Journalisme: Investigations dangereuses
Journalisme
Investigations dangereuses
Par Soleïman Adel Guémar, Liberté, 26 novembre 2002
Terrible était la constatation de Mohamed Boudiaf, quelque temps après sa désignation à la tête de lÉtat, déclarant publiquement ne pas avoir trouvé, pour laider dans sa tâche, cent personnalités intègres et compétentes à travers tout le pays.
Véritable paire de claques donnée à la foultitude que comptent le sérail et sa périphérie, bardée de médailles et de diplômes alibis, beaucoup trop compromise pour sen émouvoir, du fait de ses accointances mafieuses et de sa responsabilité effective dans la dévastation nationale effrénée.
Très lourde sentence, interprétée également, en son temps, comme un SOS lancé en direction des bonnes volontés et de lensemble des cadres marginalisés, disséminés dans les institutions de lÉtat.
Nayant pas été dissuadé par le rideau de fumée de laffaire du général-major Mostefa Belloucif (larbre cachant la forêt) jugé et reconnu coupable par le tribunal militaire de Blida, et sapprêtant à mettre hors détat de nuire dautres Hadj Bettou ainsi que de redoutables parrains, on sait ce quil adviendra du vieux révolutionnaire et de nombre de ceux qui ont répondu à son appel, assassinés, un à un, à lombre du terrorisme naissant.
La pieuvre aux multiples tentacules qui venait de frapper fort, pour lexemple, ne sen cachait pratiquement plus.
Avis aux amateurs !, semblait aboyer la meute de plus en plus puissante et solidaire.
Linsécurité et le libéralisme sauvage aidant, la situation ne pouvait, en toute logique, quempirer. Et à mesure que tarde à se produire un sursaut citoyen sans exclusive, vital pour une éventuelle résurrection de lAlgérie, il est donné à tout un chacun loccasion de toucher du doigt, au quotidien, létat de décomposition avancé de la société, atteinte désormais en profondeur du syndrome russe. Les truands de la République sévissent en plein jour. Létau se resserre autour des honnêtes gens, contraintes au silence ou à lexil, senfonçant dans la dépression ou amenées au suicide, dernier stade du désespoir. Dramatique réaction à de trop grandes injustices. Comme ce fut le cas, dernièrement du journaliste Abdelhaï Beliardouh, aux prises avec la mafia locale sévissant à Tébessa.
À linstar des autres métiers à risque, le journalisme dinvestigation mène, bien des fois, droit à la tombe.
Séquestré et torturé trois jours durant avant dêtre traîné et exhibé dans les artères de la ville sans que personne ne daigne réagir, Beliardouh mit fin à ses jours en guise de protestation. Il sagit dun hara-kiri en bonne et due forme. Geste dun pur noyé dans un océan dhorreur et de pourriture.
Auparavant, Djabali, journaliste au sein du même quotidien (El Watan), échappa de justesse à la mort après avoir été agressé à larme blanche à plusieurs reprises, à quelques jours dintervalle. Dans ses articles, il dénonçait courageusement des pratiques mafieuses liées au foncier se déroulant à Annaba.
Il semblerait que la gangrène a eu raison de toute lAlgérie. Quelle différence y a-t-il entre le terrorisme déclaré des GIA et celui de la nébuleuse clientéliste et mafieuse gravitant autour de lÉtat ? La question mérite, aujourdhui plus que jamais, dêtre posée.
Refusant de chanter lhymne des panses, ces journalistes, de plus en plus vulnérables, Don quichottes des temps modernes quon continue dagresser en toute impunité, en Algérie et ailleurs, dans ces pays où le droit na pas encore atteint ses lettres de noblesse, nous interpellent au plus profond de nous-mêmes et imposent le respect. Sont-ils condamnés à être des pestiférés ?
À lheure où le khobzisme est la doctrine la plus partagée et où léchelle des valeurs est complètement renversée, ils continuent, vaille que vaille, à leur corps défendant, de nous montrer le chemin du salut pour en finir avec la malédiction qui sest abattue sur nous.
Combien sont-ils, anonymes, à braver, sans protection aucune, ces potentats et ces féodalités venus dun autre âge qui pullulent dans nos villes et nos campagnes et qui risquent de réussir, au rythme où vont les choses, à faire de lAlgérie une véritable république bananière ?
Un jour doctobre 1992, journaliste à lhebdomadaire LEvénement, alors que nous discutions à bâtons rompus, javais proposé au directeur de la publication, Hamid Laribi (assassiné dix ans plus tard, en mai 2002 à son domicile à Alger), de nous engager résolument dans le journalisme dinvestigation. Ce à quoi il me répondit que nous avions de très fortes chances de nous retrouver gisant dans un caniveau, poignardés ou avec une balle dans la tête, si jamais nous nous engagions dans cette voie. Il navait hélas pas tort.
S. A. G.