La presse et son nombril

La presse et son nombril

Par Abed Charef, Le Quotidien d’Oran, 2 mai 2002

La Journée de la liberté de la presse est favorable au souvenir. Elle doit pourtant inciter à faire le constat d’échec.

La presse algérienne adore parler d’elle-même. Elle raconte ses combats, évoque ses martyrs et chante sa liberté. Elle fait l’apologie d’elle-même, vénère ses stars auxquelles elle a d’ores et déjà érigé des stèles, s’étale sur les interminables procès qui lui sont intentés et se pose comme symbole de la lutte contre tous les abus. Elle va encore le faire aujourd’hui et dans les jours qui viennent, à l’occasion de la Journée de la liberté de la presse.

Cette presse a atteint, en célébrité, un seuil qui dépasse largement sa réalité. Symbole de la lutte contre l’intégrisme, elle a pourtant «fait le jeu de la dictature militaire», selon un des chroniqueurs les plus en vue de la presse francophone, qui a pris ses distances aujourd’hui avec des mythes qu’il a fortement contribués à créer. Symbole de la modernité, elle est restée largement archaïque, même si de nombreux journaux sont devenus des entreprises prospères. Symbole de la réussite, elle a étonné un observateur étranger par sa nature «primaire», quand on évoque la taille des entreprises de presse et la qualité technique des produits.

La controverse sur son rôle en faveur de l’armée a occulté les autres débats, plus simples. Notamment sur la signification de la liberté de la presse aujourd’hui, sur le rôle de la presse dans la sphère politique et celle de la communication. Et là, le constat est dur, très dur.

La liberté de la presse ne concerne que la presse institutionnelle, qu’elle soit privée ou publique. Le mot institutionnel désigne ici les titres établis, ceux qui comptent. Chacun est dans un rôle, de soutien ou de critique de clans du pouvoir. Rares sont ceux qui échappent à ce schéma. Les titres se sont érigés en outils de combat, pas en outils d’information. Leur préoccupation, c’est de maintenir le groupe au pouvoir ou de le faire chuter, non d’informer les Algériens. Ils sont beaucoup plus outils de propagande que moyens d’information.

La liberté ne concerne que ce monde-là, engagé dans une guerre d’influence. Par contre, ceux qui ne s’expriment pas à l’intérieur de ce système sont exclus. Le terrain a été déblayé. Les indésirables ont été éliminés, bannis par les interdits et l’argent. Ceux qui ont voulu exprimer un point de vue différent ont été empêchés de lancer des journaux.

C’est d’ailleurs sur ce terrain que se trouve la principale entrave à la liberté de la presse. Par des moyens totalement illégaux, le pouvoir empêche les nouveaux journaux de paraître. Le procureur de la République, chez qui on dépose un dossier pour recevoir un récépissé permettant de lancer une nouvelle publication, refuse de donner ce récépissé. Lui qui représente la loi est ainsi le premier à la violer ! Les candidats à de nouveaux journaux sont soumis à des enquêtes policières tout aussi illégales. Trois d’entre eux nous ont évoqué les interrogatoires qu’ils ont subis, des interrogatoires aussi inquisitoires qu’humiliants. Et pour couronner le tout, tout le monde, journalistes compris, sait que l’agrément d’un journal n’est pas donné par le procureur, mais par les services de sécurité.

Ceux-ci règnent largement sur la configuration de la presse. Qui, dans la presse, ignorait le rôle primordial tenu par des services spécialisés pendant une décennie ? Non seulement tout le monde le savait, mais beaucoup parmi les journalistes étaient complices, du moins ceux qui ont pignon sur rue et qui font l’opinion.

Ce sont aussi les journalistes qui ont martelé depuis douze ans que la loi de 1990 sur l’information est un code pénal-bis, alors que c’est l’une des lois les plus ouvertes au monde.

Faut-il encore parler de l’audiovisuel et de sa liberté ? Les regards restent braqués sur l’ENTV, un organisme pour lequel on ne trouve même pas de mots pour le qualifier. Mais ceci occulte un autre fait tout aussi grave: le pouvoir a empêché depuis dix ans la naissance de toute radio ou télévision privée. Il n’y a rien à ajouter sur ce sujet. Sauf peut-être qu’un puissant homme d’affaires, pensant échapper à la chape de plomb, a envisagé de lancer une télévision algérienne à partir de Paris ou Londres, mais qu’il a en été discrètement dissuadé: on lui a fait comprendre que ses affaires en Algérie risquaient d’en pâtir.

En attendant, c’est tout le pays qui pâtit de cette situation. Le rôle social de la presse reste marginal. La presse spécialisée n’existe pas, à l’exception de celle qui parle de football. Journaux scientifiques, économiques et éducatifs restent désespérément faibles ou absents. La presse régionale n’arrive pas encore à s’imposer.

Le résultat est effrayant: on arrive mieux à suivre les débats politiques et de société en France qu’en Algérie, on connaît mieux le maire de Paris que celui d’Alger, on voit les martyrs de Jénine mais pas ceux de Tiaret.

Faut-il encore parler de presse libre ?