Non au journalisme spécifique

Non au journalisme spécifique !

Ali Chambati, Libre Algérie, Libre Algérie, 10-23 avril 2000

Enfin ! Un avant-projet de charte de l’éthique et de la déontologie a fini par voir le jour à l’initiative du Syndicat national des journalistes (SNJ). Il était temps de fixer les principes généraux et les repères moraux de la profession qui, jusqu’à présent, ont cruellement fait défaut. Il est de notoriété publique que ce vide, que n’ont relativement comblé que les journalistes consciencieux, a permis toutes sortes de dérives. Certes, le tirage global de la presse quotidienne connaît actuellement un pic ascensionnel, mais signifie-t-il pour autant que la société y trouve son compte ? Informe-t-on réellement ? Fournit-on tous les éclairages possibles à la compréhension des événements ? Et puis, plus prosaïquement, à qui s’adresse-t-on ? N’est-il pas paradoxal que le tirage de la presse francophone soit supérieur à celui de la presse arabophone, alors qu’aujourd’hui, la majorité des Algériens sont alphabétisés en arabe ? Si l’on informe, qui informe-t-on ?

«Je ne lis plus la presse quotidienne depuis un mois parce que je refuse de m’auto-intoxiquer», confie en privé un ancien haut responsable de l’Etat et homme politique. Est-ce parce qu’elle ne lui renvoie pas l’image de son empreinte sur la vie publique ? Cet homme qui, en réalité, n’a pas besoin que l’on flatte son ego déplore que la tendance médiatique lourde soit à «la manipulation, aux faux débats, à l’information tronquée et parcellaire» ou carrément à «l’occultation des réalités de la société». Et si l’appréciation de cet homme politique peut être sujette à caution, celle d’un homme comme Hocine Zahouane, qui n’aspire ni au pouvoir ni à une part de la rente, peut-elle, elle aussi, être frappée de suspicion ? Je ne lis plus la presse, dit cet avocat et militant acharné des droits de l’homme, dans la préface à l’étude critique de El Hadi Chalabi la Presse algérienne au-dessus de tout soupçon. «Ma résolution est devenue inébranlable lorsque j’ai eu l’impression sordide qu’elle (la presse, NDLR) faisait corps à l’unisson dans des campagnes de conditionnement de l’opinion à l’occasion de massacres de populations civiles», explique Me Zahouane. Que cet homme, dont la probité et l’intégrité intellectuelle sont incontestables, aboutisse à une telle conclusion est alarmant pour toute la «corporation». S’est-on si dangereusement écarté de l’éthique professionnelle ? N’a-t-on pas défendu les «valeurs universelles de l’humanisme, en particulier la paix, la tolérance, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès social…». comme le recommandent les principales chartes de l’éthique professionnelle ?

Curieusement, le projet du SNJ ne reprend pas cet énoncé standard et basique que l’on retrouve dans tous les textes similaires, que ce soit en France, au Burundi ou ailleurs. Les valeurs universelles de l’humanisme n’auraient pas cours en Algérie ? Les rédacteurs de la charte du SNJ font évasivement référence aux «principes universellement admis» et à une «pratique journalistique spécifique à la réalité algérienne». De mal en pis, nous passons du socialisme spécifique au libéralisme spécifique, aux droits de l’homme spécifiques et maintenant au journalisme spécifique. De là à en déduire que les adhérents du SNJ vont «codifier» et entériner les dérives professionnelles de la sale guerre qui n’en finit pas… Dans le contexte actuel, tout est possible en Algérie. En lisant de plus près le projet de charte du SNJ, on découvre qu’il est inspiré par un guide du Centre de formation professionnelle des journalistes (CFPJ, France – deuxième édition actualisée et augmentée, janvier 1995. P.99 et suivantes). Les rédacteurs du SNJ n’ont cependant puisé que ce qui est conforme à «la réalité algérienne». Leur perception de cette réalité. «Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain», peut-on lire dans la mouture du guide du CFPJ. Repris par le SNJ ça donne : « Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique fondée est une liberté fondamentale». «La calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le mensonge», sont tenus pour «les plus graves fautes professionnelles», ce précepte fondamental du guide du CFPJ est complètement évacué par le SNJ. Et ainsi de suite…

En définitive, les préceptes du guide du CFPJ, coulées dans le moule du SNJ, finissent aseptisés. Ils deviennent spécifiques et on a de la peine à déceler les grands «principes universellement admis» en journalisme. En dernière analyse, ce projet de charte de l’éthique du SNJ est en deçà des attentes de tous ceux qui, dans de nombreuses rédactions nationales, veulent que le journalisme soit au service de l’humanisme, de la paix, de la démocratie, des droits de l’homme, du progrès social et, bien évidemment, de la vérité. Tous ne sont pas membres du SNJ et ne seront pas présents à la conférence «nationale» sur l’éthique et la déontologie qu’il tient le 13 avril prochain à Sidi Fredj (Alger). Une rencontre qui risque fort d’entériner une charte qui consacre l’éthique du «journalisme spécifique algérien».

 

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