Algérie: massacres et manipulations

Algérie: massacres et manipulations

(Basta! Journal de marche zapatiste)

1 · Tango à la Villette

Il y a ceux qui savent et se taisent. Il y a ceux qui causent sans savoir. Il y a ceux qui savent et parlent.

Il y a ceux qui se défilent. Il y a ceux qui défilent. Il y a ceux qui marchent.

Il y a ceux qui mangent. Il y a ceux qui jeûnent. Il y a ceux qui ont faim.

Il y a ceux qui tuent. Il y a ceux qui meurent. Il y a ceux qui vivent.

« Nous sommes déjà morts. Nous n’avons rien à perdre. Nous n’avons plus confiance en personne. »

L’homme, dit la chanson, veut avoir du pain, et pas de discours. Voici du pain, répond le pouvoir, du pain et du cirque.

Lundi 10 novembre 1997, des gens ont défilé, à Paris et dans d’autres villes de France, pour écouter de la musique et des mots sous la pluie. C’était « un jour pour l’Algérie ». En France, tout finit par des chansons. Essayons de gratter la croûte qui nous démange, de décortiquer cette furieuse cascade d’impressions de déjà vu que nous avons éprouvé ce soir-là.

Première image: une foule silencieuse sans pancartes ni banderoles, massée entre la Gare de l’Est et le Quick. Deuxième image; une petite main jaune, avec un texte:« Ne touchez pas à nos potes en Algérie. » Sic, sic et resic. Troisième image: un drapeau à bandes horizontales avec un drôle de signe, brandi au-dessus de cette foule silencieuse. Questions-réponses: « C’est quoi ce drapeau? » « C’est le drapeau tamazight, kabyle, quoi… » « Ah, ils ont un drapeau, maintenant? » « Oui, le drapeau de la République autonome tamazight. » « Non, ce n’est pas un drapeau, c’est plutôt un fanion, celui du mouvement culturel berbère. »

Quatrième image: un cigare de trente centimètres, des lunettes, une queue de cheval blanche, une silhouette ventripotente, un petit journal tendu et vendu, avec un mot-titre: « Pour! » Tiens, voilà Porchez, le fidèle Jean-Jacques, de Génération mycologie, section saprophytes. Cinquième image: dans une des brasseries de la place, pleine de monde, les Algériens boivent des demis, les Français lisent Le Monde daté du 11 novembre. Hakim y confirme en partie les propos de Youssouf et Eric Inciyan s’y penche sur « quelques invraisemblances ».

Julien, architecte, trente-huit ans: « Mais alors, si on sait, pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour dire? Et qu’est-ce-qu’on peut faire ». »

La foule s’ébroue. Un cri « La paix en Algérie! » Non, nous ne rêvons pas. Nous sommes à Paris, en 1997. Il y la guerre en Algérie et devant la gare de l’Est, des gens crient: « La paix en Algérie! » En avant, défilons. Marche de lumière? Quelques personnes brandissent certes des lampes de poches allumées. Mais ce ne sera qu’une marche vers …Laumière, – station de métro aux abords de laquelle la foule se désagrégea sous la pluie, malgré quelques cris: « Ne vous sauvez pas, ça n’est que de l’eau! En Algérie, c’est du napalm! »-, puis vers La Villette.

Le théorème des Lang

Il n’y eut tout de même pas de concert au Zénith, ce soir-là, mais cela ne saurait tarder: en France, tout finit par des concerts, avec Mme Mitterrand en guest-star et, selon les cas, des virtuoses du violoncelle, du jungle ou de raï, selon le thème du jour. Devant la grande Halle de la Villette, un double souvenir nous revient.

Première scène: c’était il y a une bonne douzaine d’années et, au cours d’une soirée mémorable présidée et organisée par un colonel d’Alger, le raï était lancé sur la scène internationale, ici même, dans ces anciens abattoirs devenus un haut lieu de la boucherie mentale – le père Ubu appelait ça la « machine à décerveler ».

Deuxième scène: sous une froide bourrasque d’automne, là où, ce soir du 10 novembre, on déclame et on pleure, une statue gîsait, bras fracassé. On était à l’automne 89. Le bras cassé était celui qui brandissait le flambeau de la liberté. La nature était venue fort à propos au secours du grand commis socialiste de la culture qui nous avait écrit quelques jours plus tôt, nous demandant de faire procéder à l’enlèvement de la statue, désormais sans objet [sic]. Nous avions – une poignée d’illuminés de la liberté reconstruit à Paris la Déesse de la démocratie écrasée par les chars à Pékin. Jack Lang s’était invité pour l’inaugurer le 13 juillet. Envolées lyriques, effets de manche et…on connaît la suite: avec la Chine des capitalistes rouges, commeavecl’Algérie des colonels ou la Birmanie des généraux, c’est Realpolitik et business as usual.

On peut sans doute formuler la chose ainsi : lorsqu’une cause devient spectacle à La Villette et au Zénith, c’est qu’on a décidé de l’enterrer, en grande pompe. On pourrait appeller ça le théorème des Lang [Jack et Monique]

A la différence des piles Wonder, qui sont aux gens modernes et pressés qui défilaient le 10 novembre le substitut des vrais flambeaux chers aux néanderthaliens que nous sommes [et que nous brandissions sous la pluie, loin des caméras, le soir du 7 novembre, pour crier contre la dictature tunisienne entre Jussieu et la Bastille], la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Servons-nous donc de la liberté que nous donne notre conscience, nous qui, à la différence des gouvernants, ne sommes pas «contraints dans notre expression ».

Liberté de comprendre, d’expliquer. de parier. d’agir, de penser, liberté de ne pas marcher dans les grosses crottes posées sur notre chemin, liberté d’éviter les chausse-trappes du consensus, liberté de refuser d’entrer dans le troupeau des brebis qu’on mène aux Abattoirs de La Villette. Tout au long de ce piétinement, nous avons pu apprécier comment les chiens bergers s’étaient faits discrets, assurés qu’ils étaient de la docilité du troupeau. Il y avait, parmi les brebis. suffisamment de loups prêts à les dévorer toutes crues à la mondre incartade.

Tous ensemble… dans le bleu

Paris, au soir du lundi 10 novembre 1997, s’était bien mis à l’heure d’Alger. Tous ensemble, les lemmings se sont engouffrés dans le long tunnel de la Grande Nuit Bleue algérienne. Ils cherchaient la lumière? Ils n’ont vu que du feu et sont restés dans le bleu. Blousés. En France, tout finit par des chansons. Entonnons donc tous en choeur Le tango des blousés de La Villette. L’orchestre qui mène le bal est toujours le même: Les Garçons Bouchers de Châteauneuf, Les As du Chalumeau, les Rois de la Gégène, les Lamari Boys. Désolés, nous ne danserons jamais sur la musique jouée par cet orchestre-là.

Entendons-nous: que des jeunes Beurs innocents, que des vieilles dames charitables, que des ignorants bien intentionnés ne comprennent rien à la situation algérienne et répondent spontanément aux appels incessants de la télévision d’Etat française, d’Isabelle Adjani et de Bernard Ciraudeau pour dire qu’ils sont horrifiés par les massacres en Algérie, c’est normal, banal même. Il n’y a pas grand-chose à dire de cela. En revanche, que des faiseurs d’opinion, des politiques, des fonctionnaires, des élus qui sont au fait de la situation algérienne jouent aux cons et fassent semblant de « ne pas savoir qui tue » en Algérie et laissent défiler leurs lecteurs, spectateurs et électeurs sans leur proposer rien d’autre que d’écouter des poèmes et brandir des lampes de poche relève au mieux de l’irresponsabilité, au pire de la complicité avec les généraux d’Alger.

Le « jour pour l’Algérie » organisé et financé par le gouvernement français et sous-traité à diverses associations-croupion n’a pas jeté de lumière sur les massacres en Algérie. Il a à peine irrité la junte d’Alger. Il a, dans l’immédiat, conforté et réconforté le « camp » des éradicateurs conscients, partisans de la « solution finale » à l’encontre de la résistance du peuple algérien. Etiquetée définitivement comme islamiste donc satanique e! à liquider purement et simplement, cette résistance est réelle; elle n’est pas le fait du ou des « GIA », qu’en Algérie on n’appelle plus que les Groupes infiltrés de l’armée; elle a subi des pertes immenses en cm’ ans; elle s’est faite piéger, manipuler, massacrer à plus d’une reprise. Elle a été étouffée dans ses tentatives de communiquer, Ce dialoguer, de coopérer avec les démocrates, les défenseurs des droits de l’homme, les gens de bonne volonté en Europe et ailleurs.

Ceux qui organisaient « un jour pour l’Algérie » ont, depuis 1988 et surtout depuis l’arrêt du processus électoral de décembre 1991 et le coup d’Etat de janvier 1992, fortement contribué à étouffer ces tentatives. Les liens d’allégeance de certains anciens porteurs de valises du FLN avec les généraux, la mauvaise conscience de la vieille gauche française, l’anti-islamisme viscéral dominant, le charme discret des espèces sonnantes et trébuchantes, du Club des Pins et de l’hôtel Aurassi, le petit trabendo des bureaux d’études, les mille fils de l’interpénétration capillaire entre les nomenklaturas française – gaulliste, de gauche, d’extrême-gauche, mais aussi de droite – et algérienne : tout cela, ajouté à une inquiétante collaboration des services de police et de renseignement entre les deux pays, a créé le merdier franco-algérien dont il semble qu’aujourd’hui aussi bien l’Elysée que Matignon et la Place Beauvau voudraient bien se dépatouiller. Pour ce faire, ils ont besoin de la « société civile ». Ils l’ont donc convoquée le 10 novembre pour qu’elle les aide de bon coeur à se refaire un hymen présentable. Mais même les meilleures cliniques ne peuvent réaliser l’impossible.

Toute la classe politique française est compromise jusqu’au trognon dans la sale guerre algérienne. Sous couvert de défense de l’Occident contre l’islamisme, elle craint par dessus tout de subir les contrecoups d’une chute des généraux d’Alger. Fondée sur le crime collectif de la première guerre d’Algérie, la V ème République française pourrait bien mourir de la deuxième guerre d’Algérie.

2 · Ce sont toujours les mêmes qu’on tue

Alger, octobre 1988, Pékin, Chengdu, juin 1989, Bangkok. mai 1992: ce sont toujours les mêmes qu’on tue: les jeunes, étudiants, lycéens, loubards, jeunes ouvriers, chômeurs diplômés et jobbers informels, qui montent à l’assaut du ciel et se fracassent la tête contre le béton et l’acier du pouvoir nu. A la culture du complot, répond en écho la culture de l’émeute. Les jeunes de Pékin avaient été manipulés par les « réformateurs » communistes qui croyaient – naïvement – pouvoir prendre le pouvoir grâce à la rue. C’est ainsi que les enfants de la nomenklarura qui dirigeaient le mouvement purent s’esquiver à temps et coulent des jours heureux dans les universités américaines. Les sacrifiés de Tian An Men étaient en grande partie des banlieusards. Les élèves du technique qui, de nuit, attaquaient les commissariats de police à bord de leurs petites cylindrées dans les rues de Bangkok, se faisaient descendre comme au stand de tir, alors que les yuppies démocrates étaient rentrés depuis longtemps de la manif dans leurs résidences sous vidéo-surveillance. La « racaille » massacrée par les militaires et les policiers dans les rues d’Alger avait été encouragée par les caciques du parti-Etat, inquiets de perdre leur part du gâteau de la concussion après l’annonce de l’ouverture des hostilités néo-libérales – la chadlistroiika. Les hommes de la Sécurité militaire n’avaient, durant ces journées de fureur, jamais perdu le contrôle de la situation, travaillant au coude-à-coude à la fabrication de cocktails Molotov avec les jeunes émeutiers non-professionnels.

« Nous changerons tout… »

Un porte-plume des chadlistroikistes déclarait un jour de 1995 à Paris : « L’expérience des pays totalitaires montre que le changement ne peut venir que de l’intérieur des services secrets: voyez l’URSS d’Andropov et Gorbatchev ou la Roumanie de Ionescu… » Et de conclure naturellement qu’il en était et en serait de même en Algérie. De quel changement parlait-il? Sans doute celui qu’annonçait le prince de Linosa dans Le Guépard: « Nous changerons tout pour ne rien changer. »

Le changement apporté à l’Algérie par les services secrets se résume pour l’instant à un tableau de désolation: cinq années pleines de massacres, de terreur et, bien sûr, de manipulations. Le résultat le plus criant de cette guerre spéciale, c’est la peur. Une peur sans frontières qui a contaminé [presque] tout le monde, de Tamanrasset à …La Villette. Peur panique dont la spirale va finir par rattraper ceux qui l’ont provoquée par leurs actes monstrueux. Désormais, les rats quittent le navire. Leurs patrons, hantés par les images d’un Pahlavi, d’un Duvalier, d’un Marcos, d’un Noriega ou d’un Mobutu, sont aujourd’hui plus dangereux que jamais. Le danger public qu’ils constituent ne connaît pas de frontières. Les dirigeants européens ont fini par le comprendre. Il était temps. Auront-ils le courage nécessaire pour dire stop? Ce n’est pas sûr. Il faut les aider à prendre leurs responsabilités, sansse cacherderrière des « mouvements d’opinion de la société civile » purement virtuels. Et la première tâche à laquelle ils doivent s’atteler, s’ils sont sincères et honnêtes, ne nécessite aucune motion du Conseil de sécurité de l’Onu, aucune frappe chirugicale de l’aviation de l’OTAN, aucune commission internationale indépendante d’enquête.

Enquêtez, enquêtez!

Il suffit d’ouvrir des enquêtes [judiciaires, administratives, parlementaires, financières, douanières etc.] sur les collusions délictueuses ou criminelles entre d’une part des élus, des fonctionnaires, des journalistes, des opérateurs économiques, des banques d’Europe, France notamment, et les sept salopards qui ont plongé le peuple algérien dans la nuit, et d’ensuite de laisser la loi suivre son cours. C’est la seule enquête qui vaille la peine qu’on se batte et manifeste au nord de la Méditerranée pour ce qui regarde l’Algérie – et aussi la Tunisie, le Maroc, et l’Egypte, par exemple. En un mot: balayez votre cuisine d’abord!

Quant à l’enquête à mener sur les massacres en Algérie, le peuple algérien ne fait que ça depuis cinq ans: il enquete. Il sait tout. Le moment venu, il trouvera !es formes appropriées pour émettre son verdict, souverainet sans appel. Et il s’associera au grand rire de l’Afrique libérée applaudissant à chaque claque donnée par Kabila, Kagamé, Museveni ou Mandela à la communauté internationale des rapaces et des défenseurs stipendiés des droits modulables de l’homme.

3 · Politique-massacre

Préambule toujours utile

Ecrivons-le d’emblée, pour écarter tout risque de malentendu: rien ne peut jamais justifier un massacre, quels qu’en soient les auteurs, quelles que soient leurs motivations, réelles, déclarées ou supposées. Un massacre, c’est, selon le dictionnaire, « la mise à mort de beaucoup de gens [plus de trois personnes, selon les experts de l’Onu] et, particulièrement, des gens qui ne se défendent pas ou se défendent mal. » Aucune religion, aucune tradition culturelle n’autorise le massacre. Les justifications pseudo-théologiques du massacre sont, dans toutes les traditions monothéistes, considérées comme des hérésies. Cela n’a pas empêché, tout au long de l’histoire, qu’on massacre des innocents ou des gens sans défense, au nom de Dieu. Des idéologies se sont en revanche construites autour de la légitimation du massacre: papisme, nationalisme, colonialisme, fascisme, national-socialisme ou national-communisme. En général, la clé de voûte des justifications apportées est toujours la même: les victimes massacrées sont, ou étaient de faux innocents et de vrais pervers, agents d’un complot. Les paysans de Vendée? Des comploteurs monarchistes à sang bleu, menaçant la République du vrai peuple, à sang rouge. Les Indiens d’Amérique? Des suppôts de Satan. Les Cathares? Idem. Les protestants? Ibidem. Les porteurs de lunettes? Des défenseurs du peuple ancien, à éliminer pour faire place au peuple nouveau [version khmer rouge du national-communisme]. Les Tutsis? Des envahisseurs « nilo-hamitiques », une autre manière, inventée par des missionnaires belges, de dire juifs. Les Juifs? Les responsables de la mort du Christ. Les Musulmans? Des occupants indûs et lubriques des Lieux saints de la chrétienté. Les Croates? Des nazis. Les Bosniaques? Des Turcs. Etc. Etc.

La systématisation du massacre comme moyen de prendre ou conserver le pouvoir sur un territoire donné est un crime contre l’humanité, passible de poursuites pénales universelles. Tout Etat a l’obligation de se saisir de suspects de crimes contre l’humanité et de les juger.

Et l’Algérie, dans tout ça ?

Sans revenir sur les massacres de civils désarmés commis par l’armée française et le FLN pendant la guerre de libération, ni sur ceux commis à l’aube de l’indépendance au nom de « l’élimination des harkis », parlons des massacres actuels commis dans ce pays.

Cinq ans que ça dure!

Premier constat: il est faux de dire, comme on nous les répète à toute heure, que les massacres ont commencé il y a six mois dans la plaine de la Mitidja et son désormais fameux « triangle de la mort ». Des massacres apparemment indiscriminés de civils ont été commis au moins depuis 1993. Ils n’ont bénéficié d’aucune publicité hors d’Algérie. Pourquoi? La réponse est malheureusement très simple: les massacrés étaient étiquetés « islamistes ». Instrument central de l’éradication, ces massacres étaient connus de tous les « responsables » politiques, policiers, militaires, médiatiques occidentaux, français en particulier, qui les ont tout bonnement approuvés, encouragés et facilités, par la vente d’armes et d’équipements spéciaux [hélicoptères, véhicules, jumelles à vision nocturne, armes à feu et chimiques], par les facilités financières accordées, par le silence adopté, par le matraquage médiatique anti-islamiste. Politique de l’autruche? Oui, mais l’autruche, loin d’avoir la tête enfouie dans un trou, l’avait fourrée dans un coffre-fort… Rappelons rapidement les faits essentiels de la tragédie algérienne des dix dernières années. Septembre 1988: le président Chadli Benjedid annonce, dans un discours retentissant, l’ouverture économique et politique; l’économie sera libéralisée, la corruption combattue, des libertés introduites. 5 octobre: c’est l’émeute. 1989: un vent de liberté souffle: une nouvelle Constitution est adoptée, le pluripartisme s’installe, la presse est libérée. 1990-1991: le ras-le-bol de la population urbaine et rurale s’exprime dans de puissants mouvements de rue, canalisés par le Front islamique du Salut, qui remporte les élections communales, puis arrive en première position au premier tour des élections législatives de décembre 1991. Le régime interrompt alors le processus électoral et, en janvier 1992, c’est le coup d’Etat, ou le coup de force, comme on voudra. La junte militaire – les Sept Salopards – qui exerce dans l’ombre le pouvoir réel reprend les choses en main, suspendant toutes les libertés, interdisant le Fis et instaurant des tribunaux militaires d’exception. 30 000 personnes sont emprisonnées et internées dans des camps de concentration. Plusieurs milliers de détenus de droit commun sont extraits des prisons pour faire la place aux islamistes et sont « réinsérés » dans les unités spéciales de la Sécurité militaire. Ils constitueront la piétaille des centres de torture et des commandos chargés de livrer une guerre spéciale à la résistance qui tente de s’organiser. Les coups tordus ne tarderont pas; attentats immédiatement attribués aux islamistes, arrestations, tortures et exécutions de militants islamistes jugés à huis clos, assassinat de Boudiaf et massacres de civils. Ces massacres avaient un but: en application des méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle élaborées par les militaires français et américains en Indochine et enrichies par l’expérience de tous les régimes militaires contre-révolutionnaires – Argentine. Brésil, Uruguay, Chili, Indonésie etc. -, il s’agissait de couper le poisson de l’eau. La guérilla, disaient Miao et Giap, doit être dans la population comme un poisson dans l’eau. Pour attraper le poisson, avaient conclu les Massu, les Trinquier, les Léger et leurs successeurs et élèves algériens, il faut retirer l’eau. Comment? En regroupant cette population dans des « hameaux stratégiques », « villages de la vie nouvelle », »centres de regroupement » entourés de barbelés et surveillés par des miradors; en sélectiant des éléments sûrs au sein de cette population pour en faire des miliciens et des délateurs armés; en infiltrant l’ennemi, en l’intoxiquant, en l’amenant à s’autodétruire par la paranoïa, au besoin en constituant des faux maquis. Tout cela fut largement expérimenté par l’armée française et ses supplétifs algériens pendant la guerre de libération. Les Sept Salopards, anciens officiers de cette armée, ont été à bonne école.

Les escadrons de la mort

Les massacres de civils commis à partir de 1993 par les escadrons de la mort de l’armée algérienne n’étaient jamais aveugles et indiscriminés. Ils étaient politiques et visaient à garder le contrôle sur la population, en décimant les résistants réels, supposés ou potentiels. Des dizaines et des centaines de localités ont ainsi été transformées en villes ou villages-fantômes, désertées par les survivants, regroupés à proximité de casernes ou de brigades de gendarmerie et contrôlées par des milices « patriotiques », tandis que des jeunes hommes qui avaient cru échapper aux mailles du filet se retrouvaient embrigadés dans des « maquis » Canada dry: des maquis ils avaient le goût, l’apparence et la forme – uniformes et armes comprises mais les « émirs » de ces maquis n’étaient que des capitaines et des lieutenants spécialement formés pour cette besogne. Cinq années de cette guerre spéciale ont conduit à une situation apparemment inextricable. Les escadrons de la mort qui opèrent aujourd’hui dans la plaine de la Mitidja, après avoir opéré dans les autres régions, sont composés de militaires professionnels, de droits communs « réinsérés », de militants communistes définitivement dévoyés et de détenus islamistes extraits des centres de torture et forcés à faire le sale travail au vu et au su de la population ciblée, dont ils font partie, pour être ensuite exécutés et laissés sur place comme « preuve » de ce que le terrorisme est « islamiste ». Ce système proprement diabolique de guerre spéciale n’a pas été inventé par Lamari et Médiène, mais il a été considérablement perfectionné par eux, il faut le reconnaître.

L’Algérie n’est pas un cas unique: l’armée burundaise utilise depuis quatre ans les mêmes méthodes et techniques contre la population paysanne des collines, l’armée sri-lankaise les a déjà pratiquées au milieu des années 80 contre la résistance cinghalaise dite guévariste, les services spéciaux de l’armée et de la police égyptienne les pratiquent quotidiennement dans la haute-vallée du Nil. Tous ces phénomènes sont loin d’être indépendants les uns des autres.

Impunité contagieuse

L’impunité dont avaient joui les responsables turcs et leurs hommes de main kurdes après le génocide des Arméniens en l915 avait été un formidable encouragement pour Hitler dans sa « solution finale ». L’impunité des tortionnaires et massacreurs algériens a été un encouragement de plus pour leurs homologues burundais, d’ailleurs souvent formés en Algérie ou en Egypte. L’impunité des auteurs du génocide rwandais de 1994 a de même été un immense encouragement pour tous les amateurs de solutions finales. Nous avons entendu. en 1996, l’ex-dictateur burundais Bagaza, chef de milice extrémiste tutsie, déclarer à ses jeunes troupes massées dans un stade de Bujumbura: « Ne vous en faites pas et allez-y, faites le travail; de toute façon, vous avez bien vu que la communauté internationale finit toujours par s’entendre avec les gagnants… » Leçon de Realpolitik immédiatement traduite par l’auditoire en nouvelles exactions nocturnes contre la population désignée comme « hutue » et considérée comme la base du « tribalo-terrorisme » et de « l’intégrisme hutu ». De même au Sri-Lanka, la résistance cinghalaise marxiste-léniniste-guévariste est devenue, dans la propagande du régime à usage des bailleurs de fonds et de l’étranger, un mouvement « terroriste et intégriste…bouddhiste »! Gageons que si le Mexique ne s’était pas définitivement débarrassé, sous la conduite de Benito Juarez, du corps expéditionnaire français qui voulait lui imposer un empereur autrichien et si le Mexique était devenu un protectorat français, les zapatistes de la fin duXX ème siècle et leur sous-commandant Marcos auraient sans doute été massacrés au nom de la lutte contre l’intégrisme…maya, avec la bénédiction conjointe de la Banque mondiale, de France-Libertés et d’André Glucksmann.

Le triangle des Bermudes des « démocrates »

Résumons: les massacres durent depuis cinq ans. Ils ne sont pas parvenus à briser la résistance du peuple algérien. La « communauté internationale » a couvert ces massacres et toutes les atrocités commises par la junte militaire – les sept salopards et leurs hommes – au nom de la lutte contre le « terrorisme intégriste-islamiste ». Les partis et la presse « démocratiques » algériens n’ont jamais su se rendre indépendants de cette junte militaire et de ses services secrets. Ils étaient et sont restés très faibles et marginaux, obnubilés qu’ils étaient par le pouvoir. Leurs chefs ont toujours eu le regard tourné vers le haut et non vers le bas. Certains de ces partis ne sont que des appendices du régime. Les communistes se sont transformés en milices de tueurs, notamment dans le triangle de la mort, sous la houlette des frères Sellami, de Boufarik. Leur attachée de presse, chargée des relations internationales s’appelle Khalida Messaoudi. Mais celle-ci a fait son temps: même les plus bouchés de ses interlocuteurs européens se rendent compte désormais des incohérences et du caractère fanatique et mensonger de ses discours incendiaires. Toute personne ayant lu attentivement la transcription que nous avons fait de sa récente prestation sur les ondes de France-Culture est forcée de le constater. Quant à Saïd Saadi, le psychiatre éradicateur, il semble bien que son intention annoncée il y a quelques semaines – « Faire d’Alger un nouveau Belgrade » ne cache que l’échec définitif qu’il a subi. Le Karadzic de Tizi-Ouzou a déçu ses commanditaires galonnés. Il sera comme bien d’autres jeté après usage et sans regrets. Ceux qui n’ont su ni empêcher, ni dénoncer les véritables auteurs des massacres ou, pire encore, les ont encouragés ou même aidés se sont définitivement déconsidérés comme « démocrates ». Le triangle de la mort aura été leur triangle des Bermudes. Ils n’en reviendront jamais, à moins qu’ils ne trouvent la potion magique propre à rendre le peuple algérien amnésique.

On sait qui tue qui!

Aujourd’hui, on sait qui tue qui. On peut continuer à faire semblant de ne pas savoir, on peut continuer, par peur ou par intérêt, à tourner autour du pot et à refuser de désigner clairement les assassins et leurs commanditaires, on peut continuer à céder au chantage à la bombonne de gaz dans le métro, on peut continuer à faire marcher dans le noir une opinion déboussolée, mais on ne peut plus prétendre qu’on ne savait pas. Les témoignages crédibles, individuels et collectifs se sont accumulés au fil des ans. Ces dernières semaines, les témoignages émanent d’agents des services secrets qui ont fait dféction ou, mieux, sont toujours en poste mais en ont marre de toute cette horreur [« Hakim » dans Le Monde du 11 novembre 1997].

Les centaines de témoignages accablants, précis et détaillés, sur les tortures, les massacres, les exactions en tous genres commises par l’armée et les forces de répression depuis 1991 publiés dans le Livre blanc sur la répression en Algérie [Hoggar-Print, Plan-les-Ouates, 1995] n’ont pas atteint le grand public français et pour cause: jean-Louis Debré avait interdit l’entrée de ce livre, édité en Suisse, sur le teritoire français et son successeur, le citoyen Chevènement n’a, à notre connaissance, pas encore levé cette mesure. Dommage: une prise de conscience moins tardive aurait peut-être sauvé bien des vies humaines, en Algérie et en France.

Les mensonges répandus dans la cadre de la guerre psychologique auraient eu moins d’impact si les médias français s’étaient faits l’écho de témoignages recueillis dans ce livre, comme ceux des survivants de massacres commis par les ninjas entre mars et juin 1994, par exemple à El Oued [1 ingénieur-enseignant et ses dix élèves, âgés de 20 à 22 ans], à Ténès et sa région (Chlef) [173 civils massacrés], à Berrouaguia [40 morts] et à Lakhdaria [30 cadavres mutilés éparpillés dans toute la localité].

Dans tous ces cas, les victimes avaient été enlevées en pleine nuit par des commandos se présentant comme « islamistes » pour se faire ouvrir les portes, torturées à mort, découpées ou brûlées puis « déchargées », dans le but de terroriser la population. A cette époque, les escadrons de la mort signaient leurs actions du sigle OJAL [« Organisation des jeunes Algériens libres »]. Les sigles ont changé, mais les armes, les cagoules et les méthodes sont les mêmes.

 

Basta! Journal de marche zapatiste . Edité par l’AZLS, 5 rue de Douai. F-75009 Paris . N· 7 – 29 novembre 1997 .

 

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