A. Djeddai: «Les ârchs servent les desseins du pouvoir»

Interview de Ahmed Djeddaï, Premier Secrétaire National du Front des Forces Socialistes, au quotidien algérien l’Expression.

«Les ârchs servent les desseins du pouvoir»

Salim Aggar, L’Expression, 10 janvier 2002

Depuis sa nomination au poste de premier secrétaire du FFS, Ahmed Djeddaï a donné un nouveau souffle au combat du plus vieux parti de l’opposition. Même s’il affirme qu’il n’a pas été placé pour mener le parti d’Aït Ahmed aux élections, il possède néanmoins les critères pour cette mission. Sur la réponse du général Lamari sur l’affaire Bouhadef, sur la participation du FFS aux prochaines législatives, sur l’accord d’association avec l’Union européenne et sur la politique des ârchs en Kabylie, le numéro deux du FFS nous a donné ses réponses.

L’Expression : Premièrement, M.Djeddaï, quelle lecture faites-vous de la réponse du chef de l’état-major, M.Lamari à votre lettre sur l’affaire Bouhadef?

M. Djeddaï : D’abord, je ne voudrais pas entrer en polémique stérile avec le chef de l’état-major. Ce n’est pas la première fois qu’il nous répond de cette manière. C’est la deuxième fois. La première fois c’était au sujet du mémorandum pour une sortie de crise en Algérie que nous avons adressé au mois de mai 2001, au chef de l’état-major, au général Mediène et au chef de l’Etat et la seule réponse que nous avons eue est celle du général major Lamari, pour dire que l’Armée nationale est républicaine et donc, ne s’occupait pas de problèmes politiques.
Une réponse pour le moins incompréhensible puisque tout le monde sait que les militaires détiennent la décision politique dans le pays. Donc, cette fois-ci encore, le chef de l’état-major a répondu, en disant que vous vous êtes trompés de destinataire et que l’armée n’est pas une institution policière. Ce qui nous étonne dans cette histoire, c’est que le pays est sous état d’urgence illégitime et illégal depuis dix ans et que, de ce fait, un décret a été signé à l’époque transférant les pouvoirs de police à l’armée. Donc, la chaîne de commandement fait qu’aujourd’hui le chef de l’état-major est concerné par cette affaire.

Où en est l’affaire Bouhadef? Le pouvoir a-t-il pris les mesures nécessaires pour endiguer ce problème d’insécurité et d’intimidation dont a fait l’objet le député du FFS?

Tout d’abord, la seule réponse reçue est d’ordre technique, dans le sens où on assure à Bouhadef une protection. Mais le problème qui est posé, n’est pas la sécurité d’une seule personne. C’est un problème de sécurité touchant tous les Algériens, à tous les niveaux. Du responsable politique au simple citoyen. Nous sommes dans un pays où l’insécurité règne et au lieu d’avoir des réponses politiques à ce genre de phénomène, on a eu droit au silence des autorités et à des mesures techniques.
L’Algérie a perdu depuis l’Indépendance, de valeureux hommes et femmes. C’est le cas de plusieurs hommes politiques qui ont été assassinés comme Krim Belkacem, Khider, Ali Mecili, Mahiou, Belkaïd… La lumière n’a jamais été faite.
Aujourd’hui encore, si on continue avec ce genre de pratique, c’est qu’on veut continuer à gérer la société par la terreur et par l’élimination.

Curieusement, l’affaire Bouhadef intervient quelques jours après l’affaire Saïd Sadi. Quel lien y a-t-il, à votre avis, entre ces deux affaires?

Je ne sais s’il y a des liens entre ces deux affaires, mais quand le FFS disait, dès le début, qu’il faut bannir ce genre de pratique et dénoncer les menaces, les assassinats et intimidations de ses militants, nous avons été pris à partie par des personnalités politiques et des partis.
Parmi eux, il y avait un parti et une personne qui se retrouvent, vrai ou faux, dans une situation où ils dénoncent ce genre de méthode. Tant mieux, s’ils arrivent encore à dénoncer…

L’absence d’initiative politique des partis en Kabylie a laissé le terrain à un mouvement de citoyens, les ârchs, pour se constituer en une force politique indéniable et pousser le pouvoir à en faire son interlocuteur dans la région. Qu’en pensez-vous?

Ecoutez, vous me parlez d’une appellation que nous récusons totalement. Ce concept de ârch qu’on a greffé à un mouvement citoyen et qui entre dans la grille des manipulations du pouvoir justement pour ghettoïser et isoler la région du reste du pays. Nous n’avons pas laissé la place vide, nous avons dit, nous, dans notre parti, que le plus important c’est qu’il y ait dans le pays plusieurs points de résistance qui manifestent leur mécontentement pacifiquement et qui revendiquent leur droit dans la dignité.
Pour nous, toute émergence du mouvement citoyen là où il est, reposant sur des revendications de sens démocratique est la bienvenue et nous sommes partie prenante avec eux.
Nous sommes pour l’émergence de ces mouvements de résistance pacifique et nous ferons en sorte que cette protestation nationale devienne un fait et nous sommes persuadés au parti du FFS, que ce n’est que par cette voie de contestation démocratique et populaire qu’on pourra imposer le changement. En face, nous avons un régime qui est politiquement affaibli, même si il a la force de la répression et, à ce titre, nous avons plusieurs exemples dans le passé où on a vu dans les pays de l’Est, des manifestations pacifiques élargies contre un régime dictatorial et aidées en cela si possible par la communauté internationale. Seul ce genre de voie oblige un changement de régime. Cela s’est vu également en Amérique latine récemment en Argentine. Donc, nous ne sommes pas les premiers. Et notre pays a toute les raisons de croire en la possibilité de formation d’une dissidence nationale forte, autonome et qui revendique pacifiquement ses droits.
Nous sommes persuadés que si on continue à travailler tous ensemble, dans une voie synergique pour un changement démocratique et radical, nous pouvons le faire. Si on continue à agir d’une manière pacifique synergique et constructive, ce pouvoir est tellement faible qu’il tombera comme un fruit pourri.

Dans les ârchs, il y a deux tendances, «les dialoguistes» qui essayent de tirer profit de leur rapprochement avec le pouvoir et la tendance dure qui elle, prône la violence et l’autonomie. Où se situe le FFS dans cette nouvelle carte kabyle?

Ecoutez, je nuance un peu vos propos, en disant qu’il y a d’un côté les dialoguistes et de l’autre les radicaux. Dans ce mouvement citoyen, il n’y a qu’une seule tendance lourde, c’est celle qui veut le changement et qui revendique ses droits.
Maintenant, il y a une structure anachronique qui est venue se greffer au mouvement citoyen. Et ceci il faut s’en débarrasser. Cette structure ne répond pas aux exigences de ce mouvement citoyen et à l’espoir porté par celui-ci.
Maintenant, il y a des individus qui pour certains, ont été fabriqués dans les laboratoires de la police politique devenus «des dialoguistes taiwan» qui ne représentent absolument rien du tout, ni les citoyens ni la Kabylie et que le pouvoir met en exergue pour essayer de rendre visible quelque chose qui n’existe même pas, et d’autres individus qui usent d’un discours populiste démagogique et violent et qui continuent à essayer de coller à ce mouvement en le poussant vers la radicalisation violente.
Ils font de la culture de l’émeute une pratique politique. Pourquoi? Parce qu’ils ont un besoin de se légitimer vis-à-vis de la population. Donc, ils vont de plus en plus vers la radicalisation. Ces deux groupes de personnes sont des alliés objectifs du pouvoir, pour ne pas dire autre chose, parce qu’ils travaillent les desseins du pouvoir. Ce dernier a deux fers au feu. Le premier c’est celui de pacifier la région pour aller aux élections où la fraude est déjà annoncée, en usant d’uns stratagème de dialogue. Mais, en fait, il dialogue avec lui-même et on voit le résultat aujourd’hui.
Les autres aussi, les radicalistes populistes sont des alliés objectifs du pouvoir, car ils poussent la situation vers l’enlisement, vers le pourrissement pour offrir le prétexte au pouvoir de mener une répression à grande échelle.
Mais aujourd’hui, ces personnes sont bien identifiées, elles ne représentent plus rien, même si médiatiquement elles sont portées et nous travaillerons avec d’autres personnes pour essayer de les isoler de ce mouvement citoyen.
D’un autre côté, nous avons un mouvement qui appelle à l’autonomie de la région. Et là, on se pose la question: pourquoi appelle-t-on à l’autonomie maintenant? Dans un climat de violence. Qu’est ce qu’on veut faire? Ceux-là aussi travaillent pour les desseins du pouvoir.
Une autonomie qui n’est pas souhaitée par la Kabylie ni par d’autres régions du pays. C’est une revendication qui n’est pas portée par la population. Appeler à l’autonomie maintenant c’est essayer encore une fois, d’isoler la Kabylie du reste du pays et imposer un faux débat: Kabyle contre arabophone et cela ne peut être que nuisible à l’unité nationale.
Le pouvoir et ses alliés sont en train aujourd’hui d’attenter à l’unité nationale.
Aujourd’hui, il y a les signes et les ingrédients d’une atteinte à la cohésion nationale.
On veut disloquer le pays. Et cela je crois que ceux qui travaillent dans ce sens, porteront une lourde responsabilité devant l’histoire.

Pensez-vous que cette instabilité politique et ce climat d’insécurité soient le meilleur moment pour aller à une élection législative?

C’est déjà, une situation exceptionnelle que les Algériens vivent et pas seulement en Kabylie. Regardez le drame qui a touché Bab El-Oued et ses environs, les protestations à l’Est et à l’Ouest.
Ce qui nous étonne c’est que des personnes se mettent déjà dans la tête, au gouvernement et dans certains partis, qu’il faut déjà aller aux élections. J’ai toujours dit que c’était indécent de parler des élections. Il n’y a aucune condition pour y aller.

De quelle condition voulez-vous parler?

Pour aller à des élections, il faut qu’il y ait un climat de confiance et de détente et que soit rétablie la confiance entre les citoyens et le pouvoir, entre les partis politiques et le pouvoir. Or, il n’y a rien de tout cela, on fait semblant d’ignorer qu’une guerre est menée contre les civils, qu’il n’y a pas de misère dans le pays. On ne répond pas aux revendications légitimes des populations, notamment sur le plan des droits, des libertés et du respect des droits de l’Homme et puis on va vers les élections dans un climat délétère. C’est vrai que chez nous, le terme d’élection n’a pas la même valeur que dans les pays démocratiques. Parce que chez nous, ce n’est pas la population qui élit, c’est l’armée qui élit les représentants du peuple.

On parle actuellement d’une éventuelle révision constitutionnelle à l’APN ainsi que l’élaboration d’une nouvelle loi électorale et l’introduction de tamazight comme langue nationale, qu’en pensez-vous?

On en pense rien du tout, nous ne sommes pas concernés par toute révision constitutionnelle quelle qu’elle soit.
Une révision constitutionnelle ne peut être bénéfique pour le pays. On veut nous emmener à une vente concomitante de tamazight langue nationale, mais en parallèle, on renforce le césarisme présidentiel qui existe déjà et par-là même restreindre les libertés.
Une révision constitutionnelle est destinée seulement à renforcer et à mettre en place des instruments juridiques pour mieux étouffer les espaces démocratiques qui existent déjà.

Vous dites que c’est indécent de parler aujourd’hui d’élections. Est-ce que cela voudrait dire que vous êtes pour le report des élections?

Avant d’aller aux élections, qu’avons nous fait du rapport sur la fraude électorale en 1997. Qu’on le rende public, que ceux qui ont été accusés dans ce rapport de fraudeurs répondent de leurs actes.
Malheureusement, le Chef du gouvernement, qui a organisé ce scrutin non seulement n’a pas été interpellé, sur la fraude, mais a été placé comme ministre de la Justice. Je crois qu’on vit dans un pays de fous où irresponsabilité et impunité sont érigées en règle.
On nous présente déjà les résultats sous forme de bipolarisation fictive RND-FLN. Comme si ces deux partis étaient différents l’un de l’autre. Ce sont des partis du pouvoir.
La fraude est déjà présente et commence par les listes électorales. Selon les chiffres de l’ONS (recensement de 1999), la population algérienne est de 30 millions d’habitants, dont 52% d’Algériens ont moins de 18 ans. Donc, il y a 48% des Algériens qui sont, en principe, de potentiels électeurs. Si tout le monde était inscrit, on aurait logiquement 14 millions d’électeurs. Or, on nous parle de 17 millions d’électeurs, c’est-à-dire qu’il y a au minimum trois millions d’électeurs en plus.

Mais cela ne vous a pas empêchés d’aller aux élections en 1997…

En 1997, il y avait une réalité politique qui aujourd’hui, est autre. On avait un dilemme, alors que toutes les conditions de boycott était là. Ne pas aller aux élections, c’était courir le risque de disparaître. Parce que ne pas être présent, c’est la marginalisation et l’exclusion et, d’un autre côté participer c’est cautionner un scrutin qui n’est pas démocratique. Nous avons fait le choix de participer à l’époque en disant que, pour nous, c’est une participation tactique dans le sens où, on utiliserait l’Assemblée comme tribune pour faire avancer nos idées de paix et de dialogue.
Aujourd’hui, c’est une nouvelle réalité politique et dans le parti, nous n’avons pas encore débattu de notre position d’aller ou de ne pas aller aux élections.

On conclut avec le volet économique. Malgré votre appartenance à l’Internationale socialiste, vous avez sévèrement critiqué l’accord d’association entre l’Union européenne et l’Algérie. Pourquoi?

L’Internationale socialiste et l’accord avec l’Union européenne sont deux choses complètement différentes. Ce n’est pas qu’on soit contre cet accord d’association, mais sur la manière avec laquelle il a été réalisé sur le contenu que nous ne connaissons pas. Nous avons d’un côté les pays européens qui sont démocratiques et les gouvernements qui sont légitimes et d’un autre côté, nous avons un gouvernement, le nôtre, qui n’est pas issu réellement d’une élection propre et honnête. Il ne peut pas se draper d’une légitimité démocratique et en principe, il ne doit pas engager le pays et tout le peuple algérien et les générations à venir dans un accord d’association sans qu’il y ait un débat national. Un débat national avec les partis politiques, avec les opérateurs économiques, avec les syndicats et avec tous les acteurs que compte la société civile. Ils ont même ignoré leur façade démocratique : l’Assemblée et le Sénat.
C’est cette manière de faire, que nous rejetons. Les Algériens n’ont pas été associés à cet accord. Ils se sont engagés sur des points qui est, par exemple celui relatif à l’Etat de droit, la bonne gouvernance et au respect des droits de l’Homme.
Mais que vaut leur engagement quand on sait que des dizaines de traités et de conventions ont été signés sur les droits de l’Homme et qu’ils sont restés lettre morte.
Il faut signaler aussi que la politique européenne en Algérie est otage des technocrates donc qui n’ont pas de vision politique sur la situation en Algérie, se basant sur le caractère économique de l’accord.
Et, de ce fait, nous accusons ces technocrates européens de vouloir fermer la porte à une solution politique en Algérie.