La presse normalisée
La presse normalisée
Hamid Zahir*, vivant univers, nov-dec 1998
En résidence surveillée, la presse algérienne n’est plus à l’avant-garde du combat pour la démocratie.
En octobre 88, la révolte de la jeunesse (500 morts et d’importants dégâts matériels) permet au clan présidentiel de prendre l’avantage sur les dirigeants du FLN. Le 23 février 1989, une Constitution révisée ouvre le champ à l’activité partisane et consacre le droit à l’information. Un processus démocratique se met en place, de nouveaux partis investissent la scène politique. Un décret autorise les fonctionnaires de la presse gouvernementale à créer leurs propres journaux. Il propose à ces « aventuriers de la plume » de s’organiser en collectif et de recevoir l’équivalent de deux années de salaire pour constituer leur capital. C’est la ruée générale et jusqu’à l’interruption du processus électoral, en janvier 1992, c’est la meilleure période de la presse algérienne.
L’extraordinaire liberté de ton des partis politiques, voire leur radicalisme, sont un sérieux encouragement pour la presse privée dont le personnel a été formé, pour une grande part, à l’école de l’autocensure du parti unique.
En décembre 1991, à la veille de l’arrêt du processus électoral, le Conseil supérieur de l’Information (supprimé depuis fin 92), recense 169 titres, toutes périodicités confondues 84 en langue arabe et 85 en langue française. Aujourd’hui, ils sont moins d’une centaine. La fracture entre arabophones et francophones s’estompe.
Retour de la fracture
Pourtant, elle resurgit au lendemain du premier tour des premières législatives multipartites du 26 décembre 1991, largement remporté par le FIS. La scène politique se crispe considérablement. Un comité national de sauvegarde de l’Algérie dirigé par M. Benhamouda, dirigeant du syndicat UGTA (et assassiné par la suite) rassemble des partis et des associations pour réclamer l’arrêt du processus électoral.
La quasi-totalité de la presse francophone soutient cette option, à l’exception du « Quotidien d’Algérie », et de son supplément « le Jeudi d’Algérie ». L’hebdomadaire « Simsar » décide de se saborder.
Dans la presse arabophone, y compris dans la presse publique, on dénonce « ceux qui ne respectent pas la volonté du peuple exprimée par les urnes ». Le pouvoir s’appuie alors résolument sur la presse francophone pour justifier la mise à l’écart du président Bendjedid, l’annulation du processus électoral, l’installation d’un pouvoir de fait sous la direction de Mohamed Boudiaf, l’ouverture de camps de détention au sud du pays où des milliers d’islamistes seront internés, l’instauration de l’état d’urgence et la dissolution du FIS.
Monopole étatique
La presse arabophone est la première à subir les effets de la reprise en main. Les journaux du FIS (« El Forkane », « El Mounkidh ») sont interdits, suivis de nombreux journaux arabophones qui, sans être apparentés politiquement, ont des lignes éditoriales islamisantes. La dichotomie entre « éradicateurs » et « réconciliateurs » se met en place. Par le nombre de titres, c’est le courant éradicateur qui domine de façon écrasante.
Cet alignement général de la presse privée francophone sur les choix du pouvoir obéit autant à des intérêts économiques qu’à des convictions propres. Intérêts économiques, d’abord, car les journaux dépendent de la publicité qui est, à plus de 90 %, le fait d’annonceurs publics. Fin 1992, une circulaire gouvernementale les somme de passer par l’ANEP (agence publique de publicité). Le gouvernement peut donc contrôler, à sa guise, cette « manne publicitaire » dont est exclue la presse arabophone, à l’exception d' »El Khabar ». Résultat par le jeu des suspensions et des difficultés financières, le paysage médiatique s’appauvrit de plus en plus.
Négation des droits humains
Cet intérêt financier réel des journaux privés pousse à l’alignement sur les thèses du pouvoir. Mais il s’accompagne aussi de convictions politiques anti-islamistes qui aboutissent à leur nier systématiquement les droits humains élémentaires.
Selon les journalistes qui ont choisi de se retirer du métier, c’est là que se situe la grande faille de la presse algérienne, celle qui l’empêche durablement de devenir un des contre-pouvoirs dont a besoin une démocratie. S’il est parfaitement admissible de ne pas vouloir défendre le FIS, en revanche, on ne peut accepter que les Droits de l’Homme soient saucissonnés en fonction des convictions politiques des victimes. Or, dans sa grande majorité, la presse algérienne a accepté et justifié une vision étriquée des Droits de l’Homme en niant systématiquement, et contre toute évidence, les atteintes subies par des milliers d’Algériens. Du coup, sa dénonciation systématique des horreurs et des exactions, bien réelles, commises par les groupes islamistes armés s’en trouve entachée.
Dans ce domaine, la presse algérienne est tellement partisane qu’elle ne cesse de mener des campagnes contre des ONG (Amnesty international, FIDH, Human Rights Watch) coupables à ses yeux de ne pas établir de « distinguo » selon les convictions politiques et idéologiques des victimes.
Un nouveau Code de l’Information
Pour mener sa politique d’éradication, le pouvoir n’a donc pas vraiment dû forcer la main aux journaux, ceux-ci allant même jusqu’à lui reprocher une certaine mollesse à l’égard des islamistes. D’ailleurs, la presse s’oppose à chaque tentative de dialogue entre le pouvoir et le FIS.
Pour veiller au contrôle de ces « orientations », des comités de lecture sont instaurés (aujourd’hui suspendus) dans les imprimeries, qui demeurent des propriétés de l’Etat. Mais l’extrême sensibilité du pouvoir à l’égard de l’information sécuritaire fait que les suspensions touchent l’ensemble des journaux, y compris ceux qui sont foncièrement hostiles à l’islamisme.Les journaux « réconciliateurs » qui ne partagent pas les options du pouvoir ne pèsent pas lourd dans le paysage médiatique. Dès les premières années du conflit, beaucoup de ces journaux ont disparu. A titre d’illustration, « La Nation « , et « El Houria » arabophone, derniers défenseurs de l’option réconciliatrice et du contrat de Rome, ne paraissent plus depuis décembre 1996. Ces deux hebdos ont rejeté les arguments de « dettes impayées » avancés par la société étatique d’impression pour stopper leur parution. Ils ont dénoncé « une interdiction et une liquidation politiques qui semblent entrer dans le cadre du remodelage forcé de la scène politique et médiatique du pays ». En effet, de l’annulation du processus électoral en 1992 au « parachèvement de l’édifice institutionnel », en 1996, une véritable épuration médiatique a eu pour conséquence d’étouffer les différentes opinions pour sortir de la crise.Un nouveau Code de l’Information est en préparation et il risque de faire regretter celui en vigueur, qualifié pourtant de « Code pénal bis » par les journalistes. En effet, ce nouveau texte consacre en fait toutes les restrictions à la liberté de la presse introduites à la faveur de l’état d’urgence, en 1992. Il pousse même la caricature jusqu’à élargir la chaîne de responsabilités pour la publication d’articles à l’imprimeur et au buraliste !Le combat pour une presse libre est inséparable de la lutte pour une véritable démocratie à laquelle aspire l’écrasante majorité de la société. Et dans ce combat, force est de constater qu’en dépit de ses mérites et de ses sacrifices, la presse algérienne n’est plus à l’avant-garde
*Journaliste à Alger
Selon Ghania Moufok, entre 1989 et fin 1991, la presse quotidienne est passée de 800 000 à 7,7 millions d’exemplaires. Aujourd’hui, seuls les titres ayant soutenu l’annulation des élections et la politique du « tout sécuritaire » sont restés sur le marché, parmi lesquels: El Watan, Le Matin et le journal arabophone El Khabar. In Défi Sud, « Des médias comme instrument », n° 31, Bruxelles 1998.