L’honneur de l’armée algérienne

L’honneur de l’armée algérienne

par Rachid Boudjedra, Le Monde, 6 juillet 2002

En acceptant de venir témoigner, en France, en faveur de Khaled Nezzar – que je ne connais pas personnellement – dans le procès en diffamation qu’il intente contre Habib Souadia, c’est l’honneur de mon pays, l’Algérie, et celui de son armée, que je suis venu défendre. Ce faisant, je rendais aussi hommage aux victimes, tant civiles que militaires, assassinées par l’intégrisme islamiste et qui sont tombées pour qu’une personne comme moi, un écrivain, puisse continuer à produire des émotions et des sensations.
Je ne me considère pas comme un intellectuel mais comme un artiste qui fonctionne avec sa sensibilité pour dire ce que l’humain a de pathétique et de jubilatoire à la fois. Je ne démontre rien. Je donne à voir les différentes facettes de l’homme avec ses guerres, ses peurs, ses pulsions et parfois ses capacités phénoménales à maîtriser le bonheur ; c’est-à-dire « à rendre le réel inoffensif », selon l’expression si pertinente d’Henri Michaux.

Condamné à mort dès avril 1989, pour pornographie et hérésie, par une fatwa des intégristes algériens diffusée dans les mosquées du pays, je n’ai eu la vie sauve que grâce à la protection des services de sécurité, dont l’armée algérienne. J’ai eu, en cela, plus de chance que mes amis artistes et intellectuels : l’écrivain Tahar Djaout, le dramaturge Abdelkader Alloula, le peintre Mohamed Aslah, les chanteurs Cheb Hasni et Matoub Lounès, le professeur de pédopsychiatrie Mahfoud Boucebsi, le professeur de pédiatrie Djilali Belkhenchir, l’avocat des pauvres Arezki Fathallah, le journaliste Saïd Mekbel, et tant et tant d’autres encore…

Ce sont les jeunes conscrits (l’armée algérienne est constituée dans son écrasante majorité par ces « troufions » de l’ombre qui ont subi l’égorgement, le viol, la torture et les atrocités indicibles de la barbarie islamiste) qui m’ont sauvé la vie, ainsi que celle de beaucoup de citoyens algériens, en mourant à notre place.

Il en est tombé des milliers de ces jeunes appelés, et il en tombe toujours, même lorsqu’ils ont fini leur service militaire et que, rentrés chez eux, on vient les égorger dans leur lit.

C’est pour cela et pour ceux-là que je témoigne en faveur de Khaled Nezzar. Parce que, faisant partie de la société civile, j’ai voulu l’interruption du processus électoral, fin décembre 1991, et j’ai manifesté à Alger, le 2 janvier suivant, avec des centaines de milliers d’Algériens pour l’arrêt de ce processus. A ce sujet, je me souviens d’une caricature de Plantu, parue dansLe Monde, montrant un barbu disant : « Ce sont les dernières élections ! »

Khaled Nezzar et l’armée algérienne nous ont écoutés. Ce faisant, ils ont évité à l’Algérie d’être l’Iran des mollahs ou l’Afghanistan des talibans qui ont commis des crimes abominables contre les intellectuels, les femmes et leurs peuples en général.

Khaled Nezzar qui était, à l’époque, à la tête de l’armée algérienne, a permis au système républicain de perdurer, cahin-caha, certes, mais il a perduré. Il est vrai que cela a coûté beaucoup trop de vies humaines. Mais si cela n’avait pas été fait, il y aurait eu beaucoup plus de victimes, de monstruosités, de viols et de barbaries. Les petites filles algériennes n’auraient pas pu continuer à aller à l’école. Les femmes auraient été lapidées publiquement après la prière du vendredi sur la place publique. Elles auraient porté la burqa et perdu leur travail. La musique, le football – la vie, quoi ! – auraient été interdits. Etc.

Rien que d’avoir empêché cette régression effrayante, l’armée algérienne, avec à sa tête le général Nezzar, nous a sauvés d’un désastre programmé.

La dernière décennie a été terrifiante pour l’Algérie, qui a eu, depuis des millénaires, une histoire douloureuse. Et cette histoire, la nouvelle génération beur d’origine algérienne la connaît bien, elle dont le nationalisme pro-algérien se manifeste de plus en plus. Il y a une sorte de fièvre identitaire qui s’installe dans cette communauté. Elle dit en gros : « Je suis français, mais touchez pas à mon Algérie. » L’exemple regrettable de ces jeunes Algéro-Français en train de huer La Marseillaise et d’envahir le terrain du Stade de France, lors du match France-Algérie, fut un signe révélateur de cette nouvelle mentalité.

De même, lors de la manifestation du 1er Mai à Paris, contre Le Pen, le magnifique réflexe de déployer un immense drapeau algérien sur la place de la Bastille était un acte pleinement signifiant et tellement symbolique.

Il faut en tenir compte. Car, pour ces jeunes beurs, Nezzar, c’est l’Algérie. Souadia, c’est quoi ?

Si donc l’Algérie a une longue histoire douloureuse, elle a toujours eu les ressorts et les hommes qu’il fallait pour s’en sortir. C’est le cas, aujourd’hui, où l’espoir est très grand de voir la démocratie s’installer durablement et les droits de l’homme respectés véritablement. Les récentes élections législatives de mai qui ont vu le taux d’abstention atteindre les 53 % ont été reconnues propres et honnêtes par toutes les chancelleries du monde.

L’installation d’un nouveau gouvernement jeune et intègre, avec – surtout – la présence de cinq femmes à des postes-clés, dont la pasionaria et dissidente de toujours Khalida Messaoudi, à la tête du ministère de l’information et de la culture, et en tant que porte-parole du gouvernement, nous permet de croire en l’avenir démocratique de l’Algérie.

Rachid Boudjedra est écrivain.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 06.07.02