Etrange et étrangère Algérie
Etrange et étrangère Algérie
Par Ahmed Cheniki, Le Quotidien d’Oran, 18 juillet 2002
Ces derniers temps, les manoeuvres et les contre-manoeuvres prennent le pas sur le débat politique sérieux. Ainsi, ici et là, les attaques des uns contre les autres se multiplient. Les «voix autorisées» se donnent la réplique, attendant un lever de rideau qui refuse de se lever.
Les conférences de presse deviennent monnaie courante, ce qui désarticule le processus de communication. Contrairement à ce que soutiennent des journalistes et des universitaires, communiquer ne se réduit pas uniquement à lacte de parler inefficace dans des situations dabsence déchange. Donc, parler, sans savoir à quel moment la parole se mue en un espace aphone, cest-à-dire sans efficacité immédiate, cest sexposer à un retournement de cette même parole.
De nombreux hommes politiques algériens, trop portés sur les discours, produisent un discours opaque, cest-à-dire dépourvu de la fonction fondamentale de «médiation» et dun «contrat» accepté tacitement par tous les protagonistes. Ce qui nest pas le cas chez nous où les représentations «langagières» des nombreux locuteurs se neutralisent et se manifestent dans des situations conflictuelles où lun et lautre se prennent pour cible. La parole est implicite. Ce qui accentue lambiguïté du discours.
Largumentation est absente. Celui qui produit la parole première détermine les contours de la communication et fournit, cela va de soi, les éléments de la discussion. Après le procès de Khaled Nezzar à Paris et toutes les polémiques qui ont eu lieu avant, pendant et après, leffet-boomerang na pas eu lieu et ne pouvait avoir lieu parce que les uns et les autres étaient à la quête dun discours-piège qui ferait tomber ladversaire, sans chercher à démonter les mécanismes du fonctionnement du discours produit.
A Paris, les deux parties en conflit avaient ignoré royalement lobjet de la plainte (diffamation), lauteur et le livre «La sale guerre». Les deux adversaires sétaient présentés pour donner à voir deux formations discursives, certes antagoniques, mais formulées par des parties qui avaient comme objectif : détruire lautre devant une partie «regardante» absente-présente, étrangère. Il ny a pas eu de débat, mais une tentative de désarticuler lautre en vidant de sa substance son propre discours. Etrangement, les deux parties en conflit reproduisent le plus souvent le même champ lexical. Dans des situations polémiques comme celle-ci, le locuteur produit un ensemble de phrases, en partant dune position de justification et dexplication (Nezzar) et de dénonciation et de rejet (la partie adverse).
Ainsi, les deux parties se retrouvent, se rencontrent, parlent dun même espace, tout en défendant des positions différentes mais en usant des mêmes termes, subissant parfois de sérieux glissements sémantiques. Cest ce quexplique Michel Foucault, en définissant le discours : «on appellera discours un ensemble dénoncés, tant quils relèvent de la même formation discursive» (Archéologie du savoir). Dans les deux cas de représentation discursive, le discours est «monologal», cest-à-dire dépourvu dalternance.
Dans cette absence déchange où évoluent plusieurs parties dans une ville représentant lancien colonisateur, Paris, les antagonistes développent une parole unique et unilatérale, marginalisant et excluant lespace de la plainte (Souaïdia et le livre «La sale guerre»), considéré comme non opératoire mais servant de prétexte à une prise de parole, se faisant regarder par les médias et leurs soutiens respectifs, boudés par ceux dont on parle, les Algériens, qui mettent les deux camps dans le même sac, se justifier et sexhiber devant lancien colonisateur.
Pour Nezzar, le fait de déplacer le débat en France, lui permettrait de défendre son point de vue dans un univers médiatique français fermé sinon hostile. Lautre partie, représentée essentiellement par le directeur des Editions La Découverte, cherchait à confirmer sa propre parole antérieure, celle dun régime algérien sans base et sanguinaire. Deux positions non conciliables se rencontrent, mais perdues dans un jeu politicien qui nintéresse nullement ceux dont on parle. Le tribunal se transforme en tribune. Ce qui fait dire au président et au substitut, que cest une affaire politique et que seule lHistoire peut éclairer les choses. Cette réponse du tribunal sexplique par le déplacement de la plainte (de diffamation à procès politique) et par les effets de mise en scène théâtrale marquant le tribunal. Ainsi, Aït Ahmed joue le rôle dun témoin-surprise, qui donne parfois à la parole une sorte de singularité éphémère, trop peu productive. Lavocat de Nezzar a bien sauté sur loccasion, en usant de mots qui déstructurent le geste théâtral.
A Paris, le public était constitué essentiellement de journalistes, de services de sécurité, de trotskistes, dislamistes et…de curieux. La dimension militante était obsessionnellement présente. Ce qui donne à la parole une vision unilatérale, univoque et sentencieuse. Ce contexte particulier apporte au procès une caution politique et enveloppe le discours dun oripeau idéologique explicite. Cette transe «logorrhéique» est marquée par le contexte et les conditions de production du discours. Certes, le fait que Nezzar ait été à lorigine de la plainte semble lui accorder un avantage dans la mesure où celui qui parle le premier oriente le débat et pousse son vis-à-vis à intervenir par rapport à son propos.
Il se trouve que, au delà des analyses du discours, se manifeste une sorte dexterritorialité, qui fait des deux camps en conflit des acteurs évoluant en dehors du champ (lAlgérie), initialement considéré comme à lorigine de leur confrontation. Cest une Algérie étrange et étrangère, dont il est question dans des prétoires, des journaux et des maisons dédition étrangers. Les deux discours monologiques fonctionnent en dehors de lunivers social algérien et sont investis de termes et de catégorisations étrangers au moule sociologique national.
Mais ce recours perpétuel à la France et lappropriation de ses catégories discursives et conceptuelles obéissent à une sorte de fascination et à une forme implicite dassimilation. Cette tendance est perceptible chez les «élites» de formation arabe et française. Cette Algérie fantastique, portée par des grilles spécialement conçues à partir de schémas étrangers, est le propre dune grande partie des travaux universitaires et du discours politique algérien.
Ce nest pas sans raison que les hommes politiques, dans lopposition ou au gouvernement, aiment sexpliquer devant des médias étrangers, notamment français, anglo-saxons et moyen-orientaux. Le récepteur nest plus lAlgérien, mais le lecteur étranger et, plus particulièrement, les élites politiques et intellectuelles de pays européens. Le discours produit par ces «lettrés» algériens emprunte le schéma conceptuel de lAutre et sexprime à partir de lespace géographique étranger tout en sadressant implicitement à cet étranger à lorigine de cette parole sur soi. Le discours produit natteint nullement sa cible, puisque brouillée par les multiples médiations trop hachurées et sans possibilité déchange. Le code est marqué par une série de pertes le rendant peu opératoire. Ainsi, comme le disait si bien Hegel, la parole se substitue à soi et le vrai devient le tout. Ce discours «totalitaire» et «totalitariste» est lapanage du gouvernement (au sens traditionnel de «pouvoir») et de lopposition. La parole monologique devient le lieu central de tout semblant de débat, excluant ainsi toute communication qui suppose la présence de deux locuteurs en situation déchange.
Nous sommes en pleine situation danomie où les règles du jeu ne sont nullement reconnues, ni par les uns ni par les autres. Quand Nezzar sexprime dans «Echarq el Awsat» et une «source autorisée» de la présidence lui répond, dans les mêmes colonnes, les deux parties se dénient un quelconque pouvoir de dire et de faire. Cette mode de sadresser à létranger sexplique par un déficit en légitimité, ce qui pousse les uns et les autres à chercher une caution extérieure, dautant plus que les Algériens ne semblent pas avoir, selon eux, un niveau leur permettant de constituer des espaces autonomes et une possible marge de décision.
LAlgérien est, aux yeux du pouvoir et des opposants, un simple sujet. Il a une fonction de «regardeur» statique. Il faut aussi savoir que la France et lEtranger restent un modèle, une référence capitale. Dailleurs, la plupart des responsables algériens, une fois en dehors du «pouvoir», sinstallent à Paris, à Genève, Lausanne ou ailleurs, comme de nombreux responsables de lopposition. Quand on veut exprimer une idée ou organiser une «fuite», le responsable sadresse à un journal étranger.
Ce nest pas sans raison que les journalistes, autres quAlgériens, sont chouchoutés. On se rappelle les nombreuses mésaventures de journalistes algériens dans les rencontres politiques ou artistiques organisées à Alger, comme on se souvient des attaques contre des journaux étrangers (quand ils osent parler négativement de lAlgérie) dans la presse gouvernementale, alors que ces organes ne sont même pas distribués dans notre pays.
Les Algériens ne semblent avoir quune existence fictive dans cet univers discursif. Certes, des discours sont faits pour eux mais, souvent, des clins doeil et des justifications en marquent le contenu. Combien de fois, les dirigeants et les opposants algériens ont été pratiquement soumis à la question par des autorités et des institutions étrangères ? Frantz Fanon parlerait, dans ces cas, de «complexe du colonisé». Une analyse pointue du discours développé par la presse et par le personnel politique algérien nous renseignerait sur ce jeu, qui consiste à chercher à justifier sa propre parole et à confectionner un discours spécialement conçu pour le récepteur étranger. La reproduction du lexique, des expressions et des phrases à la mode caractérise les espaces politiques et médiatiques algériens, trop marqués par une excessive dépendance des îlots culturels et politiques français.
Dans ces conditions où tout se joue à létranger et où lAlgérien na quun simple statut de «regardeur», est-il possible de parler de communication, quand on multiplie points de presse, conférences et rencontres, «source autorisée», «de source informée» et quand monologuent deux communautés singulièrement minoritaires, se prenant pour le «peuple» ? Ce type de fonctionnement est animé par le souci de justifier une attitude, un comportement, mais ne correspond nullement aux modalités de la communication, qui implique un échange entre un encodeur et un décodeur, partageant le même code et une «communauté discursive», pour reprendre le linguiste Dominique Maingueneau. Les notions de «source autorisée» et «de source informée», anonyme, sans grande compétence parce que non définies par un contexte précis, relèvent souvent du mensonge et de la manipulation, dautant plus que la «source autorisée» est traversée par labsence.
Ces polémiques sans fin, convoquant des sources clandestines, expriment un moment de crise et de fortes tensions et révèlent des divergences, qui ne peuvent être réglées quune fois rendues anonymement publiques (quel paradoxe !) par des médias prêts à lemploi et à linstrumentation. Parler nest pas nécessairement dire. Ces jeux de paroles ne signifient nullement quon est en situation de communication et de «désambigüsation» de la situation.
Tout le monde sait que la communication, trop souvent non définie par les utilisateurs de ce mot dans la presse et dans les univers politique et universitaire, nest jamais parfaite et est sérieusement investie par le contexte et les scories dordre culturel et sociologique. Même si on partage le même code et les mêmes valeurs, le message natteint son objectif que si on est en présence dun échange relativement égal. Ce qui nest pas le cas en Algérie, encore aphone et otage de paroles uniques, à sens unique.