La nuit devant le Palais du gouvernement

 

La nuit devant le Palais du gouvernement

Samir Benmalek, Le Matin, 6 Février 2002

«Ce pays n’a plus de saveur, seuls ceux qui sont partis ont maintenant la paix ! » Plus qu’un slogan, ces mots lancés par des enseignants rassemblés 36 heures durant face au Palais du gouvernement parlent de l’injustice, la misère et la terreur. Ils racontent aussi le courage des femmes et des hommes qui luttent, un bout de craie entre les doigts, contre le terrorisme. Car le qualificatif « parti » désigne également la mort. Et la mort était quotidiennement présente sur le chemin de leurs écoles. Ils viennent du tréfond de l’Algérie, de hameaux dont le nom ne figure sur aucune carte d’état-major. Des villages entiers livrés à la seule loi du meurtre contre le savoir.

Le souvenir des onze enseignantes assassinées sur la route de l’école dans la wilaya de Sidi Bel Abbès est gravé à jamais dans la mémoire de ces enseignantes et enseignants, leurs confrères. « Notez mon nom, monsieur le journaliste, maintenant je n’ai plus peur de rien ! » La lassitude est visible sur tous les visages.

Un carton sous le bras, faisant office de lit, les mis au chômage s’agglutinent autour du journaliste, chacun tient à raconter la misère qui lui colle à la peau et l’injustice dont il a été victime. « Je m’appelle Saïd Tidjani, je suis enseignant contractuel à Bendaoud dans la wilaya de Sidi Bel Abbès. Chaque jour, je parcourais de dizaines de kilomètres, avant d’être licencié et pendant 1 heure et demie sur un sentier forestier pour me rendre à l’école où j’exerce. Certains jours, je n’espérais même pas retourner chez moi. » Un autre, originaire de Sidi Ziane de la wilaya de Médéa, une région encore sous l’emprise des terroristes, fait ce terrible témoignage : « J’enseignais, un kalachnikov sur mon bureau ! » De temps à autre, alors que la nuit s’annonçait longue, une ambulance se fraye un chemin parmi la foule pour transporter des femmes, surtout, gagnées par la fatigue. Les autres attendent la sortie de leurs collègues, rentrés au Palais du gouvernement.
Saïd Medjdoub, enseignant à Ouled Amer de la wilaya de Bouira, a vu les terroristes pénétrer dans sa classe, arracher le tableau noir et interdire l’enseignement du français. Avec un salaire de 7 000 DA, cet autre enseignant de Ramka de la wilaya de Relizane, haut lieu du crime terroriste islamiste, parcourt 50 km pour se rendre à son école. « Il m’arrive de me déplacer en tracteur. Sur le chemin, j’ai rencontré à plusieurs reprises des terroristes qui m’ont ordonné de cesser d’enseigner le français. Mais je ne leur ai jamais obéi, j’ai continué à l’apprendre à mes élèves. Jusqu’au jour où j’ai été licencié… » Tous ces contractuels de l’éducation nationale, à plusieurs fois en prise directe avec les terroristes, partagent le même sentiment. Alors que des régions entières étaient désertées et que personne ne voulait s’aventurer dans des écoles devenues dangereuses, eux accomplissaient leur tâche. Celle qui consiste à inculquer à nos enfants un peu de connaissances « et maintenant qu’un certain calme semble revenir, on ne veut plus de nous. C’est l’injustice à son plus haut niveau. Certains enseignants qui nous ont remplacés étaient nos propres élèves. Dans certains cas, les classes sont restées sans enseignants ! »
Le visage tanné, brûlé par le soleil de Chlef, le sens de la narration des gens de la campagne fait revivre, le temps d’une rencontre, la misère jusque-là tenue éloignée de la capitale. Bouazza Ali, 36 ans, marié et père de deux enfants, était enseignant dans la commune de Béni Bouaâtab. « Je travaillais à l’école Hadbi- Adelkader. Cette commune a été abandonnée par ses habitants en 1994.
L’école est loin du village. On ne pouvait descendre au village qu’escortés par un convoi de l’armée auquel on se mêlait. C’est-à-dire une fois tous les quinze jours. Pendant ce temps, je restais à l’école, sans eau, sans nourriture, n’était l’aide des militaires. J’avais constamment faim, j’étais sale. Par deux fois, le convoi, dans lequel je me trouvais, est tombé dans une embuscade. Il y a eu plusieurs morts. A la réouverture de l’école, j’ai été le premier à reprendre les cours. J’ai même été félicité par le wali auquel j’ai exposé ma situation de contractuel. Il m’avait alors promis un rapide règlement de mon cas. En 1996, j’étais déclaré inapte à l’enseignement »
Un témoignage qui se passe de commentaire.

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Si Abdellah Brahim, membre du Comité national des enseignants contractuels exclus

« Benbouzid n’a pas tenu ses engagements »

Président de la délégation de la wilaya de Batna et porte- parole de la commission chargée des négociations, Si Abdellah Brahim nous livre ses préoccupations qu’il dit être celles du millier de personnes qui ont répondu favorablement à l’appel du rassemblement et des centaines d’autres, que des problèmes financiers ont empêché de se déplacer à Alger.

Le Matin : C’est finalement le directeur de cabinet, et non le Chef du gouvernement, que vous venez de rencontrer. Pourquoi cette concession ?
Si Abdellah Brahim : Nous avons accepté de rencontrer le directeur de cabinet parce que le médiateur nous a fait savoir qu’on allait le voir non pour des négociations, mais pour prendre connaissance des décisions que le Premier ministre venait de prendre. Il nous a également informés que la réunion allait se dérouler en présence du secrétaire général, du directeur du personnel du ministère de l’Education nationale, des représentants de la Fonction publique et des Finances. Nous n’avions pas le droit de fermer une porte. Avant d’accepter, nous avons consulté les délégués de wilaya et, ensemble, nous avons décidé d’écouter le directeur de cabinet et de réagir en fonction des propositions qui nous sont faites.

Concrètement, qu’avez-vous eu et quelles garanties avez-vous ?
Aucune, sinon la bonne foi de ceux qui nous ont reçus. Le directeur de cabinet nous a promis qu’avant le 10 mars prochain, tous les problèmes que nous avons posés seront solutionnés et 1 101 enseignants seront régularisés dans le corps de l’enseignement.

Ne trouvez-vous pas normal que l’on ne reconduise pas le contrat de ceux parmi vous qui n’ont pas de diplômes ?
Je vous précise que nous sommes nombreux à avoir une licence, autre que celle de l’enseignement, nous avons également des ingénieurs. Tous ceux que vous voyez ici ont risqué leur vie en travaillant dans des écoles que des enseignants ont fuies et que des diplômés de l’enseignement ont refusé de rejoindre, en mai dernier, sous prétexte d’appliquer une recommandation de la commission Benzaghou. Le ministre, par une simple circulaire, met fin à la vie professionnelle de ceux et celles qui ont maintenu des écoles ouvertes dans des régions où il n’a jamais mis les pieds, et il ne mettra jamais les pieds sans escorte. C’est cette ingratitude qui nous a révoltés. Il aurait pu penser à un recyclage, à des formations ; un ministre responsable ne renvoie pas des contractuels pour les remplacer par d’autres.

Et pour ceux qui n’ont pas de diplômes
Nous n’avons jamais demandé leur réintégration dans l’enseignement, quoique nous soyons persuadés qu’avec une formation cela reste possible. Mais il était question d’intégrer les terminales, les bacheliers, plus un ou deux, en tant qu’adjoint de l’éducation.

Entretien réalisé par S. A.

 

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