La Kabylie s’installe progressivement dans l’anarchie

 

La Kabylie s’installe progressivement dans l’anarchie

TIZI OUZOU de notre envoyée spéciale, Florence Beaugé, Le Monde, 17 octobre 2001

Impôts impayés, factures de gaz et d’électricité non réglées, convocations au service militaire ignorées, la confusion grandit en Kabylie, où l’Etat a perdu toute autorité. Depuis avril et la mort d’un lycéen dans une caserne de gendarmerie, le mouvement de « dissidence citoyenne » ne paraît plus devoir cesser et la menace d’un nouveau soulèvement généralisé, avec extension au reste du pays, grandit. Dans le même temps, la coordination des arouchs, ces comités de village qui ont pris la tête de la contestation, semble perdre pied. Les Kabyles ne se satisfont pas des concessions du pouvoir sur la reconnaissance de la langue tamazight et sur l’indemnisation des victimes des émeutes, et persistent à penser qu’Alger joue la carte du pourrissement de la situation. Mais, à Tizi Ouzou, la volonté d’aboutir rapidement à une vraie décentralisation est partagée.

REPORTAGE
 » Je ne reconnais plus ma ville, c’est sale, insécurisant, on se sent tous très mal  »

L’atmosphère est lourde à Tizi Ouzou, surtout le long de l’artère principale, l’avenue Abane-Ramdane, envahie chaque matin par des milliers de marchands ambulants venus de tous les environs dans l’espoir de vendre leur camelote. Montres, savons, tee-shirts, chaussettes, lunettes, pantalons, cigarettes s’étalent sur les trottoirs au nez des commerçants patentés, debout sur le pas de leur porte, l’air démoralisé. L’anarchie s’est installée dans la ville et les quelques policiers présents ne tentent pas de remédier à cette situation, de peur de déclencher des réactions violentes. « On peut griller les feux rouges ou prendre les rues en sens interdit, personne ne nous dit plus rien ! » raconte un automobiliste mi-amusé, mi-fataliste, tandis qu’un jeune souligne avec rage que, de toute façon, « seuls, les hors-la-loi obtiennent quelque chose dans ce pays », qu’il « n’y a pas de justice » et que partout prévaut « la loi du plus fort ». « Je ne reconnais plus ma ville, c’est sale, insécurisant, on se sent tous très mal », se désole une jeune femme. Sur les murs sont inscrits des graffitis vengeurs, tels que « généraux terroristes », « trop de sang, pas de recul -pas question de reculer- » ou encore « Matoub victime du pouvoir ».

Tout près de là se dresse une grande bâtisse aux portes et volets clos, offrant un spectacle surréaliste. Il s’agit de la caserne de gendarmerie de Tizi Ouzou où vivent, reclus depuis des mois, un nombre indéterminé de gendarmes, humiliés, la rage au cœur. Chaque nuit, des convois viennent spécialement d’Alger pour les ravitailler. Il en va de même dans toute la Kabylie, à l’exception de deux communes où les gendarmes ont reçu la « permission » de sortir une demi-heure chaque jour. Partout ailleurs, ils se terrent, promis au massacre si d’aventure ils se montrent au grand jour. « Qu’ils apparaissent et on les lynche », grondent les habitants qui les accusent de tous les maux – corruption, abus de pouvoir notamment – et focalisent sur eux leur haine de l’Etat. Mais si les gendarmes partent, comme l’exige une partie de la population, qui va assurer l’ordre dans la région ? « Pas de problème, les policiers le feront ! » assurent les jeunes avec nonchalance.

IMPÔTS ET FACTURES IMPAYÉS

En parallèle, le mouvement de désobéissance civile se poursuit. Outre les impôts massivement impayés, certaines factures de gaz et d’électricité ne sont plus réglées, au motif qu’y figure une taxe destinée à financer la chaîne de télévision nationale, haïe pour son traitement de la crise kabyle. Quant aux convocations pour le service militaire, elles sont ignorées, et pour cause : leur retrait s’effectue dans les gendarmeries.

Il n’y a plus d’autorité en Kabylie, plus de présence de l’Etat, mais une confusion grandissante. Le mouvement de « dissidence citoyenne » né en avril après la mort d’un lycéen dans une caserne de gendarmerie ne paraît pas près de s’éteindre et les émeutes sporadiques qui éclatent ici et là menacent de se muer en un nouveau soulèvement généralisé, avec les mêmes risques d’extension au reste du pays. Car la Kabylie n’est rien d’autre qu’un concentré de la crise algérienne, même s’il s’y ajoute des particularités telles que la langue tamazight.

Mais qui est habilité à parler au nom des contestataires de cette région montagneuse et aride, à forte densité de population, située à une heure de route de la capitale algérienne ? Plus la crise perdure, plus la Coordination des arouchs (tribus), comités de village et de quartier, à la tête du mouvement depuis sept mois, semble perdre pied, usant l’essentiel de son temps à parer aux coups qui lui arrivent de toutes parts.

Un jour, elle apprend que les locaux du club de football régional (à dimension nationale), la JSK, ont été mis à sac à Tizi Ouzou et qu’elle est suspectée de ce forfait. Un autre, elle découvre qu’une délégation pirate s’est arrogé le droit de négocier en son nom avec le premier ministre, Ali Benflis, désigné par le président de la République pour régler le dossier kabyle. Accusations et procès d’intention fusent en tous sens, ce qui finit par transformer la région en « nœud de vipères », de l’aveu d’une journaliste locale.

VOLONTÉ DE DÉCENTRALISATION

Côté kabyle, on refuse dans l’ensemble de tenir compte des concessions du pouvoir, notamment de trois avancées majeures (bien qu’en deçà des objectifs des protestataires) : la reconnaissance du tamazight comme langue nationale, le « statut particulier » et la « juste indemnisation » promise aux victimes des émeutes, ainsi que l’annonce de poursuites judiciaires à l’encontre « des responsables -de ces- crimes et assassinats ».

La défiance à l’égard du régime est telle que rien de bon ne paraît jamais pouvoir venir de lui. Envers et contre tout, la Coordination persiste à penser qu’Alger joue la carte du pourrissement, dans l’espoir que la population, lassée de l’anarchie ambiante, finira par se désolidariser des contestataires. Côté gouvernement, on ne manque pas d’exploiter la division et les luttes de clans au sein du mouvement, en invoquant « la surenchère » des uns et les exigences confuses, parfois irréalistes, des autres, en particulier le départ de Kabylie de la totalité du corps de gendarmerie.

Si la revendication autonomiste reste pour l’instant très marginale. la volonté d’aboutir à une rapide et véritable décentralisation semble largement partagée. « Nous y tenons pour des raisons d’efficacité. Il n’est plus supportable que des responsables qui ne connaissent rien à la Kabylie décident pour nous », souligne Anane Rabah, ingénieur. « La distance qui sépare la Kabylie de la capitale paraît de plus en plus grande. Quand ils me parlent du pouvoir en place à Alger, les gens utilisent d’ailleurs l’expression : « là-bas », raconte Saïd Saadi, secrétaire général du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), récemment retourné dans l’opposition. Il faut savoir que les slogans répétés des manifestants, « Pouvoir assassin » et « Pas de pardon », ne sont pas de simples cris de colère. Ce sont les béquilles sur lesquelles est en train de se construire la mémoire collective en Kabylie. »

 

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Routes bloquées, sit-in et grèves

Grèves, sit-in et blocages de route se succèdent presque chaque jour en Kabylie, pour un motif ou un autre. De nouvelles actions étaient prévues, mercredi 17 octobre, pour « la réappropriation historique » de la journée du 17 octobre 1961. Un mot d’ordre de « marche populaire » a par ailleurs été lancé pour le 1er novembre, anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance (1954-1962). Lundi, trois routes nationales – dont l’axe principal menant d’Alger vers l’est – avaient été bloquées par des manifestants qui avaient érigé des barricades, paralysant la circulation et coupant la région du reste du pays.

Mardi après-midi, marches et sit-in ont eu lieu devant le siège de la wilaya de Tizi-Ouzou. Les familles des victimes des émeutes du printemps dernier entendaient ainsi rejeter la proposition des pouvoirs publics de leur offrir des indemnités, ainsi que l’avait annoncé le premier ministre le 3 octobre. « Le sang de nos martyrs n’est pas négociable », affirmaient les pancartes brandies par les protestataires.

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Trois questions à Ahmed Djeddaï

1. Vous êtes secrétaire international du front des forces socialistes, l’un des principaux partis d’opposition en algérie. pourquoi le ffs, largement implanté en kabylie, a-t-il laissé la conduite des derniers événements à la coordination des arouchs (tribus), comités de villages et de quartiers ?

Il faut faire la différence entre le mouvement citoyen, dont nous faisons partie, et la structure – la coordination – sur laquelle a été greffé un concept qui relève de la manipulation : celui des arouchs (les tribus).
Pour les arouchs, les liens du sang constituent le ciment de l’unité, à l’inverse des comités de quartiers et de villages. Ces derniers désignent leurs représentants de façon démocratique et pour eux le dialogue est primordial. On a ainsi tenté de « ghettoïser » un mouvement qui était en train de s’étendre à travers tout le pays.

Depuis le début des événements, le pouvoir essaie de déplacer les termes du débat, en opposant, par exemple, les Kabyles aux Arabes, alors qu’il s’agit d’un affrontement entre la société algérienne et lui-même. Et comme toujours, il ne veut que des interlocuteurs à lui et surtout pas de médiation politique.

2. Que pensez-vous de la revendication concernant le départ de Kabylie du corps de gendarmerie ?

Nous avons toujours dit que les gendarmes qui s’étaient rendus coupables de malversations ou d’actes criminels devaient être lourdement sanctionnés. Mais les faire partir de Kabylie est une tout autre affaire. Et, d’abord, par qui les remplacer ? Par des milices armées ? C’est impensable. Le problème qui se pose est que les services de sécurité doivent agir dans le strict respect de la légalité, en Kabylie comme ailleurs en Algérie. Malheureusement, le pouvoir continue d’agir en toute impunité.

Malgré le rapport de Mohand Issad rendu public fin juillet, (auquel nous aurions préféré une commission internationale d’enquête), aucune sanction n’a été prise à l’encontre de qui que ce soit. Dans un pays démocratique, ce qui n’est pas le cas chez nous, le ministre de l’intérieur aurait démissionné, le chef de la gendarmerie aurait été sanctionné, le gouvernement aurait même pu tomber.

3. Que faudrait-il pour sortir de la crise qui se prolonge, à la fois en Kabylie et dans le reste de l’Algérie ?

La réponse est entre les mains du pouvoir. Sans un dialogue réel et accepté par tous, on continuera de s’enfoncer dans le pourrissement. Il faudrait également prendre certaines mesures politiques fortes au lieu de se contenter de ravalements de façade. La levée de l’état d’urgence en serait une. Et qu’on ne me dise pas que la situation sécuritaire s’y oppose. On pourrait très bien déployer la même présence militaire dans le pays sans état d’urgence. Celui-ci ne sert plus à rien, sinon à interdire les libertés et la vie démocratique.

Propos recueillis par Florence Beaugé

 

 

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