L’Algérie sans mythe

L’Algérie sans mythe

par Lahouari Addi, Le Monde, 11 juillet 2002

Rachid Boudjedra vient de publier (Le Monde du 6 juillet) un point de vue qui laisse perplexe le lecteur algérien que je suis : il repose sur un raisonnement qui identifie son auteur au peuple tout entier. Dans son texte, il est supposé implicitement que l’ensemble des Algériens exigeait l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, exigence que l’armée aurait satisfaite après maintes hésitations. En somme, seuls quelques égarés et inconscients voulaient que soit respecté le verdict des urnes.
Il faut alors se demander qui a donné la victoire électorale au FIS ! Le récit de Boudjedra est construit sur le mythe de l’appel de la « société civile » à l’armée pour sauver la démocratie. Mais deux remarques désagrègent ce mythe. La « société civile » est-elle composée de tous les citoyens – en dehors du personnel de l’Etat – ou bien est-elle un club fermé réunissant une élite, en l’occurrence quelques francophones algérois effarouchés par le vote populaire ? D’autre part, si l’armée voulait réellement la démocratie, pourquoi n’a-t-elle pas fait tenir de nouvelles élections, six mois après, au scrutin proportionnel, ce qui aurait empêché le FIS d’être majoritaire comme le montre la structure des chiffres du premier tour ?

L’origine de la crise dans laquelle se débat l’Algérie depuis plus de dix ans ? Les décideurs militaires et leurs épigones veulent parler au nom de tous les Algériens. Ecrivain, Boudjedra reproduit ce travers autoritaire lorsqu’il évoque l’honneur de l’Algérie qu’il est venu défendre à Paris en témoignant en faveur du général Khaled Nezzar. Tous les Algériens qui ne s’alignent pas sur ses positions trahissent-ils cet honneur et portent-ils atteinte à l’armée comme institution ? C’est ce monopole d’un courant politique sur l’Algérie et ses institutions qui empêche ce pays de connaître la paix civile et d’établir la concorde nationale.

Pour Rachid Boudjedra, tous ceux qui ont critiqué l’arrêt du processus électoral en janvier 1992 sont des traîtres dont l’objectif serait de porter atteinte à la patrie et à l’un de ses symboles, l’armée.

Le drame de Boudjedra est de croire que son opinion est celle de l’écrasante majorité : prétendant sauver les « valeurs patriotiques » dont il serait dépositaire, il se permet de parler au nom de cette majorité totalement imaginaire pour jeter l’opprobre sur tous ceux qui dénoncent les violations des droits de l’homme en Algérie. En fonction de ce parti pris idéologique, il décrypte le champ politique et décide de ses alliances.

Le raisonnement, l’argumentation et même les preuves des violations massives de droits de l’homme, il n’en a cure. Non seulement il refuse de reconnaître que l’annulation des élections législatives en janvier 1992 a été un acte anticonstitutionnel, mais il continue à répéter que les assassinats des intellectuels ont été commis par les « intégristes », alors que des doutes très sérieux planent sur l’identité des commanditaires, au moins depuis le meurtre de Matoub Lounès en juin 1998.

Sur les assassinats des intellectuels et des journalistes, ainsi que ceux des villageois durant l’été 1997 dans la Mitidja, du fait de la réticence des autorités à mener des enquêtes crédibles, Amnesty International a demandé l’envoi d’une commission d’enquête internationale. Les autorités ont refusé catégoriquement, renforçant ainsi la suspicion et rendant légitime la question « Qui tue qui ? »

Boudjedra a le droit de croire que, sans l’armée, il n’y a pas de démocratie ; le droit d’avoir n’importe quelle position politique, à partir du moment où il l’assume publiquement. Mais il n’a pas le droit d’affirmer que sa position est celle de la majorité de ses concitoyens.

Lahouari Addi est professeur de sociologie à l’IEP de Lyon.

• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 11.07.02