ALGÉRIE:Un pour tous, tous contre lui

ALGÉRIE: Un pour tous, tous contre lui

Levée de boucliers, suivie d’un tir de barrage contre un vieux loup du sérail : Abdelaziz Bouteflika. Engagée dans l’opacité et la confusion, la course à la présidence, après le revirement du général Khaled Nezzar, réserve bien d’autres surprises

Farid Zemmouri, Afrique-Asie, Février 1999

Deux fois déjà, Abdelaziz Bouteflika, 61 ans, dont quarante passés dans le sérail, le plus souvent dans le « Saint des Sains », a vu son destin présidentiel lui passer sous le nez. En 1979, lorsque l’armée l’écarta de la succession de Houari Boumédiène, qu’il avait servi comme un alter ego, au profit du colonel Chadli Bendjédid, « officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ». Et en 1994, lorsque l’état-major lui préféra un général à la retraite, Liamine Zéroual. Le scénario va-t-il se reproduire en 1999, faisant du fringant chef de la diplomatie algérienne des années soixante-dix-quatre-vingt le « chat noir » de l’arène politique algérienne ? L’affaire est pourtant bien amorcée.

A peine revenue de son choc après le retrait inattendu de Zéroual, deux ans avant la fin de son mandat, la classe politique s’entend proposer par Boualem Benhamouda, secrétaire général du FLN – le parti nationaliste, membre de la coalition politique qui avait soutenu le président sortant – un « candidat de consensus, avec l’accord d’en haut » : Abdelaziz Bouteflika. Elle est d’abord tétanisée : « l’accord d’en haut » – autrement dit celui de l’état-major de l’armée, que les Algériens désignent sans ambiguïté comme le « pouvoir réel » – signifie en effet que les jeux sont faits et que l’élection ne sera à nouveau qu’une formalité. De sa tanière d’El-Biar, Bouteflika observe, ne dément pas, ne confirme rien, estimant qu’il est trop tôt pour se découvrir. La queue « d’amis », de « conseilleurs » et de solliciteurs s’allonge devant la résidence du candidat officiel. Benhamouda boit du petit-lait : bluff ou pas, c’est une affaire qui marche.

Mais la contre-attaque ne tarde pas à s’organiser. La première salve est tirée par Nourredine Boukrouh, chef d’un parti croupion, le PRA, qui a souvent pris la plume au nom d’une tendance ou l’autre de l’armée. A son actif ces derniers mois : la virulente campagne de presse qui avait conduit à la démission du conseiller personnel de Zéroual, le général Mohamed Betchine, devenu la bête noire de l’état-major après avoir manifesté des velléités présidentielles. Bouteflika est classé au rang des « pucerons collant à la peau des Algériens » et de « constructeur de gourbis » par Boukrouh, qui avertit d’emblée que la bataille de la présidence, mal partie, « sera sanglante, sale et terrible », « un tohu-bohu général et public ». L’ancien Premier ministre Mouloud Hamrouche, doublement intéressé comme candidat et comme responsable du FLN, lâché par son parti dans des conditions obscures, intervient à son tour, avec d’autres arguments d’un meilleur tonneau. Il récuse toute tentative de tenir une « élection fermée », plaide pour des « candidatures multiples » et rappelle que si l’armée a le droit de brandir le carton rouge dans le cadre de ses missions strictement définies par la Constitution, elle n’a pas celui de « choisir les joueurs ». La brèche ouverte voit s’engouffrer d’autres contestataires jusque-là silencieux : Ahmed Taleb Ibrahimi, également candidat à la présidence, et Mohamed Salah Yahiaoui, adversaire malheureux de Bouteflika à la succession de Boumédiène, pour ne citer que les principaux (1). Tous s’adressent à l’armée, plus muette que jamais, afin qu’elle confirme solennellement son précédent engagement de ne pas se mêler du scrutin.

En fait le « pouvoir réel » est très divisé. Si le chef d’état-major, Mohamed Lamari, feint ostensiblement de s’être placé au-dessus de la mêlée, le redoutable chef des services secrets, le général Mohamed Médiène, dit Toufic – qui avait pesé de tout son poids dans le choix de Zéroual en 1994 – est très impliqué dans la candidature de Bouteflika. Dans l’équipe de campagne que ce dernier, indifférent aux attaques dont il est quotidiennement l’objet, a mis discrètement sur pied, figurent plusieurs proches de Médiène : Abdelwahid Bouabdallah, Nourredine Benmiloud et Issad Rabrab, un riche homme d’affaires ayant un pied en France et l’autre en Algérie, connu jusque-là pour être le financier du RCD de Saïd Saadi, mais qui a changé de camp à la demande de ceux « d’en haut ». Ce qui d’ailleurs explique fort bien le dépit de Saadi, qui, après avoir promis de faire un bout chemin avec Bouteflika, est revenu sur ses engagements.

A l’étranger, le sponsor politique de Bouteflika (voir notre n° 112, de janvier 1999) n’est autre que le général Larbi Belkheir, qui a notamment à Paris l’oreille du ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, qu’il a connu lorsqu’il était directeur du cabinet de François Mitterrand alors qu’il dirigeait lui-même celui de Chadli Bendjédid à Alger. Il lui a fait valoir, comme gage de bonnes relations futures, l’attitude plus ouverte de Bouteflika à l’égard de Paris, en particulier lors des deux graves crises qui ont secoué les rapports entre les deux pays : en 1966 sur le délicat dossier du vin algérien – que la France ne voulait plus acheter – et en 1971 sur le problème des indemnisations après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises Elf-Aquitaine et Total. Dans le sérail, l’obstacle principal à cette guerre éclair conduite par Belkheir pour imposer son « poulain » était, avant son revirement spectaculaire, le général Khaled Nezzar – l’homme qui a chassé Chadli Bendjédid de la présidence en 1992 et qui, bien qu’à la retraite, dispose encore d’innombrables entrées au sein de l’armée. Considérant Bouteflika comme un « canasson » sans envergure qui avait « grandi sous le burnous de Boumédiène » et serait très rapidement dépassé par la situation, il promettait de se couper la moustache si ce dernier passait, ne donnant pas cher de sa peau malgré l’assurance de son ami Belkheir. Mais Nezzar a brusquement décidé que « Si Abdelaziz » était le meilleur prétendant possible à la succession de Zéroual. Sans que personne ait compris pourquoi le « canasson » a soudain trouvé grâce aux yeux de ce faiseur de rois ! Les voies du Seigneur…

Mais en quoi l’armée serait-elle intéressée par Bouteflika ? A-t-elle été piégée par lui ou l’a-t-elle piégé comme un vulgaire lièvre avant de sortir de sa besace un « joker » qu’elle imposerait à tout le monde ? A la première question, on voit bien le parti que le « pouvoir réel » pourrait tirer aux yeux de l’étranger d’un homme qui reste auréolé de son rôle au sein des non-alignés, de la Ligue arabe et de l’OUA et dont la carrière diplomatique a culminé avec la présidence de l’Assemblée générale des Nations unies, au cours de la session qui a vu Yasser Arafat accéder pour la première fois à la tribune du palais de verre de Manhattan. A l’intérieur, l’armée saura lui imposer ses conditions concernant ses prérogatives propres (budget, nomination des généraux, etc.) aussi bien que sur le traitement du dossier islamiste, sa chasse gardée.

Pour l’Etat-Major, Abdelkader Mali (nom de guerre de Bouteflika), originaire de l’Oranie, est un bon alibi pour déposséder les généraux de l’Est algérien (ceux qu’on appelle les artilleurs de l’Est) du pouvoir sans partage qu’ils exercent depuis quarante ans sur l’Algérie et de se débarrasser définitivement ainsi d’une hypothèque pesante au nom de l’alternance. L’enjeu régional n’est pas des moindres, en effet, dans cette bataille à visages cagoulés. Mais peut-on exclure que l’armée ait poussé Bouteflika dans l’arène pour provoquer le tohu-bohu qu’elle souhaitait, avant de sortir son joker de derrière les fagots et de prendre à témoin le peuple, en particulier les plus jeunes, de l’inanité et de la légèreté de la classe politique occupée à s’étriper et à régler des comptes remontant à plus de cinquante ans, au lieu de regarder vers l’avenir ?

Il est vrai que le spectacle du trop-plein de candidatures et de la « chienlit » qu’annoncent les rancours déversées par les uns sur les autres n’est guère fait pour réjouir l’électeur désabusé et le citoyen fatigué de tant de simulacres. Et si finalement l’épisode Bouteflika n’était que le miroir tendu par les « décideurs » à la classe politique pour la discréditer à ses propres yeux et légitimer ainsi leur hégémonie sur l’Etat ? Peut-être n’est-ce qu’une vision cynique de la politique algérienne. Mais elle cadre bien avec l’opacité qui entoure les faits et gestes des décideurs, plus habitués aux conclaves qu’au débat public.

  1. D’autres candidats se sont déclarés, comme Mouloud Hamrouche, Ahmed Ghozali, Belaïd Abdelsalam…

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