Dernière ligne droite électorale en Algérie

Dernière ligne droite électorale en Algérie

La campagne pour la présidentielle s’est achevée hier soir.

José Garçon, Libération, 13 avril 1999

Sans trêve, les candidats ont sillonné un immense pays, souvent en voiture, et tenant pour certains d’entre eux jusqu’à trois meetings par jour. La campagne, molle dans les premiers jours, s’est animée jusqu’à susciter un intérêt imprévu dans un pays où les promesses jamais tenues d’une rafale de cinq scrutins en trois ans avaient de quoi grossir le flot quasi immuable des 40 % d’abstentionnistes. Les trois semaines de campagne électorale, qui se sont achevées hier soir, auront décidément marqué une situation inédite en Algérie. Si le futur scrutin peut se targuer d’être réellement pluraliste du fait de la participation des principaux candidats qui peuvent prétendre mobiliser des pans entiers, et différents, de la société, rien n’indique qu’il sera pour autant transparent. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes.

Celui qui apparaît comme le «favori», Abdelaziz Bouteflika, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Houari Boumediene, le doit sans doute plus au soutien d’une haute hiérarchie militaire qui, en Algérie, a toujours réglé la succession présidentielle, qu’à une popularité apparemment moindre que celle de ses principaux rivaux. Ainsi, ses réunions rappellent les salles organisées de l’époque du parti unique et trahissent un sérieux coup de main de l’administration. Cette figure de l’Oranie, qui compte sur la nostalgie que nourriraient les Algériens à l’égard de l’«Algérie digne et forte» (son slogan) du président Boumediene, peut néanmoins faire un score honorable dans sa région, jusqu’ici marginalisée dans un pouvoir toujours issu de l’Est. Et cela d’autant plus qu’il jouit du soutien des appareils – certes divisés – des partis au pouvoir, FLN et RND, et, depuis deux jours, de l’islamiste «modéré» Mahfoud Nahnah.

En dépit de cela, la personnalité des trois autres principaux postulants (Hocine Aït Ahmed, Mouloud Hamrouche et Taleb Ibrahimi) impose presque mécaniquement un second tour. A moins d’imaginer une fraude massive, semblable à celle qui avait entaché les municipales de 1997. Si l’on pensait jusqu’ici que le pouvoir y regarderait à deux fois avant de s’y risquer, afin de ne pas provoquer grossièrement ses partenaires étrangers, deux éléments sont susceptibles de changer cette donne. Alger peut en effet profiter de l’ampleur de la crise du Kosovo pour imposer au premier tour son candidat sans trop craindre de remous internationaux. L’absence provisoire d’Alger de Hocine Aït Ahmed, qui se remet actuellement d’un malaise cardiaque, affaiblit en outre le «front antifraude» constitué avec Mouloud Hamrouche, Taleb Ibrahimi et l’islamiste Abdallah Djaballah. Aït Ahmed en est en effet incontestablement le moteur principal, même si Hamrouche et Ibrahimi continuent à réaffirmer leur détermination à ne pas se laisser faire.

Pour autant, un passage en force de Bouteflika au premier tour demeure une opération risquée, plus à l’intérieur du pays que vis-à-vis d’une communauté internationale qui s’y est visiblement résignée, en dépit des pressions exercées à deux reprises par les Américains. A tort ou à raison, la campagne qui vient de s’écouler a nourri des espoirs, ou au moins l’illusion, d’un possible changement. Du coup, une élection trop ouvertement truquée risque de provoquer des incidents difficiles à contrôler.

C’est évidemment l’une des inconnues majeures du scrutin de jeudi. Celui-ci aura aussi marqué l’échec de la politique du «tout-sécuritaire» menée depuis sept ans par l’armée. Tous les candidats ont fait du «retour à la paix» et de la «réconciliation nationale» leur principal cheval de bataille, même si le postulant «officiel» s’y est converti depuis son entrée en lice. Si la volonté de récupérer l’électorat islamiste, ou ce qu’il est supposé représenter, n’est évidemment pas étrangère à ce mot d’ordre, il n’en reste pas moins que rares sont ceux qui contestent aujourd’hui la nécessité de trouver une «solution politique» à la crise. Le peu d’écho obtenu par ceux qui mettent en avant le «danger islamiste» pour justifier leur appel au boycott est sans doute aussi l’un des faits majeurs de cette élection. En fait, cette mouvance semble avoir été lâchée par une armée qui a senti que la répression tous azimuts avait abouti à une impasse, car, si le terrorisme a été contenu dans les grandes villes, notamment Alger, il est toujours présent dans de vastes zones du pays. Une armée qui voit aussi d’un mauvais oil les «miliciens» grignoter par trop sur ses prérogatives, bien que ces derniers aient été des auxiliaires indispensables à la lutte anti-islamiste dans les années 1994-1997. L’assassinat, hier, de dix personnes dans la région de Mascara, dans l’ouest, laisse craindre une flambée de violence avant jeudi.


«Ils sont morts pour rien. Nous vivons pour rien.»

Un meeting de Bouteflika, l’occasion de sortir pour les jeunes désouvrés d’Alger.

Florence Aubenas, Alger

Certaines journées sont belles. Rarement, mais ça arrive. Par exemple, lorsque Idriss, le fils du boucher, emmène des «boissons avec alcool». Ou bien quand on repère une belle terrasse, bien cachée et facilement accessible. «Alors, on se dit que, si on trouvait une fille, on pourrait l’emmener là et l’embrasser, tranquille. Evidemment, on ne trouve jamais de fille. Mais ça rassure d’avoir déjà l’endroit. On s’assoit là et on pense fort.» Parfois aussi, «un vendeur de cachets du quartier demande qu’on l’aide à vendre ses Temesta, et autres, au coin de la rue. C’est la principale possibilité d’avoir de l’argent». Le reste du temps, «on ne fait rien, rien à en crever. Nous sommes les fantômes de l’Algérie. On circule au milieu des autres, mais on n’a pas d’existence vraie». Farouk, Mohammed, Ali, Ahmed, tous approuvent gravement de la tête.

Fraudé d’avance. Ce dimanche entrait dans la catégorie des belles journées. Devant la maison communale de Hussein-Dey, un quartier d’Alger, des bus proposaient d’emmener les gens à un meeting de campagne pour Bouteflika, candidat soutenu par la haute hiérarchie militaire à l’élection du 15 avril. «Gra-tui-te-ment». Ils l’ont tous crié. La plupart ont à peine l’âge de voter et aucun ne compte le faire. Sans regret ni colère. Ils n’en discutent même pas, tant ils sont persuadés que le scrutin est fraudé d’avance. «Mais la possibilité d’aller gratuitement au centre-ville en bus, cela ne se refuse pas, même pour un meeting de Bouteflika. Il y a au moins un mois que je ne suis pas sorti du quartier. Avec quel argent? Et pour quoi faire?», explique Leonardo. Il a choisi son surnom à cause du film Titanic qu’il n’a pas vu mais dont «il a volé l’affiche». Dans la salle Harcha où se tient le meeting, «une buvette débite de l’orangeade, des gens plaisantent. On sent comme une animation. Cela ressemble un peu au monde réel, comme on l’imagine», dit Yacine.

50 % de moins de 30 ans. Plusieurs centaines de jeunes gens, par groupes, fendent ainsi la foule, rapides, tourbillonnants, changeant brusquement de direction, comme des bancs de poissons. Sur leur passage, on s’écarte, un peu effrayé. «C’est des jeunes. Ils sont foutus», commente une femme voilée, en guise d’explication. L’Algérie recense 50 % de moins de 30 ans et plus personne n’ose compter les chômeurs. Parfois, un groupe s’arrête et crie. «Allez USMH». C’est le nom du club de football d’El Harrach, un autre quartier. Ceux de Hussein-Dey protestent, en jetant «Vive Nadh», leur équipe à eux. Quelqu’un danse en chantant: «Benhadj, Benhadj (le numéro deux du Front islamiste du salut, emprisonné ndlr). Le Fis va bien, merci.» En sept ans de violence, «nous avons vu des cadavres dans tous les sens. Ils sont morts pour rien. Nous vivons pour rien. Le seul qui aura gagné quelque chose, c’est Bouteflika».

Lorsque le candidat s’avance à la tribune, plusieurs bandes se mêlent dans des hurlements. «Des visas, des visas. Si tu nous donnes des visas et un bateau pour foutre le camp, nous voterons pour toi. Garde le pays et l’argent que tu nous a volé, mais délivre-nous.» Pendant près de quinze ans, à l’époque de Boumediene et du parti unique, Bouteflika était ministre des Affaires étrangères. A cette époque, les «jeunes» venaient de naître. «Boumediene?, dit l’un. Pour moi, avant que celui-là se présente, c’était un aéroport (celui d’Alger porte son nom, ndlr). Bouteflika? C’est le chef de la mafia.» Un autre groupe crie: «Au moins, jette-nous des cigarettes!»

Belle journée. Ils tournent encore, s’arrêtent, repartent. L’un d’eux porte sous le bras la tête d’un mannequin de devanture, auquel il a mis des lunettes de soleil. De temps en temps, il l’attrape par les cheveux et embrasse sa bouche, barbouillée au marqueur rouge en susurrant: «Chérie, chérie». Quelqu’un dit que Bouteflika a fini de parler et quitté la tribune. «Déjà? C’était vraiment une belle journée».

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