Le futur président vu par Washington, Paris, Rabat et Tunis

Si les capitales les plus concernées par l’élection présidentielle du 15 avril n’ont aucune certitude quant à l’identité du vainqueur, elles ont toutefois des préférences, mais aussi quelques craintes. Les voici.

Le futur président vu par
Washington, Paris, Rabat et Tunis

Paul-Marie de La Gorce, Jeune Afrique, 3.3.99

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la démission du président Liamine Zéroual a pris par surprise tous les gouvernements directement concernés par les problèmes de l’Algérie. Les États-Unis, d’abord, qui considèrent ce pays comme une pièce maîtresse sur l’échiquier stratégique et politique de la Méditerranée et comme un acteur non négligeable sur le marché international des hydrocarbures. La France, bien sûr, qui reste, de loin, le premier fournisseur de l’Algérie et accueille sur son sol une très importante communauté immigrée. Le Maroc et la Tunisie, enfin, qui estiment que leur sécurité dépend, pour une part, de ce qui se passe chez leur voisin. On imagine que les responsables de ces quatre pays suivent de près les péripéties de l’élection du futur président.
À Washington comme à Paris, à Rabat comme à Tunis, on a d’abord eu le sentiment que, comme d’habitude, « l’armée » allait imposer son candidat. Les services diplomatiques et les divers organes de renseignements sont accoutumés à attribuer un rôle décisif, voire une sorte d’omnipotence, à cette institution mythique, quelque peu mystérieuse et, à tout le moins, difficile à cerner, que constituerait le groupe des chefs militaires algériens, sans tenir compte des transformations politiques et sociales, institutionnelles et morales survenues au cours des dernières années. Quand on a découvert que, selon toute apparence, le haut état-major avait décidé de ne soutenir aucune personnalité choisie à l’avance et de ne pas s’opposer à la multiplication des candidatures (voir J.A. n° 1989, 23 février-1er mars 1999), la surprise, pour ne pas dire le désarroi, a donc été totale. C’est peu dire que les gouvernements concernés – en particulier à Washington et à Paris – ont manifesté, à cet égard, le plus grand scepticisme : ils ont expressément demandé aux fonctionnaires chargés de suivre les affaires algériennes de découvrir quelles étaient, derrière leur apparente neutralité, les véritables préférences des généraux réputés les plus influents…
Beaucoup se sont empressés de faire connaître à leurs gouvernements que le choix de l’armée s’était, en réalité, porté sur Abdelaziz Bouteflika. L’idée était d’autant plus répandue que plusieurs personnalités politiques algériennes fréquentant les ambassades occidentales assuraient que le résultat de l’élection était connu d’avance et croyaient pouvoir annoncer que l’ancien ministre des Affaires étrangères de Boumedienne serait élu, à une forte majorité, dès le premier tour de scrutin. Et le ralliement à sa candidature des ministres du Rassemblement national démocratique (RND), le « parti du président », a achevé de conforter son image de candidat « officiel ».
Les premiers doutes sont apparus lors de l’annonce de la candidature d’hommes de la même génération et de la même origine queBouteflika : Mouloud Hamrouche et Sid Ahmed Ghozali, par exemple. Et l’intervention de Zéroual appelant les organes de l’État à respecter la plus stricte neutralité et critiquant l’engagement ostensible de ministres ou de responsables civils et militaires, a achevé de convaincre les sceptiques : il n’y aurait décidément pas de candidat élu à l’avance.
Aujourd’hui, les responsables américains, français, tunisiens et marocains se sont habitués à l’idée que la prochaine élection ne ressemblerait pas à celle de 1995. Il y a quatre ans, personne n’a jamais eu le moindre doute quant à l’identité du futur chef de l’État : ce n’est pas le cas cette fois-ci.
Collectivement, les chefs militaires algériens n’ont pas pris et ne prendront pas position avant le premier tour. Certains ont, certes, porté leur choix, comme le général Khaled Nezzar, sur Bouteflika, mais ils l’ont fait à titre strictement personnel, comme d’autres le feront sans doute, plus discrètement, au cours des prochaines semaines. De toute façon, le général Nezzar, depuis longtemps à la retraite, n’exerce plus la même influence que par le passé…
Certains observateurs admettent cependant que « l’armée » – c’est-à-dire, en pratique, un groupe pas aussi restreint qu’on le croit de généraux – pourrait faire connaître sa préférence avant le probable second tour de scrutin, surtout s’il s’agit de battre un candidat qui aurait annoncé son intention de s’entendre avec les anciens dirigeants du FIS et de faire d’importantes concessions à la mouvance islamiste.
Si les gouvernements étrangers n’ont aucune certitude, ils ont toutefois des préférences. Plus exactement : des préférences différentes s’expriment au sein de chacun d’eux.
À Washington, le courant dominant est, sans conteste, en faveur de la continuité. On aimerait voir succéder à Zéroual un président qui incarne clairement le respect des accords passés avec les institutions financières internationales, la poursuite accélérée des privatisations, le rétablissement progressif de l’ordre public et la lutte contre l’islamisme armé, que les responsables américains assimilent désormais au terrorisme et dont ils redoutent les liens avec d’autres organisations, y compris celle que dirige leur ennemi privilégié, Oussama Ben Laden. Il n’est même pas exclu que les Américains eussent préféré un candidat dont l’élection soit mieux assurée, ce qui aurait évité les aléas d’un second tour de scrutin.
L’ennui, c’est que plusieurs candidats correspondent à ce profil idéal, avec, naturellement, des nuances qui ne sont pas que de détail. Ainsi, certains responsables ne cachent pas les réserves que leur inspire Bouteflika, qui personnifia longtemps, non sans éclat, la politique étrangère « non alignée » de l’Algérie au temps de Boumedienne. Pourtant, l’évolution ultérieure de celui-ci, ses relations au Proche-Orient, la discrétion qu’il a observée depuis plusieurs années, plaident indiscutablement en sa faveur. La majorité reste convaincue que ses chances de l’emporter sont supérieures à celles d’autres candidats également appréciés à Washington, comme Reda Malek (ancien ambassadeur aux États-Unis), Mouloud Hamrouche, Sid Ahmed Ghozali ou encore Youssef Khatib.
Au département d’État, la tendance favorable à une réconciliation avec les mouvements islamistes a perdu sa prépondérance, mais conserve une influence non négligeable. Sa thèse est que l’élection d’un président résolu à s’entendre avec les anciens dirigeants du FIS serait de nature à mettre un terme aux activités de l’islamisme armé. Son choix ne peut guère se porter que sur Ahmed Taleb Ibrahimi ou sur Hocine Aït Ahmed, même si les spécialistes américains ne croient guère aux chances de ce dernier.
Le chef du Front des forces socialistes (FFS) bénéficie pourtant du soutien presque avoué de nombre de responsables socialistes français. Son parti est membre de l’Internationale socialiste et il entretient avec eux, depuis longtemps, d’étroites relations. Aït Ahmed s’est efforcé de convaincre ses interlocuteurs que le « pouvoir » algérien, c’est-à-dire, en pratique, l’armée, était le seul véritable obstacle à une réconciliation avec les mouvements islamistes et que ceux-ci pourraient accepter de jouer le jeu démocratique. Dans les milieux dirigeants français, beaucoup ne doutent apparemment pas qu’il parviendra à recueillir, outre les suffrages qui lui sont traditionnellement acquis dans les wilayas kabyles de Tizi Ouzou et de Bejaïa, ainsi qu’à Alger, ceux d’une partie de la mouvance islamiste. De sorte qu’il pourrait arriver en première ou en deuxième position au soir du premier tour, le 15 avril, et être admis à participer au second. Face à un représentant du pouvoir en place, il pourrait alors rassembler sur son nom toutes les oppositions…
Ce calcul est jugé illusoire par les spécialistes des affaires algériennes au ministère de l’Intérieur, au ministère de la Défense et même au Quai d’Orsay. Ceux-ci sont, en effet, convaincus qu’Aït Ahmed ne parviendra pas à sortir de sa spécificité régionaliste et n’a donc que fort peu de chances de figurer au second tour. Ils ne croient pas qu’une partie des voix islamistes – un quart de l’électorat lors de l’élection présidentielle de novembre 1995 – puissent se reporter sur son nom, et estiment qu’elles se répartiront, pour l’essentiel, entre trois candidats – Ahmed Taleb Ibrahimi, Mahfoud Nahnah et Abdallah Djaballah -, sans qu’il soit possible de prévoir dans quelles proportions. Cette dispersion prive, selon eux, les candidats islamistes de toute chance de l’emporter. Et ils en concluent que le prochain président sera, selon toute vraisemblance, issu du courant traditionnel du nationalisme algérien, qu’il s’agisse de Bouteflika, de Hamrouche, de Ghozali, voire de Khatib. À partir de là, les calculs divergent. Pour les uns, le vainqueur sera celui qui parviendra à additionner les suffrages du courant démocrate – puisque Saïd Sadi, cette fois, ne se présente pas – et ceux qu’avait obtenus Liamine Zéroual en 1995 (et le RND aux élections législatives de 1997). D’autres jugent décisive la position des groupes d’autodéfense, qui, là où ils sont implantés, exercent une influence considérable sur la population. Or leur choix pourrait traduire les véritables préférences des chefs militaires qui voudront ou pourront donner des consignes de vote.
 

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