« De la presse bâillonée à la presse schizophrène »

« De la presse bâillonée à la presse schizophrène »

Interview de Salima Ghezali
Propos recueillis par Bernard Debord, Journaliste

La journaliste algérienne Salima Ghezali a reçu le prix Sakharov en 1997 pour son courage et son attachement à la liberté. Depuis novembre 1996, le journal La Nation, dont elle est la directrice, est interdit de parution. Il avait publié un numéro spécial sur les violations des droits de l’Homme en Algérie.

On attendait la reparution de La Nation en novembre dernier. Six mois plus tard, on attend toujours. Pourquoi ?

Oui, on espérait se trouver dans les kiosques en novembre, mais je crois que, malheureusement La Nation sera le dernier journal à ressortir. Parce qu’il gêne. Certes, 17 nouveaux titres – la plupart en langue arabe – ont pu se créer lors des quatre dernières années, mais cette floraison de titres n’est qu’une apparence. L’obstination des autorités à empêcher notre journal de sortir en est la preuve. Le pire, ce sont les méthodes : lors des deux dernières années de parution, c’était clair, La Nation a été censurée à neuf reprises, des hommes en armes investissaient l’imprimerie pour arracher les pages. Mais maintenant, nous nous heurtons au refus pur et simple de l’imprimerie d’Etat de nous imprimer sous prétexte d’une dette que nous pouvons et voulons rembourser, ce que l’on nous refuse. On essaye de nous mettre à genoux financièrement. Pour sortir en novembre, il a fallu assurer trois mois de salaire pour trente personnes. En pure perte. Alors que tout s’est réglé sans problème l’été dernier pour les quatre grands journaux qui avaient été empêchés de paraître pour cause de dette. Dans leur cas, ce sont des envoyés du pouvoir qui sont venus remettre le chèque qui les sauvait.

Cependant, l’étau ne s’est il pas desserré sur l’information ?

Il est illusoire d’employer le mot « information » pour qualifier ce qui est publié dans la presse algérienne aujourd’hui. En fait, l’Algérie propose le modèle le plus achevé qui soit de désinformation. Je ne pense même pas, en m’exprimant ainsi, aux médias audiovisuels, radio et télévision, sur lesquels pèse un monopole d’Etat quasi-absolu. Là, on en est au même point qu’à l’époque du parti unique. Quand je dis modèle le plus achevé de désinformation, je parle d’une presse plurielle, avec une grande diversité de titres et d’obédiences. Oh ! il est certes possible d’y lire des attaques contre un membre du gouvernement, d’y trouver de l’insolence et même une certaine liberté de ton, mais cette presse plurielle a appris à ne jamais dépasser les lignes rouges fixées par le régime : pas question de mettre en cause la légitimité du coup d’Etat de février 1992, impossible de sortir du discours officiel à propos de la Commission d’enquête internationale ou de la réunion à Rome des partis de l’opposition. Ces lignes rouges résultent de tout un arsenal juridique qui balise parfaitement la circulation de l’information : un Code de l’information datant de 1990, les dispositions de l’état d’urgence depuis 1992, une circulaire ministérielle de 1994 sur l’information sécuritaire. Les journalistes et patrons de presse les connaissent bien, et, de ce fait, la censure n’intervient qu’en dernière instance. La subtilité de la désinformation d’Etat est qu’elle a instauré l’autocensure de la presse privée comme une sorte de dogme incontournable. Et au-delà des dispositions juridiques, les journalistes savent qu’une soixantaine d’entre eux a été assassinée durant la décennie 1990.

Ce n’est tout de même plus la presse d’antan, celle du parti unique ?

N’oubliez pas que la plupart des journaux contestataires ont disparu lors du coup d’Etat de 1992. Et qu’à l’exception de quelques mois en 1991-92 où la parole a pu se libérer, il n’existe aucune tradition de liberté de la presse en Algérie. Après des décennies de parti unique, c’est désormais l’état de guerre. En état de guerre, on n’apprend pas à informer. De toute façon, comment pourrait-il exister une presse libre dans un pays sans Etat de droit ? Il est impossible de demander à la presse d’accomplir ce que les institutions ou la société civile sont incapables de faire. En fait, nous avons une presse normale dans ce contexte : elle est une institution comme les autres. Et puis, il est incontestable que la plupart des patrons de presse sont soit des auxiliaires, soit des otages du pouvoir. D’une part, presque tous sont issus de la presse du parti unique, d’autre part, le gouvernement les ficelle totalement au plan économique par les aides à la presse privée décidées en 1996 : trois années de salaires assurées, des locaux appartenant à l’Etat, une imprimerie d’Etat. Un exemple ? L’UNESCO avait projeté de financer une imprimerie, une façon de desserrer l’étau du monopole. Que croyez-vous qu’il arriva ? Les autorités hurlèrent à l’ingérence extérieure, et avec elles une partie de la presse. Les autres journaux n’en ont pas parlé.

Il n’y a donc eu aucun changement ?

Si, depuis 1998 on est passé d’une presse bâillonnée à une presse schizophrène. Avant, on attribuait toute la violence aux islamistes. Aujourd’hui la presse peut traiter des attentats commis par les milices armées gouvernementales et les agents de l’autorité, mais sans enquête ni suivi, ni accès aux sources, ni analyse, ni possibilité de faire état de toute information sécuritaire non communiquée par le ministère de l’Intérieur. Et comment écrire librement lorsque vous êtes obligé de respecter le « bréviaire », un listing de mots comme « barbare » ou « terroriste » à reprendre obligatoirement lorsque ce sont ceux du communiqué officiel. La seule issue pour le journaliste qui veut prendre le risque d’informer, c’est d’essayer de faire passer une information où l’on peut lire la vérité entre des lignes mensongères. Mais bien peu l’ose !

Dans ce contexte, où est l’espoir ?

Il est dans le fait que, même si la désinformation rend dingue, si vous restez lucides, à force de recoupements vous arrivez à vous frayer un chemin vers la vérité. Et puis, à Alger, vous pouvez écouter une petite radio locale animée par les jeunes rapeurs qui sont d’une insolence inouïe. L’espoir, d’une certaine manière, est peut-être dans le rap.

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