Brahim Taouti: Lettre ouverte à Monsieur Bedjaoui
Brahim Taouti
A Monsieur Bedjaoui
Président de la Cnisep
Alger
Objet/ Lettre ouverte
Je suis l’un de vos nombreux admirateurs anonymes. Si je prends la liberté de vous écrire c’est uniquement parce que je considère que toute prétention à la séparation du droit de la morale est suspecte, spécialement lorsqu’elle est l’argument justifiant la fraude. Un juriste est nécessairement, pour moi, un exemple de moralité. Or vous êtes à mes yeux un éminent juriste.
Votre présence à la tête de la commission de contrôle des présidentielles algériennes, ainsi que les mesures textuelles prises par le gouvernement, m’avaient donné le sentiment que, pour cette fois, les professionnels de la fraude ne pourraient récidiver leur crime contre le peuple algérien comme ils s’y sont habitués. Je croyais même que les pressions de quelques décideurs allaient se limiter sur certains candidats, comme se fut le cas de Mahfoud Nahnah, et de Sid Ahmed Ghozali qui aurait finalement accepté de se mettre « en réserve, après avoir fait des signaux » comme l’a révélé Le Canard Enchaîné du 17 février 1999.
Malheureusement les fraudeurs sont plus forts que je ne l’imaginais. C’est avec une précision mathématique qu’ils ont conçu de détourner, encore une fois, la volonté populaire.
Les procédés mis en ouvre, et leur succession méticuleuse, devaient leur assurer un résultat programmé. Vous avez été rendu destinataire des détails de quelques unes des étapes de ce plan, ainsi que des documents de preuve et témoignages de sa mise en ouvre effective. Le communiqué rendu public, daté du 13 avril 1999, émanant de quatre candidats en avait donné un aperçu. Le communiqué des six en a confirmé l’ampleur.
Le Président de la République, otage des décideurs dont vous n’ignorez ni l’existence ni le pouvoir réel, avait opposé une réplique toute juridique aux protestations motivées des six candidats, les renvoyant à se pourvoir devant le Conseil constitutionnel. On serait tenté de le suivre si le droit doit être interprété de façon positiviste et toute formelle. On le serait davantage si le Conseil constitutionnel était à l’abri des pressions auxquelles même le président de la République n’a pu résister. Or ce Conseil n’est pas équitable ; il s’est déjà rendu coupable d’un flagrant déni de justice qui fut l’un des motifs du drame que vit notre peuple. Il n’a, en effet, jamais répondu aux recours introduits à la suite des résultats du premier tour des élections législatives de décembre 1991 publiés au journal officiel de la République. J’avais personnellement reçu une réponse de cette institution qui prétendait se placer au dessus des lois pénales, comme il ressort de sa lettre 64/MD/R du 30 mars 1992.
Les préoccupations morales modernes des juristes, y compris en droit international, les conduit à refuser l’attitude positiviste consistant à ne s’attacher qu’à la lettre des textes, d’où la présence massive du concept ethic, plus large que sa traduction française puisqu’il recouvre aussi bien l’éthique que la morale et la déontologie, dans les productions juridiques les plus avancées, y compris par la haute juridiction que vous présidez à La Haye. Tout code légal comporte d’ailleurs des formules ayant un contenu moral. Tout juriste, fusse-t il positiviste, ne saurait s’empêcher de condamner des systèmes juridiques, ainsi que leur interprétation strictement positiviste, parfaitement légaux au point de vue technique mais moralement illégitimes. Ainsi en est-il des systèmes nazi, stalinien et, plus près de nous, du système de l’apartheid. J’estime que vous n’êtes pas insensible à la moralité douteuse des justifications juridistes des résultats des élections.
L’on a prétendu que le Président Zeroual n’avait aucune autre réponse juridiquement et moralement fondée. Or il aurait pu lire attentivement l’article 163, alinéa 3, de la loi organique portant code électoral, ainsi que les textes régissant le fonctionnement du Conseil constitutionnel. La saisine de ce dernier est également le privilège du Président de la République pour proclamer l’annulation demandée des premières opérations de vote entachées de fraude, qui, dois-je le rappeler, ne sont pas des fraudes isolées mais rentrent dans un plan systématique de détournement de la volonté populaire. Cette solution aurait parfaitement constitué la réalisation des promesses du Président pour un scrutin crédible et pluraliste, comme il l’a affirmé dans sa circulaire au chef du gouvernement de février. N’avait-il pas publiquement proféré des menaces contre ceux qui « veulent pervertir le sens de cette élection » ?. L’article 163 cité permet d’annuler les opérations de vote et de les reprendre dés leur début lorsque, au deuxième tour, l’un des deux candidats restants se retire. Pour le législateur il ne convenait pas que les élections se déroulent alors qu’un seul candidat se présente aux électeurs, comme cela a été le cas. Pourquoi alors prétendre que la Constitution et les lois ne permettent pas aux candidats de se retirer ? ou encore que le droit ne permet aucune autre solution que la continuation des opérations d’un plan dont les résultats étaient connus d’avance ?
Compte tenu de ce qui précède, je prend la liberté de vous suggérer, pour préserver votre immense capital moral, et votre prestige incontestable, de vous retirer de cette commission de contrôle que vous présidez, devenue une commission fantôme depuis le retrait des représentants des six candidats sur sept ou, si cela vous paraît risqué, d’éviter toute déclaration qui conforterait les quelques généraux décideurs et leur poulain.
Je vous prie de croire à mes sentiments très déférents.
Brahim Taouti