires. Pour être écoutés des autorités, les citoyens doivent recourir à la rédaction d’une plate-forme ! Abbouni Abdelkrim, directeur des services de l’hydraulique, a, quant à lui, trouvé un bouc émissaire bien commode. Dans son bureau, il n’hésite pas à désigner l’Etablissement public de distribution des eaux ménagères industrielles et assainissement (Epedemia), entreprise de wilaya, responsable de la mauvaise gestion. En remplacement du directeur de l’Epedemia, M. Bahoussi s’en remet « au terrain agressif qui ronge les canalisations déjà vétustes, à l’endettement de l’entreprise, à la nature des canalisations en acier érodable, au prix élevé du traitement d’un litre d’eau ».
En attendant la réfection des conduites d’eau et le remplacement de l’acier par de la fonte plus résistante, dont les travaux ont été lancés, le citoyen continuera d’attendre son heure. Au désert aussi, il est loisible de se noyer dans un verre d’eau.
S. B