Le favori à la présidentielle divise l’armée algérienne
Rumeurs de report du scrutin prévu le 15 avril.
José Garçon, Libération, 25 février 1999
L’élection présidentielle du 15 avril en Algérie va-t-elle être reportée? Un mois et demi avant ce scrutin anticipé, rien ne dit qu’il aura lieu comme prévu. «Le poker du 15 avril», titre en effet le Matin, tandis que Liberté interroge: «Vers le report?» Cette campagne de presse ressemble fort à celle qui eut lieu en janvier 1992 après le premier tour des législatives, remportées par le FIS. A l’époque, un Comité national de sauvegarde de l’Algérie (CNSA), exigeant l’annulation du scrutin, avait été créé à l’instigation de plusieurs personnalités, dont Saïd Saadi, le leader du RCD, et Abdelhak Benhamouda, le patron de l’UGTA, la puissante centrale syndicale. Le CNSA et la presse francophone, qui relaya cette demande, permirent de montrer que la «société civile» appelait à l’interruption du processus électoral. Sept ans plus tard, un CCDR (Comité des citoyens pour la défense de la République) a pris la place du CNSA, tandis que les acteurs politiques qui, en 1992, avaient réclamé l’intervention de l’armée pour «barrer la route aux islamistes» exigent aujourd’hui le report de la présidentielle. Il faut «empêcher le second tour par tous les moyens» et, si besoin, «bloquer les carrefours et les aéroports», avait alors déclaré le leader du RCD. Ce sont quasiment les mêmes arguments qu’il utilise en 1999, en se disant prêt à «tout entreprendre» pour que la présidentielle soit différée.
«Candidat du pouvoir».
Les urnes de ce nouveau scrutin paraissaient pourtant bien ficelées. Un candidat (Abdelaziz Bouteflika, ancien ministre des Affaires étrangères de Boumediene) était tellement mis en avant par les institutions qu’il ne faisait guère de doute qu’il en prendrait la tête. Surtout que son entourage affirmait volontiers qu’il était «le favori de l’armée». Tant de chaleur a sans doute contribué à brûler Bouteflika, qui est apparu comme «le candidat du pouvoir». Une étiquette difficile à porter dans un pays où le régime est détesté par la rue. Mais, à l’intérieur du sérail aussi, cette élection où tout semblait joué d’avance a provoqué un conflit. Rappelant trop les pratiques du parti unique, contrariant aussi d’autres ambitions, cette tentation de transformer le scrutin en plébiscite pour Bouteflika a mis le feu aux poudres dans la classe politique, dans la presse et, dit-on, dans l’armée.
Certes, le haut commandement militaire semble se tenir à la décision de soutenir Bouteflika, comme en témoigne la consigne de soutien parvenue aux ambassades algériennes. Mais cette candidature n’a pas rallié les cadres supérieurs d’une armée qui tire sa cohésion d’avoir toujours avalisé par consensus les grandes décisions. La joute verbale qui vient d’opposer le général Zeroual et l’ancien homme fort du régime, le général Nezzar (qui soutient Bouteflika après l’avoir traité de «canasson») montre que les remous de la présidentielle n’épargnent même pas l’armée.
En réalité, cinq mois après l’annonce du départ anticipé de Zeroual, le scénario élaboré par le système pour imposer un candidat patine. Tout se passe comme si le régime avait sous-estimé plusieurs résistances. En premier lieu, celle des appareils proches du pouvoir. Le soutien à Bouteflika divise l’UGTA, a provoqué une scission au RND, le parti présidentiel, et chez les islamistes de Ennadha. Plus favorable à Taleb Ibrahimi, la base du FLN, l’ancien parti unique qui soutient Bouteflika, renâcle à suivre. En deuxième lieu, le système se heurte à la résistance de cinq partis politiques et des trois autres principaux candidats, Hocine Aït-Ahmed, Taleb Ibrahimi et Mouloud Hamrouche, qui multiplient les actions communes exigeant la transparence des élections. La troisième résistance n’est pas la moindre: elle vient de l’actuel chef de l’Etat, qui répète qu’il ira «jusqu’au bout pour organiser un scrutin régulier». Zeroual table-t-il sur les vagues qui agitent l’armée? Ces dernières semblent expliquer, en tout cas, la neutralité quant au futur scrutin affichée par le chef d’état-major, Mohamed Lamari, qui n’a de cesse de veiller à la cohésion de l’armée.
Explosion sociale.
Le pouvoir semble, en outre, avoir été pris de court par certaines candidatures, qu’il n’avait pas forcément prévue (celle d’un opposant de toujours, Aït-Ahmed, qui peut créer une nouvelle dynamique) ou qui risque d’aboutir à une réorganisation sous d’autres formes du FIS (celle de Taleb Ibrahimi). C’est pour contrer ce dernier, en éparpillant les voix islamistes, que les autorités n’ont finalement pas fait valoir un article de la Constitution capable d’empêcher le leader islamiste Mahfoud Nahnah de se présenter. C’est aussi sur ce nouveau «danger islamiste» que s’appuient tous ceux qui réclament ouvertement le report des élections. Ces derniers se savent-ils soutenus par un clan de l’armée qui souhaiterait avoir plus de temps pour verrouiller une situation que le pouvoir a du mal à maîtriser? «Les islamistes piègent les élections», titrait en tout cas hier le Matin, tandis que l’éditorial d’El Watan estimait: «Avec ou sans nouveau Président, avril amènera certainement un séisme populaire dont personne ne sortira indemne.» Cette petite phrase anticipe-t-elle une explosion sociale qui pourrait bouleverser la donne et justifier un report du scrutin? Une hypothèse que nul ne peut écarter, surtout quand se multiplient les articles semblant mettre de l’huile sur le feu en annonçant le «surcroît d’austérité qui attend les couches les plus fragiles».