Quelques extraits des minutes du procès

Quelques extraits des minutes du procès

Du 1er au 5 juillet a lieu à Paris un procès d’une importance capitale pour tous ceux qui depuis des années dénoncent les crimes de la junte militaire en Algérie.
Ce procès, intenté par le général Khaled Nezzar, contre l’auteur de La Sale guerre Habib Souaïdia qui ne devait traiter que de diffamation (Nezzar perdit le procès, voir le jugement), se transforma en un procès hautement politique avec une trentaine de personnes qui témoignèrent sous serment. Au centre du débat des questions sur la nature du régime algérien, le rôle de la hiérarchie militaire dans les évènements sanglants et douloureux qui ne cessent d’endeuiller le pays depuis plus de dix ans : Qui a décidé l’interruption du processus électoral en janvier 1992 ? Le président Chadli Bendjedid a-t-il démissionné ou  » été démissionné  » ? Qui est responsable de la répression féroce avec ses camps d’internement, exécutions sommaires et disparitions forcées ? Qui a tué Mohamed Boudiaf ? Qui massacre en Algérie ? Quel est le rôle de l’ONDH ?
Voici quelques unes des questions soulevées.
L’intégralité des interventions et plaidoiries est présenté dans le livre  » Le procès de la Sale guerre  » édité par La Découverte (en vente à partir de fin octobre 2002). Nous présentons ici quelques extraits permettant d’apprécier l’importance de cet événement qui aura inévitablement ses répercussions dans l’avenir.

 

Habib Souaïdia
(Ex-officier des troupes spéciales, auteur de La Sale guerre )

Je ne sais pas pourquoi il [Nezzar] m’attaque en particulier. Je n’arrive pas à comprendre, mais je suis certain que la vérité blesse car on raconte le quotidien d’un Algérien. Que l’on soit militaire ou civil, ce n’est pas facile de raconter son histoire. C’est difficile, surtout en Algérie où l’on n’a pas le droit de parler.
Personnellement, je me suis réfugié en France – et il y a pas mal d’officiers et de civils réfugiés en Europe, parce qu’ils n’avaient pas le droit de parler, de protester ou de dire quoi que ce soit. Tout ce que les généraux disent de faire doit être appliqué à la lettre. Si on refuse, on est un homme mort ou on passe en prison. On n’a pas le choix.
Ou bien on peut monter dans le maquis, devenir un terroriste, commencer à couper les têtes des gens et déposer des bombes. Il n’y a pas d’autre choix pour un Algérien en Algérie que la prison, l’exil ou le maquis. La quatrième solution, c’est la mort. Pas mal de gens que je connais ont été exécutés par les militaires. Des gens que je connais ont été tués par des militaires et j’en ai les noms !

Il a été dit que j’avais été radié en tant qu’officier. Mais M. le général major, le chef d’état-major des armées, quand il a communiqué après la sortie du livre La Sale Guerre, a dit :  » M. Souaïdia est un ex-sous-lieutenant.  » Il a confirmé que j’étais sous-lieutenant, que j’étais dans une unité opérationnelle. Même la presse algérienne a confirmé.
Maintenant, ils sortent des pièces où ils disent que j’ai été radié de l’armée quand j’étais élève officier, parce que mon père a été commandant dans l’armée française. Mon père n’a jamais été commandant dans l’armée. Comme d’autres Algériens, il a fait la guerre d’Indochine et M. Nezzar connaît cela.
Ils ont fait un autre dossier pour dire que je n’ai pas été sous-lieutenant dans les unités opérationnelles. Je n’arrive pas à comprendre. C’est un usage de faux. Ils fabriquent des preuves, ils ont une administration, ils ont l’argent, ils ont une justice.

 

Khaled Nezzar
(Général-major, ex-ministre de la Défense, ex-membre du Haut comité d’Etat)

Nous avons reçu des documents, mes conseils ont reçu à la dernière minute des documents. J’ai essayé d’en compulser un. Ce sont des documents tirés des sites Internet d’Algeria-Watch et du MAOL. Si l’on doit se baser sur cela pour dire que l’armée algérienne tue et massacre, c’est un peu trop gros. Si vraiment l’armée massacrait, avec la liberté de presse en Algérie… Les journalistes français que j’ai rencontrés ont dit que la presse est plus libre qu’en France. Je vous assure que les avocats algériens ici sont des avocats de la presse et peuvent vous le dire. Il existe un contre-pouvoir à Alger. Ces milliers d’associations qui existent en Algérie, composées de femmes et d’hommes, sont des milliers d’intellectuels. Comment ces gens-là n’ont-ils pas dénoncé un quelconque crime de cette armée ?
Il suffit qu’un jeune sous-lieutenant parle de cette affaire… Je sais très bien que cela a été au-delà, je suis absolument certain qu’il n’aurait pas été au-delà si on ne l’avait pas poussé à aller au-delà, et M. Gèze a une responsabilité.

—————–

Me Comte.– Nous sommes dans une histoire assez dense. Vous avez dit, M. Nezzar, que c’est à la demande de la majorité du peuple algérien que l’armée a dû interrompre le processus, dans le cadre de ce que vous avez indiqué être le Haut Comité d’État.
J’ai une question à vous poser. De mémoire, mais je peux me tromper, en janvier 1992, il y a une énorme manifestation à Alger qui regroupe un million de personnes. Le mot d’ordre est :  » Ni dictature militaire, ni dictature islamiste.  » Où était, M. Nezzar, la majorité de la population qui vous soutenait ?
M. Nezzar.– C’était toute la manifestation qui était pour l’interruption du processus électoral.
Me Comte.– Pas du tout :  » Ni dictature militaire. « 
M. Nezzar.- Le FFS répète la même chose, c’est normal.
Me Comte.– Où était la majorité des gens en votre faveur ?
M. Nezzar.– Monsieur… Maître… Je ne sais pas très bien comment vous appeler.
Me Comte.– Voilà les méthodes ! Cela ne me dérange pas. M. Nezzar a voulu un procès ici, il faut qu’il s’habitue aux règles d’ici, sinon vous allez là-bas faire votre procès. Je vais continuer mes questions. Je voudrais que vous m’appeliez  » Maître « .
M. Nezzar.– Parfois, j’oublie de vous appeler  » Maître « .

 

Sid-Ahmed Ghozali
(retraité, Premier ministre du gouvernement algérien du 18 juin 1991 au 19 juillet 1992)

Et là, ce ne sont pas les militaires seuls, ce sont les militaires, le gouvernement et la société civile qui étaient en face d’un choix. Même en supposant que la discussion permettait de continuer le processus, la société civile, les partis, la quasi totalité, 90 % des partis, étaient passés dans mon bureau pour me dire :  » Vous n’allez pas partir et laisser le pouvoir aux islamistes.

Il y a eu entre le premier et le deuxième tour la publication des résultats dans le Journal officiel. Je suis incapable de vous dire comment cela s’est fait. Mais une junte formée de militaires et de civils, décidée à annuler des élections arbitrairement, politiciennement, ne laisse pas publier des résultats du premier tour dans le Journal officiel de la République algérienne. Et enfin, si on se fonde à tout prix sur l’hypothèse que cette interruption était faite par des hommes assoiffés de pouvoir, pourquoi ne sont-ils pas allés jusqu’au bout et n’ont-ils pas pris le pouvoir eux-mêmes ?

 

Ali Haroun
(avocat, ministre des Droits de l’homme du 18 juin 1991 au 22 février 1992, membre du Haut Comité d’État du 14 janvier 1992 au 31 janvier 1994)

Les élections se sont préparées pendant deux ou trois mois avant. Dans toutes les mosquées, c’était l’appel au djihad, c’est-à-dire l’appel à la guerre sainte. Dans toutes les mosquées, il y avait des tracts. Dans toute s les mosquées, il y avait un placard sur lequel, c’est trop d’honneur pour nous, figuraient nos cinq photos : celle de M. Boudiaf, celle du général Nezzar, celle de M. Haddam, celle de M. Kafi et la mienne. Elles étaient placardées dans toutes les mosquées d’Algérie avec la mention :  » Ces hommes sont à abattre, quiconque les abat a sa place assurée au paradis.  »

 

Leïla Aslaoui
(magistrate et écrivain, ministre de la Jeunesse et des Sports du 18 juin 1991 au 19 juillet 1992, ministre chargée de la Solidarité nationale et de la Famille du 13 avril au 17 septembre 1994, sénatrice de 1998 à janvier 2001)

L’arrêt du processus électoral a entraîné des milliers de morts. Mais, M. le président, s’il n’y avait pas eu l’arrêt du processus électoral, il y aurait eu des millions de morts. Ils auraient été exécutés sur la place publique au lieu d’être assassinés à la manière des terroristes. Nous, société civile, nous, citoyens et citoyennes, avons demandé à l’armée d’arrêter le processus électoral et, si elle ne l’avait pas fait, M. le président, je ne serais pas ici, aujourd’hui, pour témoigner parce que je n’aurais pas respecté cette institution. Donc j’assume pleinement l’arrêt du processus électoral. (…)
Si, aujourd’hui, je suis devant vous, si je n’ai pas été exécutée comme mes sœurs afghanes sur une place publique, c’est grâce aux forces de sécurité et à l’armée qui continuent à me protéger, parce que je suis encore une personne ciblée et je suis une maman qui tremble tous les jours pour son fils, après avoir tremblé pour son mari.

 

Omar Lounis
(syndicaliste, employé dans une entreprise publique, membre du Comité national de sauvegarde de l’Algérie en janvier 1992)

Lorsque le général Nezzar a joint sa voix à celle du peuple algérien et a dit :  » Non à l’aventure, non à l’assassinat de l’Algérie « , nous avons répondu :  » Non.  » Si c’est cela un coup d’État, l’ensemble des Algériens est complice.

 

Ahmed Djebbar
(écrivain et professeur d’université à Paris, conseiller du président Mohammed Boudiaf du 18 janvier 1992 au 29 juin 1992, ministre de l’Éducation nationale du 19 juillet 1992 au 16 avril 1994)

M. le président, on en a très peu parlé (et c’est une erreur de communication dans mon pays, je le reconnais en tant que citoyen) : depuis les premiers attentats, des policiers ont été assassinés à la Casbah en 1992, des milliers de soldats, sous-officiers, officiers, officiers supérieurs, officiers généraux, sont morts pour défendre la République. La société civile le savait parce que cela a circulé, mais le peuple profond ne le savait pas. Si une communication correcte avait été effectuée, je suis certain que nous aurions pu épargner encore des années de drame, parce que l’opinion se serait mobilisée encore plus pour défendre la République et ne pas laisser seulement une partie de sa défense à l’institution militaire, compte tenu de la désorganisation de la société, conséquence de trente ans de parti unique où le peuple algérien a été transformé en un ensemble de tubes digestifs qui se nourrissaient de la rente pétrolière.

 

Rachid Boudjedra
(intellectuel et écrivain)

J’en arrive à mon livre FIS de la haine. Je suis un écrivain, un romancier, quelqu’un qui travaille sur l’émotion et la sensibilité. Je suis un grand lecteur de Proust, Flaubert, des grands écrivains français. Je peux dire que je suis un peu le continuateur de Flaubert et de Proust dans mon genre… selon la reconnaissance de la critique universelle.
(…)
Je pense donc que moi, j’ai voulu, j’ai souhaité que l’armée algérienne, que le général Nezzar, interviennent pour sauvegarder l’Algérie de presque trente ans de khomeinisme en Iran et de cinq ou dix ans de talibans.

Au Portugal, c’est l’armée qui a vraiment démocratisé le Portugal et débarrassé le pays d’un dictateur qui s’appelait Salazar. Il ne faut pas faire d’amalgame. C’est comme la haine du flic en France : on n’aime pas les flics, les gendarmes, mais quand on en a besoin, ils sont formidables. Ils arrivent toujours en retard par rapport aux voleurs.

 

Mohamed Sifaoui
(journaliste)

Beaucoup de gens ici présents savent que je suis un réfugié politique et beaucoup de gens se sont étonnés du fait qu’un réfugié politique puisse témoigner en faveur d’un général algérien. (…) D’une manière la plus solennelle qui soit, je peux dire à M. Nezzar, en le regardant dans les yeux, que je ne suis pas du tout et que je n’ai pas été d’accord avec les politiques qui ont été suivies depuis l’indépendance en Algérie. Toutefois, je tiens, et j’assumerai toujours ces propos devant l’histoire et devant ma conscience, à vous rendre hommage, à vous et à vos collègues, pour avoir arrêté le processus électoral et avoir empêché des islamistes intégristes de faire de l’Algérie un autre Afghanistan. Rien que pour cela, je tiens à vous rendre hommage.

 

Kamel Rezzag Bara
(diplomate, directeur de l’Observatoire des droits de l’homme du 22 février 1992 jusqu’en avril 2001)

À partir de cette violence terroriste, se sont développées des pratiques que l’on n’a vues qu’en Afghanistan. Ce sont les mêmes pratiques terroristes que les premiers groupes terroristes qui venaient d’Afghanistan ont pratiquées en Algérie. Parmi ces pratiques, l’entrée en clandestinité était cachée derrière une disparition : c’est une entrée en clandestinité, mais la famille, pour ne pas avoir de problèmes, déclare que le  » disparu  » a été pris par les services de sécurité, et on met en cause la responsabilité des pouvoirs publics.

Je connais la théorie de certaines multinationales des droits de l’homme, qui ont développé une vision qui voulait absolument faire admettre que l’arrivée du FIS au pouvoir, donc une majorité théocratique, était un événement démocratique. Je suis un homme de convictions. Je suis un avocat et un professeur de droit. Je me suis toujours assumé. Je crois que l’institution militaire en Algérie est l’un des socles sur lesquels a reposé, du temps de l’Armée de libération nationale, la renaissance de l’État algérien. Je suis moi-même officier de réserve, puisque j’ai fait mon service national, et j’en suis fier. Je ne vois aucune contradiction à venir témoigner devant un tribunal à la demande du général Nezzar qui a été ministre de la Défense nationale de mon pays.

Me Bourdon.– Dans une interview très longue que vous donnez à l’agence Interface, à la question :  » On considère l’ONDH comme le porte-parole du pouvoir… « , vous répondez :  » Puisqu’on en est à lancer des accusations, je peux parfaitement dire que cela est le langage des porte-voix des extrémistes et des groupes armés, et je peux dire que ces gens-là ne sont que les sous-traitants d’organisations internationales… Je peux dire beaucoup de choses pas très agréables à entendre.  » Que voulez-vous dire par le fait que les organisations internationales sont les sous-traitants des groupes armés ?
M. Rezzag-Bara.- Suis-je obligé de répondre à cette question ? (…)
M. Rezzag-Bara.- C’est un propos extrême mais, à l’époque, il a été tourné à l’extrémisme. Certaines organisations n’arrivaient pas à comprendre la réalité de la situation et voulaient absolument continuer à penser qu’avec le FIS, avec les islamistes, nous aurions vu le pays de tous les paradis, alors que même sans le FIS on a eu un enfer sans nom. Cette réaction est un peu extrême, peut-être que le propos était effectivement extrême. Je ne l’aurais pas tenu si on m’avait posé la question maintenant.

 

Mohamed Harbi
(historien, membre du FLN de 1956 à 1965)

Si je devais résumer en une formule ce que j’ai écrit dans mes travaux, je considère que le processus historique algérien est un processus qui a mené, comme autrefois en Prusse, à la formation d’un État armé, d’une armée ayant un État à son service et non une armée au service de l’État.
(…)
Cet assassinat est instructif à bien des égards. Tout d’abord, parce qu’il a montré que la suppression d’une alternative politique pouvait passer par l’assassinat. La deuxième chose, c’est qu’il a montré que des chefs militaires pouvaient se comporter comme se comporte une mafia, puisque la décision qui avait été prise était d’emprisonner Ramdane Abbane et a été prise par cinq voix. Or, Abbane est tombé dans un guet-apens et trois des éléments qui avaient participé à la décision de son emprisonnement ont décidé, purement et simplement, de le faire assassiner. Le troisième élément, qui est aussi instructif, car il se reproduira dans notre histoire, est que l’assassinat commis par des militants de l’organisation à l’égard de l’un de leurs pairs a été attribué pendant des années à l’ennemi. Je pense que cette procédure va se retrouver dans nombre de phénomènes, après 1962, et même plus tard.

Pendant la construction de l’armée, il y a eu le rôle de factions civiles dont le rôle et celui de l’armée se sont inversés : alors que dans le Parti du peuple algérien, le militaire, à travers les organisations paramilitaires, était au service du politique, à partir de 1957, les rapports entre civils et militaires sont inversés. Les civils étaient sous les ordres des militaires, et cette situation va perdurer. Elle sera atténuée, d’une certaine manière, entre 1962 et 1965, mais, à partir de 1965, on va assister à la formation de ce que les Algériens appellent le  » système  » et que l’on peut appeler un régime militaire à façade civile.

On m’a dit que le FIS ne posait pas de problème et que la majorité de son conseil consultatif était totalement investi par la Sécurité militaire. J’ai répondu à ceux qui m’ont parlé de cela en leur rappelant l’expérience du pope Gapone en Russie en 1905 : on peut manipuler de petites organisations, qu’elles soient de gauche ou de droite, mais on ne manipule pas un mouvement de masse. Et a fortiori un mouvement de masse en colère qui était la victime de la politique de l’État et de son désengagement social.

 

Nicole Chevillard
(journaliste à Nord-Sud Export)

C’est alors l’état d’urgence, l’état d’exception. Toutes les consultations populaires qui ont eu lieu par la suite ont été faites sous l’état d’exception. À partir de 1992, se sont mises en place des juridictions spéciales et des décrets. De toute façon, il faut se rapporter à la situation de l’époque : il n’y a pas de Parlement élu. Juste avant la démission de Chadli, le Parlement avait été dissout. Les décisions sont prises par décret. On assiste à une série de mises en place d’institutions parallèles, de cours spéciales, de lois répressives.

Plus le pouvoir a manqué de légitimité, plus il a recherché les apparences de la légalité : je crois que c’était une façon de compenser l’une par l’autre.

Tous ceux qui avaient signé représentaient quelque chose sur la scène politique algérienne et étaient vraiment représentatifs du peuple algérien puisqu’ils avaient eu les voix des Algériens. Imaginez, d’un côté, une conférence nationale qui est une peau de chagrin et, de l’autre côté, de vrais représentants du peuple qui signent un acte fondateur, une sorte de préliminaire de Constitution. Et c’est eux que l’on rejette en disant que ce ne sont pas des gens sérieux mais que, par contre, ce qui est sérieux, c’est la conférence nationale qui va, par cooptation, désigner l’un des siens, en l’occurrence Liamine Zéroual.
(…)

Me Farthouat.– En matière de coup d’État, ne vous a-t-il pas semblé que c’était une manière singulière de procéder ?
Mme Chevillard.- Je suis économiste et politologue de formation, et je crois qu’il y a plusieurs manières de faire des coups d’État. S’opposer à la volonté populaire est un coup d’État. On peut très bien faire un coup d’État qui n’entraînera pas sur le moment d’effusion de sang. Quand on revoit l’histoire de l’Algérie depuis 1992, 200 000 personnes sont mortes ; si ce ne fut pas très sanglant en janvier 1992, ce le fut beaucoup plus par la suite.

 

José Garçon
(journaliste au quotidien français Libération)

Autorités civiles et pouvoir militaire ? J’ai toujours l’impression d’enfoncer des portes ouvertes quand je dis que le pouvoir civil est un peu une fiction en Algérie. Les autorités algériennes sont très attentives et très sensibles à l’image qu’elles donnent à l’extérieur. Il a toujours été très important pour elles de présenter une apparence civile. La particularité, ou la singularité, du régime algérien a toujours été de détester donner l’apparence d’un pouvoir militaire. On déteste les coups d’État militaires en Algérie et ces derniers n’ont jamais l’allure de coups d’État militaires.
La presse algérienne avait d’ailleurs trouvé une formidable définition du limogeage, ou de la  » démission contrainte « , du président Chadli Bendjedid en la qualifiant de  » coup d’État sur canapé « . On n’a jamais trouvé mieux.

(…) un pouvoir civil en Algérie me paraît être une fiction. Pour son image de marque, le pouvoir, formé en cela à l’école républicaine française, aime donner l’apparence de la légalité. C’est aussi plus confortable pour le futur de s’abriter derrière des civils que l’on  » jette  » quand ils ne sont plus utiles. Cela permet de préserver l’institution militaire, c’est-à-dire la haute hiérarchie de l’armée, évidemment.

Il y avait beaucoup d’interrogations dans la classe politique française sur le rôle qu’auraient pu jouer les services algériens en manipulant des islamistes. Il est bien évident que les bombes ont probablement été posées par des islamistes. Mais on revient là aux interrogations sur la nature réelle des groupes islamistes armés en Algérie : dans la classe politique française, beaucoup s’interrogeaient sur le rôle qu’avaient pu jouer les services de renseignements algériens dans ces attentats. À l’époque, le Premier ministre s’appelait Alain Juppé, et je crois que les autorités algériennes ne le portaient pas dans leur cœur, car au moment des accords de Rome, en 1995, il avait eu la mauvaise idée de dire que le statu quo en Algérie n’était plus tenable à propos de la  » sale guerre « . À côté, il y avait Charles Pasqua, que l’on aimait bien à Alger.
Il y avait donc cette interrogation qui n’était pas la mienne, que je n’avais fait que rapporter, sur le rôle des services de renseignements algériens dans ces attentats. Lionel Jospin a parfaitement exprimé la gêne et l’embarras des autorités françaises face à l’Algérie : quelques mois avant son élection, il avait donné une longue interview à Libération, uniquement sur l’Algérie. Il y expliquait que le vrai problème était sans doute un problème entre les autorités algériennes et le peuple algérien.  » Sans doute un problème de légitimité « , disait-il.
C’était une interview assez dure pour les autorités algériennes. Lionel Jospin a été nommé Premier ministre quelques mois plus tard. Il lui a été rappelé plusieurs fois ses déclarations à Libération, en remarquant qu’il était plus complaisant à l’égard de l’Algérie. Lionel Jospin a répondu dans une interview au Monde :  » La politique de la France sur l’Algérie est contrainte.  » Depuis, il a refusé de dire un mot de plus. Dans le mot  » contrainte « , il y a ce que j’ai expliqué auparavant. Et ce que le ministre gaulliste de l’Intérieur de l’époque, Jean-Louis Debré a déclaré au Monde, qui en avait fait un titre :  » La Sécurité militaire derrière les attentats de Paris.  » Voilà ce que je peux dire sur les rapports complexes entre la France et l’Algérie.

 

Omar Benderra
(consultant, en exil en France depuis décembre 1992, président du Crédit populaire d’Algérie et responsable de la gestion de la dette extérieure algérienne de 1989 à 1991)

Me Comte.- Que pouvez-vous dire sur les liens entre le pouvoir politique ou militaire et certains réseaux financiers ? Y a-t-il des connivences, des contiguïtés ?

M. Benderra.– Incontestablement, les puissances d’argent en Algérie ne sont pas puissances d’argent, pour la plupart d’entre elles, par le simple fait de leur ingéniosité, de leur créativité, de leur initiative. La puissance d’argent dépend de la proximité plus ou moins grande avec César. César, chez nous, derrière les paravents des villages  » Potemkine  » de l’administration civile, c’est le pouvoir militaire ; non pas de toute l’armée, comme je l’ai entendu dire, non pas de tous les généraux, mais d’une partie des corps dirigeant l’Armée nationale populaire.

 

Ghazi Hidouci
(consultant, en exil en France depuis décembre 1991, ministre de l’Économie du 20 septembre 1989 au 5 juin 1991)

De ce moment-là à 1991, voilà comment les choses se passaient de mon point de vue. Premièrement, il y a eu très peu d’actes graves. Je me rappelle d’une affaire d’agression d’une gendarmerie par des groupes paramilitaires, je me rappelle tout l’échauffement lié à la guerre du Golfe et toute la démagogie environnante, etc. Il y avait des manifestations tous les jours.
Il ne faut pas perdre de vue que cette ouverture démocratique, pour les gens, c’était d’abord de manifester tout le temps pour n’importe quoi. Le palais du gouvernement était tous les jours assiégé par les manifestants. Pour moi, ce n’était pas de la violence. Cela avait un caractère d’exutoire, d’expression, de début d’organisation. Il y avait beaucoup de dépassements de langage.
Pour cet événement plus important d’attaques de gendarmeries, on pouvait faire appel à des forces spéciales. Nous avons dit que cette situation était gérable par le procureur qui a d’ailleurs très bien géré l’affaire. Il y a eu la grève du FIS de mai 1991. Des groupes de jeunes gens circulaient dans les rues, insultaient sous ses fenêtres le président de la République, son épouse, beaucoup de dirigeants du FLN. Je me souviens d’un aparté entre le président de la République et moi-même au cours duquel il m’a dit :  » Cela suffit. Que faites-vous, dans ce gouvernement ?  » J’ai répondu :  » M. le président, il est préférable que les enfants de votre pays vous insultent et vous crachent sur la figure plutôt que d’aller vers l’anarchie et vers la guerre. « 
Nous croyions dans la conviction et dans le temps. Mais je n’ai pas connu de grandes violences jusqu’en juin 1991, y compris lors des manifestations qui ont duré deux jours.

 

Hélène Flautre
(députée au Parlement européen),

Ils revendiquaient à l’époque 4 000 cas de disparitions – plusieurs chiffres ont circulé. Et sur ces 4 000 cas, 1 000 auraient été élucidés, parmi lesquels 800 seraient des gens montés au maquis. J’ai posé cette question à M. Nezzar, sur les camps d’internement, sur les disparitions. Il m’a répondu :  » Un jour, on saura la vérité. « 
Avec tous ces éléments et la manifestation à laquelle j’ai assisté devant l’ONDH – il y avait une réunion de familles de disparus extrêmement émouvante, c’est vraiment le moins que l’on puisse dire -, vous vous rendez compte qu’aucune des personnes que j’ai rencontrées, via leurs interlocuteurs, avocats, aucune des familles n’avait reçu de réponse précise. Elles avaient parfois effectué des démarches auprès du tribunal, mais n’avaient obtenu que des non-lieux ou des certificats de disparition. C’était assez contradictoire avec le fait que les autorités aient élucidé 1 000 cas. Vous ne pouvez pas répondre à une famille qui a perdu son frère, son fils ou son mari, avec des statistiques pour dire ce qui est précisément arrivé. Manifestement, le lien n’avait pas été opéré.
La deuxième question importante concernait ce qui se passait en Kabylie à cette époque. Le décalage entre la réponse des interlocuteurs officiels gouvernementaux et ce qui se passait… Je suis allée, hors délégation officielle, et bien qu’on m’en ait dissuadée, à Tizi-Ouzou. Je savais que les répressions n’étaient pas romantiques, à savoir que les jeunes épris de liberté s’avancent le poitrail ouvert face à la gendarmerie pour crier leur liberté. Je savais que ce n’était pas cela. Je savais aussi que c’était le cadre de dépassements. Mais ce que j’ai entendu était au-delà de tout : des jeunes tirés dans le dos. C’était assez terrible. Quand j’ai posé la question à M. Nezzar, il m’a dit :  » Quand les gendarmeries sont attaquées, c’est la loi, il faut tirer. Et le problème est que nous n’avons pas de balles en caoutchouc. « 

 

Salima Ghezali
(journaliste, directrice de l’hebdomadaire La Nation de novembre 1994 à décembre 1996)

J’ai toujours été persuadée que la dictature consiste à nous empêcher de parler, à nous empêcher d’être vus. En réalité, la dictature consiste aussi à nous empêcher de voir. Je crois que le drame de trop nombreux intellectuels algériens et acteurs qualifiés de « démocrates » algériens a été de n’avoir pas compris en quoi la dictature a consisté : essentiellement à leur ôter la capacité de voir ce qui se passait autour d’eux et cette souffrance de la population exclue des cercles, malgré tout privilégiés, de la capitale.(…)

En 1962, lorsque ces gens-là ont pris le pouvoir par la force, sur des compagnons peut-être autrement mieux habilités à prendre le pouvoir, plus fondés légitimement à le prendre, ces gens-là nous ont conquis territoires, richesses et armes pour des généra-tions. Fondamentalement, ce qui nous sépare, c’est qu’ils nous traitent comme une po-pulation conquise, rien de plus ! (…)

200 000 morts, des milliers de disparus, la brutalité, la torture, le mépris affiché en permanence, le mensonge érigé en mode de gouvernement… Mais, également, une dégradation des conditions de vie et de notre environnement : le territoire lui-même dont ils étaient si fiers de prendre possession, ils l’ont saccagé. 500 000 hectares de forêt brûlés, un pays où vous ne pouvez pas marcher sans rencontrer des ordures, un pays où il n’y a plus ni une rivière ni un oued où l’on peut boire une eau fraîche, des plages complètement esquintées parce que la  » mafia du sable  » a tout saccagé. Une architecture absolument hideuse qui fait que, si vous êtes à la capitale, au siège du mi-nistère de la Défense nationale, d’un côté, vous avez la décharge d’Oued-Smar et, de l’autre, la décharge de Ouled-Fayet.
Un pays saccagé, non pas parce que les Algériens ne savent pas faire, mais parce que les personnes qui n’étaient préparées ni à la politique, ni à l’économie, ni à savoir ce que sont un État et un peuple, ont pris le pouvoir par la force et ont voulu le garder pour eux-mêmes.(…)

Simplement, ce que je ne pardonnerai jamais au général Nezzar et à ses complices dans ce crime contre les Algériens, contre l’Algérie, contre notre mémoire, même contre notre avenir, c’est que j’ai vu mes élèves devenir des morts, je les ai vu devenir des assassins : des islamistes assassins, des policiers assassins, des militaires assassins.

 

Abderrahmane Mosbah
(technicien supérieur, arrivé en France en mai 1994 et réfugié politique depuis le 30 juin 1995, victime de tortures)

J’ai compté trente jours, j’en étais persuadé, mais on m’a dit que j’avais été là quarante jours. C’est vrai, entre ma date d’entrée et ma date de sortie, c’était quarante jours. Il y a dix jours qui sont perdus de ma mémoire. Je me souviens d’un vague vertige, c’est tout. J’ai cherché si j’avais été piqué, s’ils m’avaient mis un produit. Rien du tout… Je ne me souviens pas. Il y a dix jours que cet homme là me doit. (Il regarde Nezzar, les yeux dans les yeux, et le montre du doigt.) Parce que c’est lui qui a dirigé toute cette chose atroce. C’est lui qui a ordonné cette chose atroce. C’est rien dix jours quand il y a 200 000 morts en Algérie, mais pour moi c’est important. Je ne veux pas d’argent, je veux savoir ce qu’ils m’ont fait pendant ces dix jours. Je veux savoir, c’est le fait de ne pas savoir qui me torture.

(…) Ces gens-là, ils sont nuisibles pour l’environnement humain, il faut les isoler, il faut les soigner. Je ne dis pas qu’il faut leur faire ce qu’ils m’ont fait.
Dans la salle.– Il faut les tuer !
Abderrahmane Mosbah.– Non Monsieur, je suis contre le crime, je ne dis pas comme ont dit ces personnes. Je dis que pour combattre la barbarie, on ne peut pas user des mêmes armes que la barbarie.

 

Nassera Dutour
(présidente du collectif des familles de disparu(e) s en France, mère d’un disparu)

C’est notre peuple qui meurt, livré à lui-même, tout seul ! Nous étions livrés à nous-mêmes, pendant des années : le terroriste intégriste, il tue d’un côté, et de l’autre, l’État tue. Livrés à nous-mêmes en traversant des mares de sang, des têtes coupées et des ombres qui se penchaient sur la population. J’ai des témoignages de torture, l’horreur ! Comment peut-on faire ça à un être humain ?

 

Mohamed Samraoui
(réfugié politique en République fédérale d’Allemagne depuis le 19 avril 1996, ex-colonel du Département du renseignement et de la sécurité)

Me Comte.- Pouvez-vous dire au tribunal ce que faisaient concrètement les éléments infiltrés dans le FIS ? Poussaient-ils à une attitude politique radicale ou une autre ?

M. Samraoui.– Le premier aspect est politique. Il fallait influencer la question politique, il fallait diviser, faire imploser ce parti en tant que structure qui menaçait les institutions du pouvoir.
Le second aspect était intermédiaire entre l’aspect opérationnel et l’aspect politique. Nous faisions des démarches pour essayer d’amadouer quelques islamistes. Vous connaissez les méthodes telles que le chantage, la corruption, l’intégration politique, les prêts, l’aide financière. Il y a l’aspect principalement opérationnel qui consiste à infiltrer les mouvements intégristes déjà existants et à créer des groupuscules qui travailleraient pour nos objectifs.
Le FIS devenait une force, une menace très sérieuse. Il fallait casser le FIS et ces mouvements intégristes en leur attribuant certaines actions.(…)

Général Khaled Nezzar.– S’agissant des infiltrations, c’est un travail de tous les services. Les infiltrations et les coups de Jarnac, c’est partout. On les a connus à travers le monde entier.
Colonel Mohamed Samraoui.– Mais pas les assassinats, mon général !

 

Ahmed Chouchane
(réfugié politique au Royaume-Uni depuis juin 1999, ex-capitaine de l’Armée nationale populaire)

Me Comte.- Expliquez clairement ce qui s’est passé, ce que l’on vous a proposé.
M. Chouchane.- On m’a proposé un plan de liquidation de quelques chefs du parti islamique. Ils m’ont cité des noms. C’était des chefs qui avaient pris le maquis : Mohamed Saïd et d’autres. Je leur ai dit que je ne voulais pas m’impliquer dans des plans criminels. J’étais prêt à collaborer avec eux et à exécuter n’importe quelle mission visant la réconciliation algérienne. J’étais prêt à contacter n’importe qui comme intermédiaire pour une grande réconciliation. Je leur ai dit que les gens qu’ils voulaient liquider étaient des universitaires et des cadres politiques : on pouvait négocier avec eux. J’ai dit que je croyais que les personnes qui devaient être ciblées par la force étaient les Zitouni et compagnie, car ils tuaient des enfants et des femmes.
M. Stéphan, président.- Le chef du maquis.
M. Chouchane.- Le colonel Bachir, chef du centre de torture de Ben-Aknoun, assistait à la conversation. Il m’a dit :  » Laisse Zitouni tranquille, c’est notre homme ; c’est avec lui que tu vas travailler. « 

 

Hocine Aït-Ahmed
(président du Front des forces socialistes, FFS)

Général Khaled Nezzar.– M. Aït-Ahmed, je suis un peu dans votre logique d’une certaine manière, sauf qu’entre nous il y a un écart extraordinaire. C’est vrai, il y a un écart extraordinaire…
Hocine Aït-Ahmed.– Il y a un fleuve de sang !