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Le minimum: la paix

Paix, réconciliation nationale, restauration de l’Etat, développement, lutte contre la corruption, la pauvreté et l’exclusion sont le dénominateur commun des présidentiables algériens. Un catalogue impressionnant de tâches, qui ne donne qu’un bref aperçu des dérives du « tout sécuritaire ».

Farid Zemmouri, afrique-Asie, mars 1999

A quoi pensent les Algériens à quelques semaines d’une présidentielle que tout le monde espère enfin décisive ? A Alger, la question ne se pose même pas. En quatre lettres majuscules égrenées sur tous les tons, c’est la PAIX qui tient le haut de l’affiche dans les espoirs, hélas souvent déçus, des électeurs. Cette fois sera peut-être la bonne. Dans une carte de voux aux accents pathétiques adressée à son amie de Paris, Zohra enseignante de Jolie-Vue, une cité implantée dans un quartier qu’on appelle improprement « chaud » de la capitale, s’interrogeait : « Allons-nous nous en sortir ? Tout ce que je nous souhaite à l’aube de la nouvelle année, c’est la paix, pour que nos rêves deviennent enfin des rêves et que nos cauchemars ressemblent enfin à des cauchemars ». Les quarante candidats à la candidature, sérieux ou fantaisistes, le savent tellement bien qu’ils ont truffé déclarations d’intention et programmes de ce mot magique. Pour certains, c’est un voeu, mais pour la plupart, c’est un combat politique à mener contre toutes les « mafias » politiques, intellectuelles, politico-financières, morales qui sévissent depuis des années derrière le paravent de la violence, faisant de celle-ci un fond de commerce et un tremplin au service de bien sordides intérêts.
Parallèlement à cette quête de la paix, la restauration de l’autorité de l’Etat, terriblement éprouvée sous des coups de boutoirs incessants depuis sept ans, revient comme un leitmotiv. Pendant deux décennies au moins, l’Algérie a donné de son jeune Etat une image altière, respectée à l’intérieur comme à l’extérieur. Il s’est développé autour d’une puissante mystique nationale et sa solidité a été mesurée à l’occasion des différentes batailles menées au nom de l’indépendance nationale. Ce fut le temps, pas si lointain, où la « voix de l’Algérie » portait plus loin que le sérail. Depuis sept ans, l’obsession sécuritaire a réduit l’édifice patiemment construit à sa plus simple expression. Non seulement les administrations civiles ont été paralysées par les attentats, le manque de moyens, la fuite des responsables vers des cieux plus cléments, mais la Sécurité elle-même – un des attributs essentiel de l’Etat – a éclaté en une multitude de milices, groupes et groupuscules armés, n’obéissant qu’à leur logique propre de vendetta et de rapine. Sécurité, que de crimes ont été commis en ton nom !
Un des enjeux de cette présidentielle est précisemment le reprise en main de ces « gardes prétoriennes » qui se sont constituées autour de dizaines de tyranneaux de villages, aggravant l’insécurité. La tâche ne sera pas aisée. N’a-t-on pas vu pendant des mois se multiplier à la télévision d’Etat les apparitions complaisamment organisées de ces chefs de bande proclamant sans détours : « Ma kalachnikov je l’ai, je la garde. Pour venir la chercher, il faudra passer sur mon corps » ? Mâles accents ponctués le plus souvent d’une salve en l’air pour souligner la détermination de ces hommes en armes. Certains d’entre eux Aït Hamouda en Kabylie, El-Moukhfi dans les gorges de Lakhdaria (Palestro) – se sont affermés des régions entières, transformées en quasi-zones autonomes, au vu et au su de l’autorité officielle, qui n’en peut mais. Mater ces va-t-en-guerre devient, aux yeux de tous les candidats, la condition préalable à l’exercice de leur propre pouvoir si d’aventure ils étaient portés à la présidence. Ce sera le premier acte – et sans doute la première épreuve déterminante – du président élu.
Plus difficile encore sera le chemin vers la réconciliation nationale, autre point du programme minimum des présidentiables. Si toutes les guerres civiles se sont terminées par une attention plus grande accordée à la concorde nationale, en Algérie le clan des éradicateurs a une curieuse manière d’envisager cette réconciliation, en excluant tout simplement les victimes du camp adverse. Il s’est ainsi livré au début de l’année à une lamentable démonstration – fort minoritaire au demeurant – d’intolérance, en rassemblant quelques dizaines de manifestants réclamant que les veuves et les orphelins d’islamistes ne bénéficient pas des mêmes aides de l’Etat que celles dispensées aux familles de militaires, policiers et civils tombés au combat ou assassinés. Faut-il être à ce point aveuglé par la passion – aussi légitime soit-elle – pour prôner ainsi la création de deux Algérie : celle des héros méritant de la nation et celle des traîtres, à jamais bannie ? Faut-il jeter à la mer des centaines de milliers de femmes et d’enfants pour assouvir la vindicte des éradicateurs, hérauts d’un combat perdu ? En refusant que toutes les victimes de la guerre civile fratricide soient englobées sous la même dénomination de « victimes de la tragédie nationale », ils ont commis plus qu’un crime, une faute.
Même si quelques-uns ont décidé d’aller à la pêche aux
voix – y compris dans des eaux troubles-, les candidats les plus crédibles ont contourné le piège tendu. Parmi ces derniers, les plus courageux se sont prononcés pour une amnistie générale des hommes en armes, mais aussi des tortionnaires, afin de tourner au plus tôt la douloureuse page de la guerre. « Sept ans ça suffit » : ce cri du cour qui s’est élevé il y a trente-sept ans pour empêcher un affrontement entre wilayas rivales à la sortie de la guerre pour l’indépendance, recommence à retentir dans les rues d’Alger, d’Oran et de Constantine, porté par l’espoir d’une proche sortie du tunnel.
Car il ne faudra pas moins que la paix et la réconciliation nationale pour s’attaquer au chantier ardu et de longue haleine qu’est le redressement de l’économie nationale.
L’Algérie ne souffre pas seulement de la baisse conjoncturelle du prix du pétrole brut, son unique produit d’exportation. Encore fallait-il une belle dose d’aveuglement au plus haut niveau de l’Etat pour croire – ou faire semblant de croire – que le baril, qui a atteint le fond, début novembre, se rétablirait en quelques mois, voire en quelques semaines, à 15 dollars l’unité au moins, alors qu’il se négociait à 10 dollars à Londres ! Résultat : un budget 1999 présentant 40 % de déficit, des coupes claires dans les importations, une nouvelle dérive de la monnaie nationale et peut-être, au final, un nouveau rééchelonnement de la dette extérieure. Au-delà de cette impasse conjoncturelle à laquelle le ministère des Finances va tenter de remédier en faisant voter dès ce mois-ci une « loi de finances rectificative », ramenant au plus à 11 dollars le baril les prévisions du prix du brut algérien pour 1999, c’est l’ensemble de l’appareil économique qui doit être remis sur pied. Des consultants internationaux, à la demande de partenaires extérieurs, ont estimé la facture à 40 milliards de dollars au moins et jugent nécessaires une bonne dizaine d’années d’efforts avant que l’économie algérienne ne retrouve des couleurs. La thérapie de choc imposée par le FMI de 1994 à 1998, si elle a permis au pays d’éviter la banqueroute – à la grande inquiétude de ses créanciers -, a aussi jeté dans la rue au moins quatre cent mille salariés, comptés comme « sureffectifs » et s’est traduite par une formidable dépréciation d’actifs : équipements déclarés définitivement obsolètes, hôtels vendus à l’encan, entreprises bradées, etc.

L’Algérie compte aujourd’hui plus de trois millions de chômeurs, dont une bonne moitié de moins de 25 ans. Elle n’a rien à offrir à ses jeunes diplômés. En termes d’industrie et de valeur ajoutée, elle doit repartir de la case départ, après avoir dilapidé l’immense capital accumulé pendant les années fastes de 1970 à 1980, lorsque l’ensemble des acteurs économiques étaient encore tournés vers l’investissement industriel. Si elle avait continué sur la même trajectoire – avec les correctifs qui s’imposaient -, les Algériens auraient aujourd’hui le même niveau de vie que les Espagnols ou les Portugais. Ce qui a frappé les derniers visiteurs rentrés d’Alger, après quelques années d’absence, c’est l’extension rapide de la pauvreté. Chassés par l’insécurité jusqu’aux abords des grandes villes, vaincus par le chômage et brisés par la maladie, des milliers de SDF errent aujourd’hui sous les galeries des grandes artères urbaines à la recherche d’un petit coin à l’abri duquel ils pourront poser leur maigre baluchon. Des femmes serrant un enfant en bas âge gisent à même le sol à l’entrée des immeubles, des magasins. Des cas de famine ont été signalés. Des dizaines de salariés licenciés ont préféré le suicide à la honte de rentrer à la maison sans le pain quotidien. L’explosion de la prostitution – des filles à peine sorties de la puberté et des femmes adultes rattrapées par la misère – participe aussi de ce délabrement. Il est vrai que ce phénomène est ambigu, et les renseignement généraux n’hésitent pas à mettre dans la rue des fillettes pour assurer la surveillance rapprochée de certains lieux publics en couvrant éventuellement leurs turpitudes.
« Notre économie marche aujourd’hui sur la tête et ce sera une tâche gigantesque que de la remettre sur pied, sans même parler de la rendre aussi performante que les économies qui nous entourent. Bon vent aux amateurs », commente un professeur d’économie de l’université d’Alger, qui s’est escrimé pendant des années à expliquer le ba-ba de l’économie à des dizaines d’étudiants promus « cadres » depuis. Il rumine son « inutilité » dans une retraite amère.

Saïd Sadi :
la désertion
On se confond en conjectures sur les raisons qui ont conduit Saïd Sadi (photo) à finalement déserter l’arène électorale. Alors que leur « patron » s’est enfermé dans un mutisme lourd de déception et d’amertume accumulées, les responsables du RCD expliquent que la prochaine consultation ne présente pas les garanties suffisantes pour un traitement équitable des candidats, que les jeux sont déjà faits et que les « décideurs » ont choisi la voie « soudanaise » pour sortir de la crise : un subtil dosage d’intégrisme islamique et de militarisme.
En fait, derrière les refus calculés du RCD, il faut d’abord voir l’aveu de l’échec consommé d’une stratégie de type centriste, qui pensait pouvoir faire l’économie d’un travail démocratique au quotidien afin d’accéder au sérail. Dans sa course éperdue et vaine derrière les militaires, le RCD a perdu son âme sans conforter aucunement ses positions politiques. Par ailleurs, à force de jouer de surenchère laïque dans un discours désincarné, plus proche du cour des clubs parisiens et des intellectuels de « l’Algérie-sur-Seine « , il a perdu de vue qu’il avait en face de lui un peuple jaloux de son islamité et fier de son arabité.
On ne combat pas un extrémisme par un autre. Ni Boukrouh, chef du PRA, ni Rédha Malek, président de l’ANR, n’ont pu souscrire à une analyse faisant de l’arabe un corps pratiquement étranger au pays et de l’islam un épiphénomène. Last but not least : Sadi a peut-être par-dessus tout dérouté ses militants et ses électeurs par ses zigzags politiques, que l’un de ses premiers compagnons a un jour résumés d’une phrase : « Sadi, opposant un jour, rallié toujours ».

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