La presse au coeur de la crise algérienne
La presse au coeur de la crise algerienne
Grève des journalistes en solidarité avec les titres suspendus.
Florence Aubenas, Libération, mercredi 28 octobre 1998
«On ne peut plus faire passer le plat du terrorisme pour seule nourriture. C’est dans ce contexte que les affaires sont sorties.» Farid Alilat, du «Matin»
En Algérie, pour les visiteurs étrangers, la tradition veut qu’on ne lise pas les journaux: on les «visite». «A Paris, on va voir la tour Eiffel. Chez nous, on va voir la presse», plaisante un des rédacteurs en chef. Depuis des années, chaque délégation étrangère ou visiteur de marque à Alger n’a pas pu échapper dans son programme officiel à une «table ronde avec les journaux indépendants d’Algérie», vantés par les autorités comme «la seule presse libre du monde arabe». Un directeur de quotidien compte sur ses doigts. «On a vu les Canadiens, les Européens, l’ONU, Cohn-Bendit, Bernard-Henri Lévy…» Puis, parodiant un enfant qui réciterait une fable, le directeur ânonne: «Devant tous les visiteurs, on chante le même couplet: le terrorisme c’est dur, nous sommes des victimes, la profession a compté 60 morts. De l’autre côté, le pouvoir aussi nous censure. Nous sommes entre le marteau et l’enclume.» Il s’arrête, lève l’index. «Mais toujours, nous terminons l’exposé en expliquant que, pourtant, nous avons une forme d’expression malgré le conflit, témoignant d’une vraie démocratie naissante.» Et il éclate de rire. Son journal n’est plus imprimé depuis deux semaines, signe de protestation contre ces mêmes autorités. «Nous avons été congédiés comme des domestiques.»
Mardi soir pourtant, les directeurs de presse ont mis une fois de plus leur cravate pour rencontrer Bernard Stasi et Georges Morin, élus français en visite à Alger. Mais aujourd’hui, les mots ne sont plus tout à fait les mêmes dans la crise que traverse l’Algérie depuis l’annonce de la démission du président Zéroual, puis le départ d’un ministre et de son principal conseiller après une vague de scandales publiés dans la presse. Dans la foulée, deux titres ont été suspendus, tandis que 5 autres ont arrêté de paraître depuis quinze jours par solidarité, relayés par une grève générale des journalistes hier.
Outourdet Abrous, du quotidien Liberté, a le verbe las. «La presse était la seule chose que les autorités pouvaient brandir pour parler d’ouverture. Nous avons accepté tacitement, pendant longtemps, d’être leurs ambassadeurs. Au lieu de rapporter des informations, nous faisions des commentaires, de la politique. Depuis ces affaires, nous n’avons plus aucun contact avec le pouvoir. Pour la première fois, on ne voit pas dans quel sens tout cela va.» Muets, les journaux n’ont pourtant jamais été aussi éloquents. Les voilà devenus le révélateur de tout le système algérien. Et à travers la revue d’une presse qui ne paraît plus, c’est huit ans de pouvoir qu’on commence à déballer avec ses luttes claniques, ses ombres chinoises sur fond de massacre.
Si une crise couvait autour de la succession de Zéroual, dont le mandat courait jusqu’à l’an 2000, c’est à la une de trois journaux qu’elle a éclaté cet été. El Watan, Le Matin (francophones), et El Khabar (arabophone) ont en effet publié des contributions extérieures à leur rédaction qui, par le biais de différentes affaires, mettaient personnellement en cause le plus proche et le plus puissant conseillé du Président, Mohamed Betchine. Sur la tête de celui qu’on hésitait même à nommer quelques semaines plus tôt, dégringola pendant trois mois un concentré du cahier de doléances du peuple: tortures, corruptions, abus de pouvoir.
Dans les locaux du journal l’Authentique, le rédacteur en chef reçoit dans son bureau aux murs nus. «Ici, la plupart des titres ont plus ou moins leur clan. Les affaires sont sorties parce que Betchine a de l’ambition politique et se positionnait dans l’arène. Pour certains, il a donc fallu l’abattre», accuse-t-il, parlant de manipulation de ses confrères. Djebbour Gahlib pousse la porte. Lui est le directeur du titre, ancien militaire dans l’artillerie, beau-fils de Betchine et «prêt personnellement à le défendre corps et âme», comme il dit. «De toute façon, tous les journaux connaissaient ces dossiers depuis au moins deux ans. Certains m’avaient d’ailleurs appelé à l’époque, pour me dire qu’ils ne comptaient pas en faire état.»
Au Matin, un des premiers à avoir publié ces affaires, Farid Alilat raconte d’abord ces années où «le terrorisme a tout occulté». «On ne pensait qu’au danger. On s’est retrouvé sur les mêmes positions que le gouvernement: aucune concession à l’intégrisme islamique. Mais nous, par idéologie, eux parce que cela arrangeait leurs affaires. Ils se sont servis du terrorisme comme d’une priorité qui permettait de passer sous silence tout le reste, la démocratie et la liberté. On se rendait compte qu’on servait d’alibi, mais on ne pouvait pas réfléchir, on ne pouvait pas faire autrement. Maintenant, on ne peut plus faire passer le plat du terrorisme pour seule nourriture. C’est dans ce contexte-là que les affaires sont sorties. Nous ne roulons pour le compte de personne, si nous avions eu des dossiers sur d’autres hommes politiques, nous les aurions sortis aussi.»
Comme toutes les structures du pays, de l’armée aux syndicats, le RND (parti présidentiel) est lui aussi traversé par la lutte de clans, même s’il couvre de son même sigle tout ce qui gouverne ou presque, Betchine comme ses adversaires. «Ici, nous nous sommes rendus compte à quel point tout ce que nous avions mis tellement de temps à construire était en fait fragile, explique crûment un député. En trois mois de campagne de presse, l’échafaudage s’est mis à trembler, le Président, les ministres, tout. Il y avait beaucoup de crainte de voir salir la tête de l’Etat elle-même. Nous sommes devenus très nerveux. La presse a dû être stoppée.» D’autant que Salah Boubnider, président de la Commission de vérification des scrutins, avait ouvert une nouvelle boîte de Pandore, sur la fraude électorale, dans les colonnes de Saout el-Ahrar, un journal du FLN (ex-parti unique). Il y affirme au sujet des dernières municipales, censées parachever le processus démocratique, que le dépouillement avait été un «total succès» jusqu’à 22 heures, moment où il avait été appelé à se retirer. «D’autres se sont ensuite chargés de la mission, ont signé les PV et dressé les rapports.» Une commission parlementaire planche actuellement sur ce dossier de la fraude, dénoncée comme massive. «Dans ce cas-là, ce serait tout l’édifice qui s’écroule», reprend un autre élu RND, parti qui a obtenu la majorité des suffrages alors qu’il avait été créé trois mois avant le scrutin.
Hier, aucune ouverture n’avait été faite par les autorités dans le conflit avec la presse, qui affirme vouloir aller jusqu’au bout. Dans le silence des kiosques fermés, les tractations pour un candidat à la présidentielle anticipée se poursuivent au sérail. «Ils vont sortir quelqu’un du chapeau et il sera élu, soupire un professeur d’université. Mais je crains qu’il en soit de la presse comme il en a été du peuple ces dernières années: on massacrera quelques journaux, les plus faibles et les plus gênants, et puis, tout repartira comme avant.».