Graves dérapages à Tizi Ouzou et organisation de l’autodéfense

Graves dérapages à Tizi Ouzou

El Watan, 23 juin 2001

Les événements se précipitent à Tizi Ouzou et risquent d’atteindre un seuil de non-retour. Mis à part le chef-lieu qui a vécu un week-end calme après six jours d’émeutes, ailleurs, dans les villes de l’intérieur de la wilaya, les informations qui parviennent sont inquiétantes.

La ville de Draâ El Mizan a vécu l’horreur avant-hier : deux citoyens (dont un adolescent de quatorze ans) ont été tués et vingt autres blessés lorsque les gendarmes de la ville ont tiré sur la foule, selon une source locale. Le bilan risque de s’aggraver car de nombreux blessés sont dans un état grave, selon une source médicale. Non loin de là, à Boghni, quatre autres personnes ont été également blessées par balles. Les émeutes ont pris un virage dangereux dans la plupart des villes de la wilaya durant le week-end dernier. En plus de Draâ El Mizan et Boghni, les affrontements entre citoyens et gendarmes se sont poursuivis à Makouda, Beni Douala, Maâtkas, Azazga, Azzeffoune, les Ouadhias, Draâ Ben Khedda, Tadmaït, Larbaâ Nath Irathen, Aïn El Hammam, Mekla, etc. Les brigades de gendarmerie ont été prises sous des tirs de pierres et de cocktails Molotov. On déplore de nombreux blessés, presque une centaine, selon un chiffre qu’il n’était pas possible de confirmer hier auprès des structures de santé. Le pic de la révolte a été atteint à Draâ El Mizan et Boghni où, selon des témoins, la brigade de gendarmerie a carrément été encerclée par des centaines de jeunes. C’est là que les armes ont été utilisées par les gendarmes pour tirer sur les citoyens. Le bilan enregistré vient alourdir encore celui des morts en Kabylie qui a dépassé, en avril et mai derniers, soixante morts. Ailleurs, dans le reste des daïras et communes, les citoyens se sont affrontés avec les gendarmes et ont causé de nombreux dégâts aux véhicules qui ramenaient des renforts. Même scénario à Draâ Ben Khedda et Tadmaït où les jeunes, survoltés, n’ont pas cessé d’attaquer le siège de la gendarmerie, causant là aussi des dégâts aux brigades. Cette reprise des affrontements était prévisible depuis le début de la semaine dernière. Une nouvelle donne a fait son apparition sur le terrain : les gendarmes ne se cantonnent plus dans leurs brigades. Bien appuyés par des renforts (des milliers d’hommes ont été dirigés vers la région depuis mai dernier), ils essayent de mettre en place une nouvelle stratégie de riposte : l’objectif à atteindre est de créer une zone de non-vie dans les alentours des brigades en les vidant de toute «présence» civile, y compris en ayant recours aux intimidations, menaces, violations de domiciles ou carrément aux destructions des biens s’y trouvant. Cette politique de «la terre brûlée» a déjà été mise en application à Tizi Rached (17 km à l’est de Tizi Ouzou) mardi dernier et continue à être appliquée dans de nombreuses autres villes. Ainsi, des témoignages font part de destruction et autres actes de vandalisme commis à Tizi Ouzou-ville, Tadmaït, Draâ Ben Khedda, Makouda, etc. Le même constat a été fait : dès la fin des émeutes, des groupes de gendarmes s’en prennent aux biens privés qu’ils trouvent sur leur chemin en les détruisant et, quelquefois, selon des témoignages précis de victimes de ces agissements, en emportant ce qui se trouve à l’intérieur. Cette stratégie du pourrissement, qui a vu le jour voici deux mois, est, selon de nombreux observateurs, porteuse de dangers. A Draâ El Mizan, après le carnage de jeudi dernier, les citoyens ont demandé des armes afin de se défendre. Ailleurs, une menace précise de combats par armes à feu se fait jour. A Draâ Ben Khedda, les affrontements entre les jeunes émeutiers et les gendarmes ont dépassé des fois le seuil du jet de pierres et de cocktails Molotov, mais ont atteint celui de combats au corps à corps, à coups de poignards et autres armes blanches. A Azazga, d’autres «techniques» d’attaques contre la brigade de gendarmerie ont été essayées : véhicule bourré d’essence lancé à toute vitesse, bulldozers, etc., tandis que les opérations-suicides ont de nouveau refait surface, après avoir été exécutées au début du mois de mai dernier à Tizi Rached (un bus et un camion-citerne) et à Tadmaït (un poids lourd). La réponse musclée du pouvoir, qui table sur la peur et l’inquiétude afin d’amener les citoyens à se retourner contre les émeutiers, a connu un début de réponse. La solidarité entre les uns et les autres est de plus en plus forte. Aux dépassements des gendarmes et, dans certaines localités où ils se trouvent, des CNS, les habitants de la région ont fait corps avec les jeunes qui affrontent depuis plus de soixante jours les forces de sécurité. Après avoir tenté une opération de charme envers les médias et la population où il était question de dialogue et autres moyens afin de soigner une image largement ternie par un bain de sang qu’elle a provoqué en Kabylie, la gendarmerie, en application des instructions reçues, joue le volet répression. Un coup de poker qui peut faire d’autres victimes car, face à l’acharnement des gendarmes à tout casser, il y a la détermination des jeunes à les faire partir coûte que coûte. Cette détermination est traduite dans l’une des banderoles accrochée à proximité d’une brigade de gendarmerie, au sud de Tizi Ouzou : «Vous pouvez nous tuer, nous sommes déjà morts !»

Par D. B.

 

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LE POUVOIR TABLE SUR LA PEUR ET LA LASSITUDE DES CITOYENS DE Kabylie / Les habitants organisent l’autodéfense

Couteaux, haches, barres de fer, cocktails Molotov, portes renforcées, balcons et fenêtres barricadés, surveillance nocturne par des groupes de vigiles.

C’est dans ce climat que vivent de nombreuses localités de la wilaya de Tizi Ouzou depuis que des «incursions» nocturnes de gendarmes contre les domiciles ont été constatées. A Tizi Ouzou, les quartiers se sont organisés dans leur majorité afin de parer à l’imprévu. Dès la tombée de la nuit, la surveillance est renforcée. Toute présence suspecte est vite remarquée. Des rondes sont organisées par des groupes de jeunes, chacun surveillant le périmètre de son quartier. D’autres groupes, circulant à bord de véhicules, transmettent les informations ou signalent toute présence anormale, surtout depuis que des agressions ont été commises, de nuit, contre des citoyens qui circulaient seuls et qui n’avaient aucun lien avec les émeutiers. Toute cette activité est liée à un double avertissement reçu, notamment par les riverains du groupement de gendarmerie de la ville : d’abord, des actes de vandalisme contre les magasins situés dans le périmètre du Bâtiment bleu, actes de vandalisme perpétrés en plein jour, en présence de dizaines de témoins, et que le commandement de la gendarmerie a réfuté «après enquête», puis les menaces verbales contre les habitants des alentours de cette gendarmerie, à travers un porte-voix : «Vous verrez samedi (aujourd’hui, ndlr) ce qu’on fera de vous, fils de de Gaulle». Ces menaces ont été prises au sérieux et les citoyens se sont constitués en comités d’autodéfense afin de défendre leurs quartiers respectifs. Trois quartiers sont particulièrement ciblés : le Bâtiment bleu, situé en face du groupement (une rue les sépare), les Genêts (haut lieu des émeutes depuis avril) et la cité des Fonctionnaires (située à proximité du siège de la wilaya). Dans d’autres villes, les mêmes actes et les mêmes menaces ont été proférées. Les violations de domiciles et le saccage des commerces et des véhicules a déjà commencé comme à Tizi Rached, Tadmaït, Makouda, Azazga. Des familles, inquiètes, ont d’ores et déjà déserté leurs domiciles (Tizi Rached), tandis que d’autres envisagent de le faire sous peu. A Azazga, l’attaque du quartier Tirsatine (situé à plus d’unkilomètre du siège de la brigade) par des gendarmes a poussé les citoyens à organiser leur propre défense. A Draâ Ben Khedda, les habitants du centre-ville sont sur le qui-vive. Même réaction à Boghni, Draâ El Mizan, Mekla, Aïn El Hammam, Larbaâ Nath Irathen, Azeffoun, Tigzirt, Makouda, Ouadhia, Irdjen, Boukhalfa, etc… La riposte est vite organisée : la coordination des quartiers et communes de Tizi Ouzou a mis sur pieds son propre réseau et les quartiers s’y sont investis totalement. Des citoyens, affolés, ont décidé de partir en se réfugiant chez la famille ou des amis habitant des lieux plus «cléments» tandis que d’autres ont, en entendant les menaces des gendarmes, pris des mesures collectives : renforcement des entrées des immeubles, éclairage, tours de garde, etc… S’agit-il d’initiatives locales des gendarmes, de plus en plus sûrs de l’impunité car échappant à tout contrôle, afin de punir les citoyens ? Certains penchent pour cette hypothèse car, comme l’a remarqué un avocat, «aucune personne arrêtée jusqu’à présent n’a été présentée au parquet mais lynchée dans les locaux de la gendarmerie». Entre initiative et instruction dont il ne subsiste aucune trace sur le terrain, le fossé n’est pas très large. La répression par tous les moyens est le credo de ceux qui avaient annoncé triomphalement que 80 % des gendarmes de la wilaya ont été mutés. Malgré cela, la liste des morts et des blessés s’allonge de jour en jour. L’inquiétude aussi.

Par D. Benabi

 

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