CSSI: Le procès Nezzar-Souaidia

LE PROCÈS NEZZAR-SOUAÏDIA

BULLETIN D’INFORMATION SUR L’ALGÉRIE Commission socialiste de solidarité internationale

5 juillet 2002

(Sources : correspondances, agences de presse (AFP, AP, Reuters, APS), presse française (Le Parisien, Le Nouvel Observateur, Libération, Le Monde), presse algérienne (L’Expression, El Moudjahid, El Watan, Le Jeune Indépendant, La Tribune, Le Matin, Le Quotidien d’Oran, Le Soir d’Algérie, Liberté)

Le procès intenté (pour diffamation) par le général Khaled Nezzar, ancien ministre algérien de la Défense et ancien membre de la présidence collective provisoire de l’Algérie après la « démission » du président Chadli Bendjedid, à l’auteur de « La Sale Guerre », Habib Souaïdia, s’est ouvert devant le Tribunal correctionnel de Paris le 1er juillet, devant une assistance nombreuse, et « sous l’oeil » de nombreux media (au nombre desquels on note la représentations de nombreux media africains).

En fait de procès pour diffamation, il s’est immédiatement agi d’un vaste débat sur les responsabilités de la crise algérienne, et sur les responsabilités des forces de sécurité dans les exactions commises depuis dix ans en Algérie. « Nous entendons faire une large mise en perspective de tout ce qui s’est passé en Algérie ces dernières années », a déclaré l’un des avocats de Nezzar, Jean-René Farthouat. En écho, l’un des avocats de Habib Souaïdia, Antoine Comte, s’est félicité que se tienne « pour la première fois en France un débat contradictoire sur une guerre qui, ces dix dernières années, a ravagé l’Algérie ». Quant au président du tribunal, il a déclaré que du procès va se dégager « une vérité que le tribunalé dira. Ce ne sera pas la vérité historique, mais une certaine vérité ».

A son arrivée au tribunal, Habib Souaïdia s’est étonné d’être attaqué, lui, alors que « certains ont dit pire que moi » de Nezzar (accusé même par l’ancien officier Hichem Aboud d’avoir tué sa propre femme, Hichem About s’étonnant devant la presse de ne pas avoir été lui aussi attaqué par Nezzar, puisqu’il en dit pis que Souaïdia). Souaïdia a ajouté ne rien retirer de ce qu’il avait dit, et qui a provoqué la plainte de Nezzar, lors d’une émission de la chaîne française « La Cinquième », diffusée le 27 mai 2001 (le président de France Télévision, Marc Tessier, est également cité à comparaître). Lors d’un entretien télévisé, dont l’enregistrement a été diffusé lors du procès, il avait accusé les généraux algériens d’avoir « tué des milliers de gens », d’avoir eux-mêmes « décidé d’arrêter le processus électoral » en 1991-1992, et d’être « les vrais responsables » des dix ans de conflit qui ont suivi. Souaïdia avait également fait le parallèle entre les exactions commises par l’armée française lors de la guerre d’indépendance et celles dont il accuse l’armée algérienne (et les services spéciaux), et affirmé ne pas plus pouvoir « pardonner au général Nezzar » qu’il ne pouvait « pardonner au général Massu et au général Aussaresses ». Nezzar demande 15’000 Euros de dommages-intérêts à Souaïdia.

L’un des avocats de Souaïdia, William Bourdon, a dénoncé le « paradoxe » d’un procès où un homme (Nezzar) suspecté « d’avoir commis des exactions d’une extrême gravité » se pose en victime (puisqu’il est le plaignant) de celui qui dénonce ces exactions. Pour Me Bourdon, « au travers de la condamnation de Souaïdia, le général Nezzar cherche l’acquittement de l’armée algérienne ».

Khaled Nezzar avait fait l’objet en novembre 2001 de plaintes, en France, de la part de victimes ou de parents de victimes de la torture et d’exécutions sommaires en Algérie. Le dépôt de ces plaintes avaient conduit Nezzar à quitter précipitamment la France, où il était venu présenter son ouvrage « Algérie, échec d’une régression programmée » (interrogé par les avocats de Souaïdia sur ce départ précipité, Nezzar a expliqué qu’il avait quitté la France pour éviter un incident diplomatique entre Alger et Paris). Le 28 juin, neuf personnes ont à nouveau déposé plainte contre Nezzar pour tortures et traitements cruels, inhumains et dégradants, sur la base de la Convention internationale de 1984. La plainte est à l’étude au Parquet de Paris. Les plaignants lui demandent l’ouverture d’une enquête préliminaire pour que soit « procédé à l’interpellation et à l’audition du Général Khaled Nezzar », sous la « direction » duquel fut appliquée jusqu’en 1994 « la politique de répression systématique des opposants et notamment du FIS » et que furent « commis de façon massive des crimes de torture » : « Les déportations, les meurtres collectifs, les exécutions extrajudiciaires et série et surtout l’utilisation massive de la torture se sont inscrits dans le cadre d’une politique de répression systématique inspirée par des raisons politiques dont Monsieur Khaled Nezzar a été le principal instigateur et artisan », explique le texte de la plainte (déposée quelques heures après l’entrée en fonction officielle de la nouvelle Cour pénale internationale, tribunal permanent compétent notamment pour les crimes de guerre, crimes contre l’humanité (dont la torture), et dont la France reconnaît la juridiction. Parmi les plaignants figurent plusieurs des plaignants d’avril 2001, ainsi que Lyes Laribi, auteur d’un témoignmage sur son propre séjour « dans les geôles de Nezzar ».

Habib Souaïdia a quant à lui été condamné en avril 2002 à Alger à vingt ans de prison par contumace pour « participation à une entreprise d’affaiblissement du moral de l’armée ».

A l’ouverture du procès, Habib Souaïdia a raconté son parcours militaire, ses doutes sur l’identité réelle des auteurs de massacres et de leurs commanditaires. Il a notamment témoigné avoir escorté (pour empêché qu’il ne soit contrôlé par des barrages militaires ou policiers) un camion de « militaires habillés en civils avec des barbes et des couteaux » se dirigeant vers des villages reculés. Interrogé sur les exactions dont il affirme avoir été témoin, Souaïdia raconte avoir vu des militaires brûler vif un garçon de 15 ans après l’avoir aspergé d’essence : « on prend l’enfant, on le met sur une décharge publique, on verse sur lui de l’essence et on allume avec du plastique (…) Quel être humain peut faire ça ? ». « J’ai vu (des) collègues (…) dans des voitures banalisées pour faire la chasse aux Algériens », « j’en ai vu revenir avec des couteaux tachés de sang », affirme Souaïdia, qui refuse pour autant de « dédouaner les islamistes ». A Nezzar, Souaïdia a lancé : « L’Histoire vous rattrapera dans votre tombe ». « Nezzar dit qu’il a sauvé la démocratie de l’intégrisme. Où est la démocratie en Algérie ? », s’est interrogé Souaïdia, pour qui les généraux « savent très bien que s’il y (avait) une démocratie en Algérie, (ils seraient) les premiers à être jugés ».Pour l’auteur de « La Sale Guerre », les dirigeants de l’armée forment « une seule famille qui décide » du devenir de l’Algérie : « Les généraux décident pour le pays depuis quinze ans, et ça fait quinze ans que nous n’avons plus de Président ». Habib Souaïdia a plusieurs fois réitéré l’exigence d’une commission d’enquête sur les massacres, et exprimé sa conviction qu’on en trouvera les responsables.

Pour sa part, Nezzar, dans une déclaration lue, a réaffirmé que les exactions commises en Algérie sont l’oeuvre des islamistes armés, mais a reconnu qu’il pouvait y avoir eu des « bavures » militaires. Refusant d’être pris, ni ses « compagnons », pour « un apparatchik assoiffé de pouvoir », Nezzar a accusé la presse française de tenter de « faire croire que les odieux massacres perpétrés par les islamistes intégristes seraient l’oeuvre de l’armée algérienne ». « L’armée algérienne n’est pas une armée de barbares », a affirmé le général, mais une armée populaire confrontée au terrorisme » (interrogé par l’un des avocats de Souaïdia sur les déclarations d’un autre général algérien, critiquant, lui, l’annulation du processus électoral, Nezzar a néanmoins lâché que ce général là était « un illéttré » et que « depuis l’indépendance, on a des généraux illétrés »… Au delà des propos diffamatoires à l’égard de ma personne, c’est en réalité sur tout un peuple, son gouvernement et son armée (…) que les diffamateurs et leur porte-voix (Souaïdia, en l’occurrence) tentent de jeter l’opprobre », a déclaré Nezzar pour expliquer sa plainte. Nezzar a ensuite justifié l’interruption du processus électoral de 1991 : « Il fallait éviter la guerre civile et l’afghanisation de l’Algérie », éviter un « Etat taliban ». Nezzar a également dénoncé « le complot médiatique fait au régime algérien », complot ourdi par le Front islamique du salut et le Front des forces socialistes, et dont Souaïdia n’est qu’un « simple pion ». Il a expliqué avoir saisi un tribunal français car « une procédure en Algérie aurait été, aux yeux de mes accusateurs, frappée de suspicion au motif d’une justice subordonnée au pouvoir ».

Cité par Nezzar, mais précisant qu’il n’est pas venu témoigner contre Souaïdia, qu’il a qualifié de « simple instrument dans un grand complot qui le dépasse », l’ancien Premier ministre algérien Sid Ahmed Ghozali a affirmé que le gouvernement de l’époque n’avait pas d’autre choix que celui de mettre fin au processus électoral qui avait vu le Front Islamique du Salut arriver en tête du premier tour des élections législatives de 1991. Ghozali a accusé le FIS, « avec la complicité d’un clan au pouvoir », d’avoir « manipulé les listes électorales et le scrutin », mais a reconnu que la victoire du FIS manifestait un « rejet » de tous ceux que le peuple algérien « considérait comme responsables des difficultés » dans lesquelles il se trouvait : ce vote pour le FIS a été « un vomissement, un cri très fort de rejet des Algériens de leurs conditions de vie, de la dégradation de leur situation ». L’ancien Premier ministre a affirmé que l’interruption du processus électoral avait été décidée « d’un commun accord » par les militaires, le gouvernement et « la société civile » (et non les militaires seuls), et que cette décision avait même bénéficié du soutien de l’ancien Président Ahmed ben Bella, chef en 1991 d’un petit parti d’opposition au pouvoir. Sid Ahmed Ghozali se justifie en expliquant qu’il n’a pas voulu être « le Chapour Bakhtiar de l’Algérie » (allusion au dernier Premier ministre du Shah d’Iran, avant la prise du pouvoir par l’Ayatollah Khomeiny, et que « notre conviction était que laisser le pouvoir aux islamistes, c’était laisser tomber l’Algérie ». « Nous ne l’avons pas fait, et nous ne le regrettons pas », a ajouté l’ancien Premier ministre, qui a estimé que l’armée était « le seul rempart contre l’obscurantisme », dont la stratégie est de s’emparer du pouvoir en comptant sur l’effondrement de l’Etat après la « déstabilisation de l’armée ». Interrogé à ce sujet, Khaled Nezzar a admis que lorsqu’il était ministre de la Défense (entre 1990 et 1993), il s’était produit « une tentative d’arriver au pouvoir avec le FIS », mais n’a pas précisé qui, dans l’ombre du pouvoir, avait joué le jeu du FIS. Ghozali a récusé l’hypothèse d’une Algérie au pouvoir de l’armée, et affirmé que l’Algérie n’était pas « une république bananière avec d’un côté des militaires assoiffés de sang et de l’autre des civils obéissants ». « Dans le cadre de ma mission, je n’ai jamais été en situation d’exécuter ou de recevoir des ordres de la part des autorités militaires », a également affirmé Ghozali (La défense de Souaïdia a relevé que la lettre de démission du président Chadli avait été rédigée non par le démissionnaire, mais par le général Touati et par Ali Haroun, ce qui n’a pas empêché Ghozali d’affirmer n’avoir pas connaissance de pressions exercées sur Chadli pour le faire démissionner). L’ancien Premier ministre, à qui les avocats de Souaïdia ont rappelé qu’il avait lui-même déclaré que « l’Etat algérien ne respecte pas les lois », qualifie de « dérive totalitaire » l’évolution de l’Algérie en 1999, mais refuse de réduire le conflit algérien à « une bagarre entre deux forces violentes, les islamistes et l’armée ». Interrogé par des journalistes après son audition, Ghozali a admis qu’il y avait « peut-être eu des exactions » de la part des militaires, mais qu’elles avaient été « traduites en justice ». Appelé à s’expliquer sur les quatre décrets qu’il avait signé en tant que Chef du gouvernement, et qui, pour l’avocat de Souaïdia, Antoine Comte, « ouvraient la voie à l’arbitraire avec notamment la création de centres d’internement dans le Sud, les assignations à résidence, la création de l’état d’urgence et les arrestations arbitraires », Ghozali a répondu qu’il s’agissait d’une « décision politique inscrite en droite ligne avec la Constitution ». Il a également affirmé que l’arrêt du processus électoral n’était pas anticonstitutionnel. Pour lui, ce qui s’est produit en 1992 n’est pas « un coup d’Etat », mais « une réponse adéquate à une situation inédite ». Pour Ghozali, le livre de Souaïdia (« La Sale Guerre ») est essentiellement fait de « considérations politiques dictées ailleurs pour favoriser la théorie du ‘qui tue qui ? ‘ », et l’ancien Premier ministre algérien a déclaré qu’il témoignait pour « rétablir la vérité contre des assertions qui entrent dans le cadre d’une stratégie de l’intégrisme ». Pour lui, c’est le FIS qui cherche à « déstabiliser l’armée en s’attaquant à Khaled Nezzar, l’homme qui a incarné et continue d’incarner les vraies valeurs de l’ANP ».

Egalement témoin de Nezzar, l’ancien responsable du FLN et ancien membre du Haut Comité d’Etat (présidence collégiale provisoire), Ali Haroun qualifie le procès intenté par Nezzar de « procès pour défendre l’honneur de l’Armée » et celui de « Nezzar en tant que personne et en tant qu’ancien chef de l’institution de l’armée (…) colonne vertébrale du pays ». Pour Ali Haroun, l’armée a été « l’alliée objective » des démocrates en faisant échec aux « fous de Dieu ».

Autre témoin de Nezzar, Mohammed Sifaoui, qui collabora à une première version du témoignage de Souäidia, s’en est directement pris à ce dernier, qu’il y qualifié de « mythomane professionnel », et à son éditeur, François Gèze, qu’il a accusé de « manipulation ». Sifaoui a rendu hommage à Nezzar « pour avoir arrêté le processus électoral de 1991 (et ainsi évité) à l’Algérie (de devenir) un autre Afghanistan ».

Egalement cité par Nezzar, l’ancien président de l’Observatoire national des droits de l’homme (organisme officiel), Kamel Rezzag Bara, n’a pas nié l’existence de bavures ou de « dépassements » du fait des forces de sécurité, mais a déclaré que la question des « disparus » était devenue un « fonds de commerce » de l’opposition, et a affirmé que de nombreux « disparus » étaient en réalité des « terroristes » décédés ou encore dans les maquis.

Témoin de la défense, l’historien, et ancien responsable du FLN, Mohammed Harbi, a indirectement répondu à Ghozali en qualifiant le régime algérien de « régime militaire à façade civile » : en Algérie, on a « une armée avec un Etat à son service plutôt qu’une armée au service de l’Etat », a résumé Mohammed Harbi, qui décrit « une militarisation du politique » en Algérie depuis 1956, date de l’assassinat d’Abane Ramdane, et qui considère que la presse est « le secteur le plus infiltré par la Sécurité Militaire », et que de ce fait, « elle demeure le meilleur allié de l’armée ». Mohammed Harbi a en outre déclaré avoir été informé de source proche du pouvoir que le FIS était « infiltré par la Sécurité Militaire ».

Autre témoin de la défense, Omar Bendera, ancien conseiller du gouverneur de la Banque d’Algérie, a souligné que l’interruption du processus électoral avait coïncidé avec l’arrêt du processus de réforme économique, et a accusé un petit groupe de généraux d’alloué à des « inféodés » des prébendes financières.

Cité également par la défense de Souaïdia, l’ancien président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, Patrick Baudoin, a affirmé avoir recueilli en Algérie « des dizaines et des dizaines de témoignages concordants » sur des arrestations arbitraires et la pratique de la torture, et a réfuté l’assimilation faite de ceux qui dénoncent ces pratiques à des alliés des islamistes : « On a l’impression quand on n’est pas dans le camp des généraux (d’être considéré comme étant) dans celui des islamistes. Nous, nous ne sommes dans aucun camp. L’Etat doit respecter le droit ». Pour Patrick Baudoin comme pour Mohammed Harbi, « ce n’est pas le président de la République, ce n’est pas le gouvernement, ce n’est pas l’Assemblée générale mais un quarteron de généraux qui détient le pouvoir en Algérie ». Pour l’ancien président de la FIDH, l’armée a effectivement tué des civils et les forces de sécurité (armée, police, services spéciaux etc…) se sont rendues coupables d' »arrestations arbitraires en masse », de la mise en place de « camps d’internement plus ou moins secrets », d’une « pratique systématique de la torture » et d' »exécutions extra-judiciaires ».

Autre témoin de la défense, l’ancien officier algérien Ahmed Chouchene, ex-capitaine des forces spéciale, déclare avoir été torturé pour avoir dénoncé « l’implication de l’armée contre la population civile ». Chouchane affirme également avoir reçu l’ordre d’un colonel de l’armée algérienne de « laisser Zitouni tranquille » (Djamel Zitouni était le chef des GIA); ce colonel lui aurait affirmé : Zitouni, « c’est notre homme, c’est avec lui que tu va travailler ». Chouchene affirme également que de hauts gradés de l’armée lui ont proposé de collaborer à l’assassinat de responsables islamistes.

L’ex-colonel du DRS (Sécurité Militaire) Mohamed Samraoui, lui aussi cité par la défense, a accusé l’armée d’avoir utilité les mêmes méthodes que les GIA pour lutter contre eux. Avant même l’interruption du processus électoral, la Sécurité Militaire a « créé des groupes » et « infiltré » les groupes existants, explique Samraoui, qui affirme avoir « vu Chabouti (un responsable du GIA) circuler à bord d’un véhicule appartenant à nos services » : « On se retrouvait avec des vrais groupes et des faux groupes » (autrement dit : des groupes existants mais infiltrés, et des groupes directement créés par les « services »). « A un moment, l’armée ne maîtrisait plus la situation. Elle ne savait plus qui était avec qui », ajoute Samraoui, qui a expliqué que le but de l’infiltration des groupes armés était de « casser le FIS en lui attribuant des actions » terroristes. Interrogé sur ces déclarations, Nezzar n’a pas nié les infiltrations dans les groupes islamistes armés, mais a nié leur instrumentalisation par l’armée. Samraoui a en outre déclaré que les militaires algériens avaient arrêté « à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les violences ». Samraoui a accusé nommément le général Mohammed Lamari d’avoir ordonné des exécutions sommaires.

Cités par Nezzar, plusieurs représentants de familles des victimes du terrorisme, et des victimes directes du terrorisme, dont deux soeurs, enlevées, séquestrées et violées par un groupe armé sont venues à la barre démentir les accusations portées par Souaïdia (ou Nesrollah Yous) contre l’armée. Des habitants de Bentalha ont assuré que les auteurs du massacre de 1997 étaient bien des islamistes armés.

Egalement cité par Nezzar, l’écrivain Rachid Boudjedra a proclamé son refus d’une dictature militaire, et sa conviction que l’Algérie ne vivait pas sous une telle dictature : « Nous n’avons pas voulu d’une dictature militaire et nous ne l’aurons jamais ». Boujedra a assumé le fait d’être descendu dans la rue le 2 janvier 1992, « en tant que républicain et laïc », pour demander l’arrêt du processus électoral, et d’avoir été pendant trois mois le conseiller de Redha Malek, alors ministre de la Communication.

Citée par Souaïdia, José Garçon, journaliste à « Libération » et spécialiste de l’Algérie, a affirmé que « 70 % des massacres » attribués aux GIA ou revendiqués par eux ont été commis à l’instigation des services secrets algériens.

La presse algérienne suit ce procès avec une attention soutenue (plus d’ailleurs que la presse française), prenant parti plus ou moins explicitement pour Nezzar contre Souaïdia (avec cependant d’assez considérables nuances selon les titres, la plupart des quotidiens relatant de manière assez objective et complète les débats, quoique en privilégieant les témoins favorables à Nezzar. « El Moudjahid » s’illustre en revanche par des relations particulièrement orientées, et souvent outrancières, voire injurieuses et désinformatrices). « C’est un véritable procès de l’Algérie qui est en train de se tenir », écrit l' »Expression », pour qui le procès intenté par Nezzar « se transforme peu à peu en procès politique contre l’Etat algérien ». « L’Expression » s’en prend à ce sujet aux media français, accusés d’avoir « donné une orientation de mauvais aloi aux débats », mais également à Nezzar lui-même, et à certains de ses témoins (comme Sid Ahmed Ghozali), qui ont eux-même transformé ce procès en un procès fait par l’armée (ou l’Algérie toute entière) à ses détracteurs. C’est d’ailleurs Nezzar qui a affirmé avoir déposé plainte « au nom de l’armée, du peuple et du pays » (alors que, rappelle le quotidien, ni l’une ni les autres ne l’ont mandaté pour cela). Quant à Ghozali, l' »Expression » lui reproche d’avoir « contribué à enfoncer les débats plus encore dans (des) sentiers particulièrement dangereux et glissants » en se lançant dans une justification de l’interruption du processus électoral en 1992, « une aubaine pour les médias proches des thèses des socialistes et des ONG particulièrement hostiles à l’Etat algérien ». Le quotidien gouvernemental algérien « El Moudjahid », qui accuse les avocats de Souaïdia de vouloir « procéder à une autopsie de l’Etat algérien » pour « aboutir coûte que coûte à la désignation du commandement militaire algérien comme étant le véritable responsable de la décennie rouge », est d’un autre avis : il estime que Ghozali « n’a pas succombé au discours partisan ». « Le Matin » observe en revanche que le procès « transforme la plainte déposée contre Souaïdia par Khaled Nezzar en prétexte juridique pour devenir le procès de tous les acteurs des décideurs algériens avant, pendant et après le processus électoral de 1991 ». « Le Quotidien d’Oran » trouve « affligeante » la symbolique d’un procès opposant « un vieillard bardé de gloriole » à un « homme qui aurait pu être son fils », d’autant plus que ce procès se déroule « dans la capitale de l’ancienne puissance coloniale ». Pour le « Quotidien d’Oran », « le procès de Paris est la parfaite illustration du déni de l’autre qui a poussé des Algériens à s’entre-égorger dans un délire d’irresponsabilité que personne ne veut assumer ». Pour « La Tribune », « c’est un véritable déballage médiatique au sujet d’une crise algéro-algérienne » que la plainte de Nezzar a provoqué. En Algérie, le chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, a néanmoins, mais « à titre personnel », apporté son soutien à Khaled Nezzar, qui « a intenté un procès pour aller au-delà de la seule diffamation ». Si Nezzar gagne son procès, « c’est l’Algérie qui en sortira gagnante », a estimé Lamari. La presse française, il est vrai, et pas seulement la presse de gauche ou supposée telle, a fait du procès intenté par Nezzar « le procès de la Sale Guerre » -pour reprendre le titre du « Parisien », qui résume l’affrontement entre Nezzar et Souaïdia en ces termes : « c’est David contre Goliath » (David étant Souaïdia et Goliath, Nezzar), ou un procès qui fait se retrouver « l’armée algérienne devant la justice française » (« Libération »). Pour Radio France Internationale, « l’armée algérienne défend son honneur en France », et Nezzar veut « un procès politique ».

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8 juillet 2002

LE PROCÈS NEZZAR-SOUAIDIA :

– « ENTRE NOUS, IL Y A UN ÉCART… » (Nezzar) – « … UN FLEUVE DE SANG ! » (Aït Ahmed)

Sources : presse française (Le Monde, Le Parisien, Libération, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Figaro), presse algérienne (La Tribune, Le Matin, L’Expression, El Moudjahid, Liberté, El watan), agences de presse (AFP, AP), correspondances, communiqués (CCFIS, MAOL, El Ribat), sites internet (Algeria-Interface, Nouvel-Obs)

Le procès intenté (pour diffamation) par le général Nezzar, ancien ministre algérien de la Défense et ancien membre du « haut Comité d’Etat » (présidence collégiale provisoire instaurée après la « démission » du président Chadli), à Habib Souaïdia, auteur de « La Sale Guerre », a définitivement tourné après deux jours d’audience au procès de toute la classe dirigeante algérienne. Nezzar avait expliqué avoir intenté ce procès en France pour crédibiliser sa démarche : « une procédure en Algérie aurait été aux yeux de mes accusateurs un motif de suspicion supplémentaire ». Mais en cinq jours de procès, marqué par la succession de témoignages d’acteurs politiques de premier plan, mais également de militaires, de victimes des violences, d’historiens, d’intellectuels et de spécialistes de l’Algérie, c’est bel et bien, comme le craignait une bonne partie de la presse algérienne, Nezzar, l’armée et le pouvoir algérien qui se sont retrouvés sur le banc des accusés. Au terme du procès, la représentante du parquet n’a requis aucune peine contre l’accusé, et a laissé le tribunal se déterminer, tout en lui suggérant de s’abstenir de toute condamnation, puisque « nous sommes dans un débat d’idées » et que c’est à « l’Histoire » de juger qui, de Souaïdia ou de Nezzar, et de leurs témoins respectifs, a raison.

Le jugement a été mis en délibéré et sera rendu le 27 septembre. Nezzar demande 15’000 Euros de dommages-intérêts à Souaïdia et à la chaîne de télévision La Cinquième, sur laquelle Souaïdia a tenu les propos que Nezzar lui reproche.

D’entre les témoignages exprimés au procès, on peut retenir les suivants :

– Mohammed Samraoui, ancien colonel de la Sécurité Militaire (DRS) a affirmé que le GIA était « la création des services de sécurité » et expliqué que, bien avant l’interruption du processus électoral, en janvier 1992, après la victoire du Front Islamique du Salut au premier tour des élections législatives, l’armée avait « infiltré » les groupes islamistes pour les manipuler, « créer la division » au sein du FIS en « amadouant » ou en « corrompant » certains de ses cadres, puis pour « casser » le Front en attribuant aux islamistes des actions « terroristes » téléguidées par les services spéciaux : « Notre mission était d’empêcher le FIS de parvenir au pouvoir, par tous les moyens ». Khaled Nezzar confirme, implicitement : « l’infiltration, les coups de Jarnac, c’est normal. Les assassinats, je n’ai pas la preuve ». Mais, ajoute le général, « que le GIA soit une création des services, c’est faux ! ». Samraoui a également accusé l’armée d’avoir « arrêté à tort et à travers des gens qui n’avaient rien à voir avec le FIS, rien à voir avec les islamistes, rien à voir avec les actions violentes ». « Des Afghans (islamistes algériens ayant combattu en Afghanistan) parmi les plus dangereux n’étaient pas arrêtés, bien que parfaitement repérés, car on avait besoin d’eux ». Après quoi, le terrorisme s’étant généralisé, l’armée s’est mis à « combattre le terrorisme avec les méthodes du terrorisme » : la torture, les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements, « méthode de travail ordonnée par Smaïn Lamari ». Dans un entretien accordé à « Algeria-Interface », Mohamed Samraoui précise ne pas être membre du MAOL (Mouvement algérien des officiers libres) et ne pas être d’accord avec certaines méthodes du MAOL (« notamment le fait de publier certains noms ou des organigrammes »), mais partager son combat « comme celui de toute organisation, parti ou mouvement qui lutte pour l’édification d’un Etat de droit ». Samraoui révèle avoir refusé de participer « à un coup monté (par la Sécurité Militaire) contre l’ancien président Ahmed Ben Bella », pour « déstabiliser le gouvernement Hamrouche » en 1990, et s’être opposé à l’assassinat, envisagé par le SM, de dirigeants du FIS en Allemagne, Rabah Kébir et Abdelkader Sahraoui : « J’ai mis en garde le général Smaïn Lamari qui était mon supérieur sur le danger d’une telle opération. J’ai été mis à l’écart. J’ai conservé toutes les preuves ». Sur la présence au procès d’anciens responsables politiques (Sid Ahmed Ghozali, Ali Haroun, Kamel Rezzag-Bara, Leïla Aslaoui », Samraoui résume : le pouvoir algérien « a besoin d’une façade civile. (…) Aujourd’hui, il faut qu’ils se mobilisent derrière Nezzar, ce n’est pas leur faute ». Nezzar lui-même a peut-être été, par ses pairs, « poussé à se sacrifier ». Samraoui répète que « certains groupes islamistes ont été infiltrés, d’autres manipulés, et certains ont été créée » par les « services » algériens, jusqu^’au jour où « les responsables de cette manipulation n’ont plus maîtrisé la situation », et où « on ne savait plus si un groupe armé appartenait à un officier ou à un autre, ce qui a créé une confusion », encore aggravée par la création des milices, qui a amené à des « réglements de compte ». L’ancien responsable du DRS précise : « Les islamistes du MIA » (Mouvement islamique armé, créé dans les années 80) « ont été approchés en 1989, alors qu’ils étaient en prison. On a négocié leur libération. (…) On voulait contrôler leurs activités. (…) On a même créé des ‘émirs' ». Sur les massacres de 1997 et 1998, Samraoui déclare que « s’ils n’ont pas été commis par certaines sphères du pouvoir, c’est donc qu’il y a eu carence : dans un cas comme dans l’autre, la responsabilité du pouvoir ou des décideurs est entière ». Samraoui affirme cependant que dans le cas du massacre de Bentalha, « il y a une complicité active de certaines sphères de l’ANP », et que des hélicoptères militaires « équipés de matériel de vision nocturne survolaient Bentalha la nuit du drame ».

– Ahmed Chouchène ancien officier, raconte qu’à partir des émeutes de 1988, « l’armée change de mission. Elle ne représente plus le pays, elle n’est plus nationale et populaire » comme son nom le proclame, mais « une institution qui va veiller à protéger ses pouvoirs et ses biens aux dépens des gens ». A l’académie militaire de Cherchell, où Chouchène est capitaine, on apprend aux officiers à tuer « sans être pris ».

Quant à Souaïdia, il déclare : « on a fait de nous une armée de sauvages. Le matin, on partait à la classe aux êtres humains, des gens qu’on sortait de chez eux. On pouvait les tuer pour rien ». Il poursuit : « On servait de chair à canon et on ne recevait même pas à manger », et des soldats volaient parce qu’ils avaient faim. « Et eux, ils comptaient leurs millions », ajoute-t-il en désignant Nezzar.

Nezzar lui-même a affirmé vouloir défendre « l’honneur de l’armée » algérienne, qui « n’a fait que son devoir » et qui n’est pas « une armée de barbares », même s’il y a eu « quelques bavures » -dont plusieurs témoins de la défense ont rendu compte :

– Abderahmane Mosbah, ancien étudiant à l’Institut d’études islamiques d’Alger, a raconté les quarante jours passés à être torturé par onze hommes dans les locaux de la gendarmerie d’Alger, où il était quotidiennement forcé à garder au fond de la gorge un chiffon constamment imbibé d’eau (« On vous le met dans la bouche et on verse de l’eau. J’étouffait, je me débattais. C’est comme si on coulait. L’eau vous rentre de partout dans les narines, dans la gorge, dans les poumons, jusqu’à l’évanouissement. Au bout d’un moment, je cherchais la mort. Sur ces quarante jours, dix ont quitté la mémoire. (Nezzar) me les doit ») et où il a été sodomisé, puis son séjour dans les camps de détention du sud saharien, la chaleur, le froid, la faim, les maladies, les insultes, les coups, les humiliations. « Ces gens là sont nuisibles à l’environnement humain de la planète », a-t-il déclaré en désignant le général Nezzar. A propos de Souaïdia, il déclare : « Il aurait pu être mon tortionnaire, mais lui a eu le courage de dénoncer (…) La seule chose qui me choque, c’est que ce soit Souaïdia qui soit dans le box des accusés et pas le général Nezzar (qui) est venu blanchir ses compères et chercher sa feuille de route pour les dix prochaines années ».

– Nacera Dutour raconte son calvaire pour tenter de savoir ce qu’est devenu son fils, « disparu » depuis le 3 janvier 1997. Elle accuse l’armée de l’avoir arrêté en enlevé, et s’adresse à Nezzar : « Savez vous ce que c’est que de ne pas savoir où est votre fils ? Rendez-nous nos enfants, c’est tout ce qu’on demande ! »

– Mohammed Dahou, a raconté les tortures subies par son fils, enlevé par « trois terroristes » à Lakhdaria en automne 1994 : « Le l’ai retrouvé le lendemain : ils l’avaient égorgé et jeté sur la place du centre ville ». Les coupables, il affirme les connaître : « l’un et toujours au maquis et les deux autres ont bénéficié de la loi sur la ‘concorde civile’. Je les croise tous les matins lorsque je me rends à mon travail ».

Plusieurs témoins de l’accusation ont rendu compte des exactions des terroristes :

. Hadj Haci Atikan raconte comment son père a été égorgé en plein jour sur la place de son village par des membres d’un groupe armé, qui l’ont ensuite enlevée avec sa soeur, l’on conduite au maquis, les ont violées et les ont transformées en esclaves. Les deux soeurs ont réussi à prendre la fuite, et ont été prise en charge par des militaires.

– Samir Menguellati, rescapé du massacre de Bentalha (23 septembre 1997, près de 400 morts), contacté par une organisation des victimes du terrorisme pour témoigner en faveur de Nezzar, raconte le massacre, et dément le témoignage d’un autre rescapé Nesroullah Yous, qui incrimine la passivité, et évoquait l’hypothèse de la complicité, des forces de sécurité. Hamid Bouamra, également rescapé du massacre, confirme la version de Menguellati, et affirme avoir reconnu les massacreurs : « des enfants du quartier ».

– Nata Chaouche raconte que ses trois fils et son beau-fils ont été égorgés ou tués par balles à Sidi Moussa « par des voisins qui étaient allés à l’école avec eux »

Sur l’interruption du processus électoral, Nezzar affirme qu’elle était voulue « par la majorité de l’opinion publique », que « c’est le peuple algérien qui a demandé l’arrêt du processus électoral, et l’armée n’a fait qu’exécuter », et qu’il s’agissait d’éviter « l’afghanisation de l’Algérie ». Nezzar assure n’avoir donné que des directives dignes « d’un Etat de droit » et, en réponse à Hocine Aït Ahmed qui l’accuse d’avoir fomenté un coup d’Etat, affirme avoir « essayé de faire (son) travail le plus honnêtement du monde ». Pour ses avocats, « si l’armée n’avait pas combattu le FIS, l’Etat algérien n’existerait plus aujourd’hui ».

– Ali Haroun, ancien ministre, reconnaît (comme Nezzar lui-même des « bavures » de la part des forces de sécurité, mais assure qu’elles ont été « jugées ». Il affirme que « démocrates, intellectuels, artistes se sont retrouvés victimes de fous de Dieu » et que l’armée était « le seul allié objectif des démocrates ».

– L’ancien Premier ministre Sid Ahmed Ghozali a également justifié l’interruption du processus électoral et l’interdiction du FIS, en accusant celui-ci d’avoir tenté « d’obtenir l’effondrement du seul rempart contre la barbarie » (c’est-à-dire l’armée). Sid Ahmed Ghozali a affirmé que la décision d’annuler les élections après la victoire du FIS au premier tour, et sans attendre le second, n’a pas été prise par Khaled Nezzar mais « par le Haut Conseil de Sécurité, réuni sous la présidence du chef du gouvernement » (c’est-à-dire de Ghozali lui-même), qui a « pris une décision en son âme et conscience », et ne la regrette pas. L’ancien Premier ministre affirme, comme Nezzar, que ce ne sont pas les militaires qui ont décidé d’arrêter les élections, mais « la société civile, qui s’est trouvée face au danger islamiste ». Sid Ahmed Ghozali a assuré n’avoir « jamais reçu d’ordre de l’autorité militaire ».

– En sens rigoureusement inverse, le président du Front des Forces Socialistes, Hocine Aït Ahmed, a accusé Nezzar et ses semblables d’avoir fait « un coup d’Etat » qui a abouti à « une catastrophe », malgré la promesse que lui avait fait Nezzar de ne pas interrompre le processus démocratique : « Nous nous sommes vus avant l’interruption du processus électoral et je vous ai conseillé de le poursuivre, ce que vous m’aviez promis en me donnant votre parole », rappelle Aït Ahmed à Nezzar, qui ne dément pas : « C’est vrai que je vous ai rencontré », a admis Nezzar, avant de poursuivre : « mais entre nous il y a un écart… » -« Un fleuve de sang ! », l’a interrompu Aït Ahmed. « Après 1962, ce sont les généraux qui ont conçu la Constitution à leur manière. Depuis, l’Etat s’est disloqué et a fait émerger le FIS. Les généraux ont arrêté le processus électoral non pas pour sauver l’Algérie comme ils le disent, mais pour maintenir le régime », résume Aït Ahmed, pour qui le régime a « créé 60 partis pour amuser la galerie, pour faire croire à l’existence d’une démocratie » alors qu’il ne s’agissait que de maintenir le système en place.

– Salima Ghezali, après avoir raconté ses années d’enseignantes près d’Alger dans les années 80, la montée de l’islamisme, puis de la violence des terroristes et des militaires, résume : « Le pouvoir a fait ce scénario : couper l’Algérie en deux, être pour l’armée ou pour les islamistes. Il n’y a plus de place pour rien d’autre ». Et, s’adressant à Nezzar : « Cette Algérie est la nôtre. Vous pouvez tout faire de nous, mais pas nous empêcher de vouloir y vivre dignes ».

Les témoignages ont éré rigoureusement contradictoires sur la nature de la gigantesque manifestation organisée le 2 janvier 1992 à Alger, au lendemain du premier tour des législatives. La manifestation avait été organisée à l’appel du Front des Forces Socialistes, qui en assurait le service d’ordre, pour « sauver la démocratie ». Les témoins de l’accusation (Omar Lounis, Leïla Aslaoui) affirment que les manifestants réclamaient l’annulation du processus électoral : « L’armée était le seul rempart qui pouvait nous sauver. Si elle n’était pas passée à l’action, je ne serais pas ici en train de témoigner », déclare Leïla Aslaoui, pour qui « l’islamisme n’est pas une opposition mais une idéologie et un projet de société »). Les témoins de la défense, par contre, rappellent que la manifestation du 2 janvier était organisée par un parti (le FFS) qui s’opposait à l’interruption du processus électoral, et qu’il ne s’agissait pas d’annuler les élections, mais de se mobiliser pour le second tour. « Le mot d’ordre était : ni Etat policier, ni République islamique », rappelle Hocine Aït Ahmed, pour qui « il existait une possibilité de régler pacifiquement le problème », et qui accuse les militaires d’avoir « arrêté les élections pour maintenir le régime ». José Garçon évoque le « sursaut », la « mobilisation » qu’avait provoqué le succès du FIS au premier tour de l’élection ». A Nezzar, Aït Ahmed lance : « chaque fois qu’il y a une possibilité de changement, vous intervenez; il y a une direction occulte qui s’impose et intervient. (…) C’est un miracle que nous (le FFS) existions encore ».

Sur la nature du régime algérien, les témoignages ont été tout aussi contradictoires :

– Mohammed Harbi, historien et ancien haut responsable du FLN, a retracé le rôle de l’armée dans le processus de militarisation du politique, engagé un an après le congrès de la Soummam en 1956, qui avait consacré la primauté du politique sur le militaire. L’Algérie, tenue par une Sécurité Militaire (aujourd’hui DRS) « formée aux théories manipulatoires du KGB », a dérivé vers le système d' »une armée ayant l’Etat à son service » et non le contraire.

– Nicole Chevillard, rédacrice en chef de « Nord-Sud Export », spécialiste des « risques pays » pour les investisseurs français à l’étranger, a estimé que « les véritables dirigeants (de l’Algérie) sont les militaires » et que c’était là une « constante historique de l’Algérie ». Depuis octobre 1988, « on retrouve toujours en position dominante Nezzar, Belkheir », et c’est l’armée qui assure la continuité du pouvoir algérien, malgré les « changements de façade ».

– Omar Benderra, ancien dirigeant du Crédit Populaire d’Algérie (banque publique), a estimé que « l’interuption du second tour des élections en 1992 a provoqué l’arrêt du processus économique d’ouverture vers l’extérieur », processus constitué de réformes différentes des « injonctions du FMI ». Après quoi, il n’est resté de ces réformes que « la gestion de la dette, puis plus rien », d’où « l’arrêt de la machine économique, l’assèchement des réserves de change et l’appauvrissement des couches populaires les plus fragiles ». Pour Benderra, « le système de pouvoir est un système de privilège » dont les responsables allouent « de façon régalienne une partie de la rente économique à leur clientèle ». Le témoin constate que « de nouveaux groupes (économiques, comme Khalifa) apparaissent spontanément sans que l’on puisse connaître l’origine de leurs fonds », et estime que « les puissances d’argent ne doivent leur situation qu’à la proximité avec Cesar, le pouvoir militaire, plus exactement une partie du corps dirigeant de l’armée », dont les clans « ont la mainmise sur les réseaux d’affaire ». Et ce sont « ceux qui ont confisqué les richesses qui disent vouloir rétablir la démocratie » ? s’interroge Omar Benderra. A ce témoignage, Khaled Nezzar a rappelé qu’il avait contribué à faire avorter de nombreux projets engagés sous la présidence Chadli, car « ils allaient ruiner le pays », et, en réponse à Benderra qui estimait qu’il était l’un des « cinq ou six généraux qui détienne la réalité du pouvoir », répond qu’il vit aujourd’hui de sa retraite.

– Ghazi Hidouci, qui a fait partie du gouvernement « réformateur » de Mouloud Hamrouche, avant l’instauration de l’état de siège suite à la grève générale proclamée par le FIS et son syndicat, le SIT, a estimé qu’au sein de la classe politique les partisans réels des réformes étaient minoritaires, et que les seules réformes finalement réalisées ont été celles constitutives d’une ouverture « mesquine, comme en Orient, avec des possibilités de faire des affaires de façon ancienne, non capitaliste ».

Les plaidoiries ont ensuite tenté de résumer cinq jours de procès :

– Pour les avocats de Nezzar, la plainte déposée par celui-ci l’a été « pour répondre à tous les commentaire et jugements de valeur », et sanctionner les « attaques personnelles » dont Nezzar, « traité de criminel, traître, corrupteur » a fait l’objet de la part de Souaïdia, « officier félon », « amer » et « manipulé ». Pour Me Fathouat, « il existe un petit groupe de Français instruits et orientés par le FFS autour duquel se catalyse l’opposition algérienne à l’extérieur », et dont Habib Souaïdia est « un instrument ». « L’arrivée de M. Aït Ahmed (au tribunal, comme témoin de la défense), c’est la levée des masques », assure l’avocat. Pour lui, Souaïdia sert à légitimer les témoignages d’anciens islamistes, à les dédouaner les terroristes et à discréditer le pouvoir en place. L’avocat relève que « le général Nezzar avait le pouvoir à portée de main (mais) n’en a pas voulu parce qu’il aimait son pays » et affirme que « Si ce procès avait été fait en Algérie, on nous aurait dit qu’on voulait indimider ceux qui soutient le Front des Forces Socialistes ». Pour Me Farthouat, « le général Nezzar est un homme qui a le sens de l’honneur. Il est sincère, loyal. C’est un militaire, un homme de terrain avec son franc-parler et ses maladresses, pas un politicien ». Second avocat de Nezzar, Me Gomy accuse Souaïdia d’avoir voulu « se venger de sa hérarchie » et d’être un « mythomane venu en France pour régler ses comptes »; il accuse l’éditeur de Souaïdia, François Gèze, d’être « un manipulateur qui anime cette opération ». La partie civile avait d’ailleurs fait citer le journaliste algérien Mohamed Sifaoui, auteur d’une première version du témoignage de Souaïdia, version refusée par l’éditeur (La Découverte) et par Souaïdia. Sifaoui a accusé l’éditeur, François Gèze, de « manipulation » et d’avoir atténué dans le témoignage de Souaïdia les accusations contre les islamistes, pour renforcer celles contre les militaires.

Pour les avocats de Habib Souaïdia, « le général Nezzar n’est pas le sauveur de l’Algérie, comme il le dit, mais il en est le destructeur. On ne peut pas louer un faux sauveur, quelqu’un qui a mené la société dans le chaos ». Les avocats récusent l’accusation de diffamation, s’agissant notamment de propos oraux, tenus en direct à la télévision, et plaident la liberté d’expression. Les avocats de Souaïdia se félicitent de l’imprudence de Nezzar : « grâce au général, des gens ont été entendus, une fenêtre s’est ouverte » et le « masque de la légalité » affiché par le régime algérien « est tombé ». Me Bourdon a estimé que Nezzar était le « mandataire du quarteron de généraux au pouvoir à Alger », qu’il avait amené « le cauchemar » sur l’Algérie, y avait « saccagé les libertés publiques », et que si quelqu’un est diffamateur dans ce procès, « c’est le général Nezzar. Il a diffamé le peuple algérien et l’humanité ».

Au terme de ce « grand déballage » sur la « deuxième guerre d’Algérie », les propos de Habib Souaïdia qui faisaient l’objet de la plainte du général Nezzar sont totalement passés au second plan, ce qui a conduit la substitut du procureur, Béatrice Angelli, a ne requérir aucune peine contre Souaïdia, en estimant que « nous sommes dans un débat d’idées, indispensable au caractère démocratique de notre société », que « la liberté d’expression dont rester le principe » et que « L’Histoire jugera » -l’histoire, mais non un tribunal, français de surcroît. « Vous avez en face de vous deux thèses, deux vérités », a résumé la procureure en rappelant au tribunal qu’il ne lui appartenait pas de juger « l’histoire contemporaine » de l’Algérie, mais « des propos tenus à un moment donné et dans un contexte donné ». Elle a reconnu la bonne foi de Souaïdia : « Nous n’avons pas affaire à un journaliste. Nous sommes ici en face d’un homme qui témoigne, d’un militaire qui témoigne à visage découvert », qui peut « s’affranchir du devoir de prudence auquel est tenu un journaliste », et dont le témoignage, au surplus, n’est pas « isolé », et dont les propos oraux se situent dans la droite ligne de son témoignage précédent, écrit et publié depuis plusieurs mois (« La Sale Guerre ») contre lequel aucune plainte n’a été déposée.

La stratégie de « politisation » du procès a été le fait à la fois de la partie civile (les avocats de Nezzar), qui a elle-même fait citer de nombreux acteurs politiques des quinze dernières années algériennes, que de la défense (les avocats de Souaïdia). Ce choix de la transformation d’un procès en diffamation en un procès politique, avec pour conséquence que Nezzar est devenu l’accusé du procès qu’il avait lui-même intenté, et qui est devenu non seulement son propre procès, mais celui du pouvoir algérien tout entier, a été amèrement commenté en Algérie, ou même des partisans du pouvoir ont reproché à Nezzar de venir « saisir un tribunal français pour trancher un conflit en deux anciens militaires algériens », et de provoquer un « grand déballage politique algéro-algérien » à Paris la semaine même du 40ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie : ce procès « a lavé le linge sale algérien dans une bassine française », résume « L’Expression », pour qui le procès a été une confrontation entre le FFS et Nezzar. « El Moudjahid » est du même avis (et l’exprime sur un ton plus polémique). Pour « Liberté », « deux Algérie s’affrontent dans un tribunal parisien », dont « Le Matin » accuse le juge présidant de « partialité » pour avoir « laisser parler Souaïdia durant plus de quatre heures pour défendre (sa) thèse ». Le 7 juillet, la porte-parole du gouvernement algérien, Khalida Messaoudi, a exprimé « l’étonnement » du gouvernement algérien devant « le choix » par la justice française de la date du 5 juillet, fête de l’indépendance, pour tenir le procès Nezzar-Souaïdia. Elle a mis en cause les télévisions publiques françaises, « donc représentant le gouvernement français », qu’elle a accusées de mener une campagne médiatique contre l’Algérie en concomitance avec le procès. Dans un communiqué daté du 7 juillet, le Conseil de coordination du FIS considère que le procès a fait de Nezzar « la risée du monde ». Le bulletin de l’autre tendance du FIS, « El Ribat », estime que « le procès en diffamation que le général-major Khaled Nezzar a intenté au petit sous-lieutenant Habib Souaïdia (…) fait partie de cette stratégie qui consiste à accuser le FIS de tout les crimes », mais que la cour parisienne « n’est pas tombée fort heureusement dans ce piège ». Le MAOL (Mouvement algérien des officiers libres), répondant au chef d’état-major Mohammed Lamari qui avait estimé que le procès intenté par Nezzar allait redorer le blason de l’armée, se demande « quelle fierté peut-il tirer d’un procès qui se tient en dehors de l’Algérie », et rappelle « les principes de non-ingérence, de l’honneur de l’institution militaire qui ont été mis à l’avant à la suite de l’évocation de la commission d’enquête internationale pour répondre à l’interrogation ‘qui tue qui ?' ». Pour le MAOL, il est évident « que ce n’est pas avec sa ‘maigre solde’ que Khaled Nezzar a pu se permettre le bouquet d’avocats qu’il a chargé de le défendre ».