Bouteflika: «Je ne sais pas avec qui dialoguer»

«Je ne sais pas avec qui dialoguer»

Petites phrases et allusions ont caractérisé le meeting du président Bouteflika à Adrar

 

Par Larbi Graïne, La Tribune, 23 juin 2001

C’est un meeting assez singulier qu’a tenu le président de la République jeudi dernier à Adrar, dans le sud oranais. Les citoyens de cette ville ont été autorisés, sur proposition des autorités locales, à prendre la parole. C’est donc pas moins de onze citoyens, dont deux femmes, qui ont pu défiler devant le micro avant même que le chef de l’Etat ne prononce son discours. Certes, ce meeting ressemble par certains traits aux nombreux rassemblements populaires que le Président a déjà eu à présider lors de la campagne référendaire sur la concorde civile mais si, par le passé, le chef de l’Etat avait parfois en face de lui des orateurs pugnaces et dénonciateurs de la hogra, de la corruption et du népotisme et dont il avait souvent du mal à contenir l’agressivité, cette fois-ci, ce sont des citoyens «modèles» qui se sont présentés devant lui.

«Complot étranger»

Ces derniers ont tous serré, vers la fin, la main du Président, qui paraissait très détendu. Il faut dire que les paroles prononcées par les différents intervenants n’ont fait que préparer le discours du Président. De nouveaux liens communs sont apparus dans le discours tel que ce concept de la condamnation du vandalisme et du pillage, lesquels sont le prolongement du terrorisme. Evénement de Kabylie oblige. Aussi, ce membre du syndicat de l’UGTA locale donne-t-il le ton. Ce dernier, après avoir rappelé l’origine kabyle de Aïssat Idir, fondateur du premier syndicat du pays, dénonce «ceux qui cassent et pillent» les biens de l’Etat. Sur sa lancée, il compare les pilleurs aux terroristes. La même réaction a été observée quand un jeune, qui s’est dit être le représentant de trois millions de chômeurs, a exprimé son regret du pillage et autres actes de vandalisme. Les autres intervenants abonderont tous dans le même sens. «Le complot ourdi par l’étranger» revient dans la bouche de tout le monde comme un leitmotiv. Ce complot est énergiquement dénoncé ainsi que la «féroce campagne médiatique orchestrée par l’Occident contre l’Algérie». En outre, «le parti de la France» et «les défenseurs de la francophonie, ennemis du peuple» sont aussi désignés comme étant la source de nos malheurs. Aucun des citoyens ayant pris la parole n’émet la moindre critique à l’encontre des autorités, qu’elles soient locales ou nationales, comme l’on pouvait s’y attendre en pareilles circonstances. Au contraire, l’assistance a eu à témoigner de véritables déclarations dithyrambiques, voire poétiques, sur l’efficacité du mandat de Bouteflika. «Ce que vous avez fait en deux ans, personne d’autre n’a pu le réaliser depuis vingt ans», s’écriera l’un des intervenants à l’adresse du chef de l’Etat.Soudain, un vieillard se lève et se dirige vers le Président et lui demande de lui permettre de prendre la parole. Son nom n’a pas été porté sur la liste de ceux qui ont émis le désir de s’exprimer. Le vieillard multiplie les supplications, Bouteflika acquiesce. Le vieil homme, en guise de préambule, déclare : «On n’a pas nos droits». Est-ce la voix discordante qui fera entendre un autre son de cloche ? Il raconte son histoire : on aurait établi à son encontre un certificat médical alors qu’il est en possession de ses facultés mentales. Il accuse le médecin qui aurait subi des pressions. Puis l’homme s’embrouille et perd le fil de ses idées. Son intervention finit en queue de poisson. Le public semble se moquer de son histoire. Après, ce sera le tour d’une jeune fille de prendre la parole.D’emblée, elle souhaite la «bienvenue au guide de la marche de la concorde et du développement». Comme ses concitoyens qui l’ont devancée au micro, elle fait part de sa satisfaction et de son bonheur : «La femme n’a pas besoin de quoi que ce soit, vous lui avez déjà donné beaucoup», s’est-elle exclamée à l’adresse de Bouteflika. Le public applaudit à tout rompre.Après le défilé des intervenants, c’est au tour du Président de prononcer son discours. Sa texture se veut visiblement une réponse aux préoccupations soulevées par les uns et les autres. D’emblée, le Président déclare : «Vous avez donné une image réelle de l’Algérie profonde.» Il estime que l’Algérie profonde n’est pas la capitale, où, selon lui, «les problèmes se sont accumulés. D’un pillage à un autre, d’une destruction à une autre, on est ainsi passé d’un terrorisme à un autre», déclare le chef de l’Etat.

«Je refuse de dialoguer sous le feu»

L’insistance sur le caractère terroriste du vandalisme est-elle de nature à préparer l’opinion publique à une répression féroce de la contestation populaire ? Peut-être. Toujours est-il que, concernant les tragiques événements de Kabylie, le Président déclare vouloir fermement y mettre un terme. «Je ne veux pas qu’une goutte de sang de plus soit versée», a-t-il martelé.Bouteflika affirme comprendre la colère des jeunes qui se sont insurgés contre la corruption, le déni de justice et contre tous les maux sociaux.Selon lui, «la solution n’est pas dans l’absence de dialogue». Bouteflika soutient que le «dialogue ne peut aboutir sans que les masques tombent.» Fait-il allusion à la guerre secrète des clans dont parlent observateurs nationaux et étrangers? Le chef de l’Etat le suggère à demi-mot, usant d’une formule qui rappelle le fameux «qui tue qui ?» «Qui dialogue avec qui ?», s’est-il demandé mais l’interrogation peut servir aussi à disqualifier les acteurs politiques qui prétendent représenter la région incriminée. Bouteflika «refuse de dialoguer sous le feu et sous la pression» et renouvelle son appel à «tous les frères concernés, et qui se sentent comme partie prenante de la collectivité nationale, à venir s’asseoir autour d’une même table». Au passage, le Président fait, une nouvelle fois, allusion à Aït Ahmed. «Je connais, dit-il, l’un de mes frères qui m’ont devancé sur le terrain de la lutte anti-coloniale mais tout militant ayant milité toute sa vie et qui renie ses principes au crépuscule de son existence sera condamné par l’histoire». Au demeurant, le chef de l’Etat insiste sur «le dialogue dont il convient, a-t-il estimé, de définir les termes en présence de toutes les parties.» Pour lui, «il faudrait discuter ensemble pour pouvoir dégager ce qui pourrait être sujet au changement et ce qui ne pourrait pas l’être dans la Constitution» mais cette déclaration n’est pas suivie des conclusions attendues puisque Bouteflika révèle son intention de réviser la Constitution pour consacrer tamazight non pas en tant que langue nationale mais en tant que langue régionale. «Si je demande, par voie référendaire, au peuple de donner son avis sur la question [du caractère national de tamazight, NDLR], il dira non», assène Bouteflika. Et d’ajouter : «J’ai donc décidé de faire une révision qui tiendra compte de la diversité des parlers berbères.» Pour le même orateur, il y a le chaoui, le kabyle, le mozabite, le targui et le zénète. Et la liste est ouverte. Ainsi, les autorités auront-elles dévoilé la stratégie d’émiettement linguistique qu’elles comptent mettre en œuvre à travers la Constitution. Cette stratégie semble être le résultat d’un compromis entre les partis de la coalition et le Président. Ce dernier, on se le rappelle, avait convié au dialogue, en premier, ses principaux soutiens. Ainsi, tout se passe comme si, quelque part, il y aurait eu volonté délibérée de ne jamais instaurer le dialogue si savamment chanté.

L. G.

 

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