Marie-Thérèse Têtu-Delage: Clandestins au pays des papiers: Introduction

CLANDESTINS AU PAYS DES PAPIERS EXPERIENCES ET PARCOURS DE SANS-PAPIERS ALGERIENS MARIE-THERESE TÊTU-DELAGE Introduction

En août 2008, Samir , sa femme et ses quatre enfants ont été régularisés. La fin d’un parcours d’obstacles qui a commencé quatorze ans plus tôt avec l’application au 1er janvier 1994 des « lois Pasqua ». Samir est l’exemple même de ceux qu’une loi a transformé du jour au lendemain en clandestins. Un clandestin au pays des papiers .

« Faire ses papiers », le parcours d’un devenu clandestin

Samir est arrivé en France en 1990, à l’âge de dix-sept ans, avec son père, sa mère, son frère et sa sœur. En 1994, au moment des « lois Pasqua », le père demande et obtient un regroupement familial pour sa femme et ses deux enfants mineurs. Samir, lui, a vingt et un ans. Étant majeur, il doit retourner en Algérie sous peine de devenir clandestin. Le choix est simple : soit il rentre et se sépare de sa famille, soit il reste et se rend coupable du nouveau délit d’irrégularité de séjour. L’administration ne lui laisse pas le temps de choisir. Avec un diplôme de mécanicien obtenu après deux années d’étude et de formation par alternance et un contrat de travail, il se rend en préfecture en espérant régulariser sa situation. Il est arrêté au guichet et expulsé.

De retour en Algérie, il travaille dans un salon de thé douze à treize heures par jour. Il se marie, une petite fille naît. Mais son salaire ne lui permet pas d’envisager une vie de famille dans un logement indépendant et de subvenir à ses besoins. Sa fille connaît par ailleurs des problèmes de santé qui nécessitent des consultations et des soins qu’il a du mal à payer, en l’absence d’assurance-maladie. À ce tableau s’ajoute la situation sécuritaire en Algérie, qui laisse peu d’espoir pour des améliorations des conditions de vie.

En 1999, il prend la décision de retourner en France, où se trouve une grande partie de sa famille, avec sa femme et sa fille. En 2001, il obtient un visa et arrive chez son père, dans la Drôme, qui le loge pendant cinq ans. Ensuite, comme de nombreux sans-papiers que les familles ne peuvent accueillir qu’un temps, Samir doit se débrouiller. Des immigrés en situation régulière lui proposent en dépannage la sous-location de leur appartement. Puis, un logement géré par l’association de soutien dans laquelle il s’est engagé depuis 2003 se libère et est mis à la disposition de sa famille.

Dès son retour en France, il engage des démarches juridiques, fait une demande d’asile territorial, puis d’asile conventionnel . Ses demandes étant toutes refusées, il dépose tous les recours possibles. Dans le même temps, il fait une demande « vie privée et familiale » dont les critères d’attribution correspondent à sa situation. Lui et sa femme parlent français, trois de leurs quatre enfants sont nés en France et sont scolarisés. Les parents, le frères et la sœur, ainsi que des oncles, tantes, cousins et cousines de Samir vivent en France. Sur les conseils d’un ami, son dossier est suivi et défendu par un avocat. Il participe également aux réunions et actions de l’Asti (Association de soutien à tous les immigrés) de Romans. Et il acquiert une bonne connaissance des diverses procédures relatives au droit des étrangers.

En 2006 arrive la circulaire Sarkozy concernant la régularisation des parents sans papiers d’enfants scolarisés. Là aussi, Samir présente toutes les conditions requises. Mais il est recalé pour avoir travaillé avec des faux papiers, selon des informations de la préfecture. L’avocat engage un nouveau recours, pour atteinte disproportionnée à la vie privée. Samir étant connu et impliqué dans l’école de ses enfants, des enseignants, des parents d’élèves et l’Asti de Romans se mobilisent autour de son cas et interviennent auprès de la préfecture.

Depuis son arrivée en France, trois enfants sont nés et il fallait bien que Samir trouve des revenus. Il n’a donc quasiment jamais cessé de travailler. C’est d’ailleurs en se rendant au travail en voiture qu’il a été contrôlé, puis menacé d’arrestation et d’expulsion à la suite d’une OQTF (obligation à quitter le territoire français) émise à son encontre et de poursuite pour délit de séjour irrégulier. L’avocat parvient à faire annuler par les tribunaux les arrêtés préfectoraux et l’OQTF. Mais ceux-ci ne sont pas habilités à statuer concernant ses demandes de titre de séjour. Il faut encore patienter.

À l’été 2008, la situation se dénoue. La préfecture propose à Samir un titre de séjour salarié s’il trouve un contrat d’embauche. Mais, dans le même temps, le tribunal administratif juge favorablement sa demande « vie privée et familiale » et ordonne à la préfecture de donner des papiers à toute la famille. Le tribunal souligne la bonne intégration de la famille et les nombreux témoignages et soutiens dont elle bénéficie. « Après tout le chemin que j’ai fait, j’ai enfin réussi », conclut Samir. Quant à son épouse, elle se déclare « libérée de prison ». À leurs enfants qui ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas aller en vacances avec leurs cousins en Algérie, ou pourquoi ils n’avaient pas de voiture, les parents n’auront plus à répondre : « Parce qu’on n’a pas de papiers. »

Une question d’intégration ? Logiques de la loi et logiques des migrants

Le parcours de Samir est singulier, mais nous retrouvons les mêmes acteurs et les mêmes passages que dans d’autres parcours de sans-papiers que nous suivrons au fil de cet ouvrage. Les mêmes compétences pour vivre sans papiers et « mériter ses papiers » sont acquises et mises à l’épreuve avec plus ou moins de bonheur. La « carrière administrative » pour mériter ses papiers exige de la part des migrants une connaissance fine des lois, des droits et de leurs usages, en même temps qu’il leur faut développer une intense activité sociale pour vivre sans papiers.

Prenons ce premier parcours à témoin de la question de l’intégration des étrangers. Elle justifierait soi-disant à elle seule la mise en place de politiques et d’un ministère pour lesquels immigration et intégration seraient indissociables et traitées comme un couple d’opposition à réduire de gré ou de force. Or le parcours de Samir montre deux choses. D’une part, il dispose d’une connaissance et d’une pratique des normes sociales, légales, et juridiques de l’État français sans doute bien au-dessus de la moyenne de ce que connaissent et ont besoin de connaître la grande majorité des Français. D’autre part, il développe à partir de son expérience individuelle et collective une autre compréhension et conception de ce que sont ou devraient être les droits et la citoyenneté, libérés de leur seule référence aux règles juridiques, à l’identité nationale et à l’intégration. Après les quinze années d’un tel parcours, qu’a-t-il à dire de cette intégration dont on lui demanderait de faire preuve ?
Intégré ? Je le suis depuis longtemps. J’ai vécu ici. Ma femme et moi parlons français. Nous avons suivi des formations. Mes enfants sont inscrits à l’école. En 2005, j’étais candidat au conseil d’école et j’ai été élu. En 2006, je me suis inscrit à la FCPE [Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques]. Mes enfants vont au centre de loisirs, à la bibliothèque, à la ludothèque. J’ai fait des demandes d’asile, vie privée et familiale. Je suis allé voir un avocat, nous avons déposé des recours gracieux et contentieux, je suis allé au tribunal. J’ai participé à des réunions, des manifestations, des distributions de tracts avec l’Asti, les enseignants et les parents d’élèves…

Samir sait aussi qu’il ne faut pas parler de ses anciennes activités professionnelles sans papiers. Cela a failli lui valoir une arrestation et une expulsion. Et bien que la France veuille favoriser l’immigration professionnelle, elle se refuse à régulariser et délivrer des cartes de séjour sur la base d’une activité salariée ou économique.

Comment considérer les parcours de ces migrants en situation irrégulière qui n’accusent pas un déficit d’intégration ? Les manières dont les individus font face individuellement et collectivement et réagissent à des contraintes sévères pour construire et mener leurs propres projets sont au cœur de cet ouvrage . Comment font-ils, avec qui coopèrent-ils, entrent-ils en conflit et négocient-ils pour « maintenir le cap », selon l’heureuse expression de Catherine Delcroix ? Dans les sociétés plus ou moins démocratisées, écrit-elle, « la domination n’est jamais complète, il existe toujours une certaine marge de manœuvre, d’une amplitude extraordinairement variable cependant ». Les situations sont faites de contraintes mais également de ressources mobilisées pour répondre à des besoins et réaliser des projets. Et je constate, comme elle, que dans les situations que nous étudions, replacées dans les contextes dans lesquelles elles s’inscrivent, « la réussite suppose des efforts considérables, poursuivis pendant un temps très long, et le franchissement d’un grand nombre d’obstacles ». Seule, dit-elle, une méthode empirique menée dans la durée, accompagnant les actions en situation, racontées et commentées par les acteurs eux-mêmes, permet de révéler, percevoir et analyser les raisons d’agir, les ressources mobilisées et les stratégies développées.

Là où d’autres croient déceler dans les actes et les dires des migrants des illusions, des indécisions, des inadaptations ou encore des changements continuels de plans, des fraudes et des mensonges, ou bien même des handicaps les contraignants à subir, nous voyons, nous, des capacités à redéfinir les situations, les stratégies et les projets dans des contextes chargés d’incertitude et de contingences. Plus que des plans de « carrière », nous sommes face à des ressources permettant de guider l’action, avec une part d’adaptation et d’improvisation.

Ainsi, les politiques migratoires, les lois et leurs dispositifs, présentés et discutés dans nombre d’articles ou d’ouvrages, ne sont pas au centre de ce livre. Et surtout, ils n’éclipsent pas la capacité d’agir, de prendre des initiatives des migrants « irréguliers » bien présents dans la ville et la société, capacité dont je fais l’hypothèse qu’elle caractérise le sens de ces migrations, quelles que soient les autres raisons ayant pu pousser au départ. De surcroît, ces initiatives, ces représentations et ces interprétations des migrants ne sont pas sans interroger les lois et les droits, les valeurs sur lesquelles ils s’appuient, les intérêts poursuivis et les pratiques que cela induit.

L’orientation de ce regard prend acte de la volonté affichée des États à garder le contrôle et à mettre de l’ordre dans les circulations migratoires. Mais il vise également à rendre compte des désordres, des irrégularités, des désaccords, de l’inadéquation, de la complexité dont les circulations comme les politiques migratoires sont l’objet. Les migrants mais aussi les États, leurs lois et leurs administrations, les droits et leurs défenseurs sont à la peine.

Ce n’est pas un point de vue partisan que j’entends développer, mais le résultat d’une recherche empirique, au plus près des pratiques et des acteurs. Une recherche qui conduit à des analyses proches de celles qu’a pu tenir Yannick Blanc , ancien directeur de la police générale de la préfecture de police de Paris, à partir d’une tout autre position. Il constate que l’État et ses administrations n’ont plus le monopole de la production, de la compréhension, de l’interprétation et de l’application des règles de droit. Il y a d’autres sources de production du droit que le Parlement, dit-il, en amont mais aussi en aval. « Lorsqu’il s’agira d’interpréter et d’appliquer la règle du droit, nous devrons à nouveau négocier avec toutes sortes d’acteurs, dont même les plus humbles ont des capacités stratégiques supérieures aux nôtres. »

Une expérience dans les mondes des sans-papiers

Il me reste maintenant à préciser comment j’ai procédé pour mener cette exploration dans les mondes des sans-papiers algériens. Parler d’exploration plus que d’observation participante , d’expérience plus que d’enquête permet de mieux rendre compte de ma démarche, de la position adoptée et de la nature du phénomène étudié. Il s’agissait pour moi, en étant attentive aux situations, aux interactions plutôt qu’aux seules structures, de produire une autre description du monde. Ma position visait également à suivre et accompagner les acteurs et leurs actions, ce qu’ils en pensaient et en disaient, dans le mouvement et la durée .

Ces choix avaient plusieurs implications, que je rappelle brièvement. J’ai opté pour une description sélective, liée à une expérience personnelle intense et à des relations réciproques, suivant le mouvement du phénomène étudié dans différents espaces et sphères de la vie sociale, prenant en compte la diversité des acteurs. Une démarche qui s’approche de ce qu’un courant de chercheurs a nommé l’« ethnologie multisites ».

Par exemple, je ne pouvais pas choisir un poste d’observation et ne plus en bouger, ni me contenter de voir et entendre. Le dispositif d’exploration et d’observation se construit en avançant avec les gens étudiés, qui participent à son élaboration et donnent les clés de sa lecture, qui s’interrogent et interrogent l’ethnologue, comme d’autres acteurs, sur ce qu’il convient de faire et de penser dans telle ou telle situation.

La nécessité de l’interdisciplinarité émane du terrain et demande à l’ethnologue apprentissage et acquisition de connaissances spécialisées. C’est dans la relation avec les sans-papiers qu’il m’est apparu indispensable d’acquérir, au même titre qu’eux, des connaissances juridiques et de les mettre en pratique. La question de la pluralité des sites d’enquête s’est en particulier posée dans le cadre de ma recherche à propos de l’Algérie. Un détour par l’Algérie s’imposait en effet, même s’il était rapide, pour sentir, percevoir et voir de mes propres yeux, même s’il devait me troubler plus que me permettre de comprendre.

Au final, plus que la recherche de vérité et la généralisation des faits, j’ai visé l’exploration et l’interprétation d’un processus mouvant et changeant, par la mise en lien et l’analyse de matériaux et de sources aux statuts différents. Mon enquête s’est donc située à l’échelle de la ville des migrants irréguliers, telle qu’ils la pratiquaient, mais sans les enfermer dans ce seul espace localisé et en étendant mes investigations au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête.
À partir de 2001, j’ai donc suivi dans la durée, quatre ans , un échantillon de soixante Algériens et Algériennes dits sans-papiers, dont une dizaine d’assez près, et un certain nombre d’acteurs avec lesquels ils étaient en contact à partir d’une ville de la Drôme, Romans-sur-Isère. J’ai recueilli des récits, suivi et reconstitué des parcours, noté des conversations, partagé des tranches de vie, des événements et des épreuves dans trois directions qui apparaissaient essentielles : la carrière administrative et ses démarches, la vie ordinaire et ses épreuves, les liens avec l’Algérie.

La carrière administrative m’a amené à fréquenter la vie d’une association (l’Asti Romans), des permanences juridiques, les services de la préfecture de la Drôme, le tribunal administratif, à rencontrer des élus, un préfet, des avocats, à écrire des récits, remplir des dossiers, à connaître les lois, les pratiquer, les interpréter, réfléchir à la façon de les contourner ou de les utiliser, à suivre et participer à des mariages. J’ai eu accès à 1 364 dossiers d’étrangers constitués par l’Asti .

La vie ordinaire et ses épreuves m’ont conduite à fréquenter un centre d’hébergement, des squats, les marchés, les exploitations agricoles, les commerces, à participer à des fêtes familiales et religieuses, ou entre amis, à des conversations, à rencontrer des familles ou des co-originaires en situation régulière en France, des associations humanitaires, des propriétaires immobiliers, des enseignants, des candidates au mariage, un policier municipal évangéliste, un charcutier catholique… La vie ordinaire, c’est aussi la découverte d’activités, la pratique d’échanges, la recherche de logements, d’activités lucratives.

Les liens avec l’Algérie, ce sont les conversations, les liens téléphoniques, les échanges d’informations, les récits de retour des régularisés, de ceux qui arrivent du bled, une lecture régulière de la presse algérienne. Ce fut aussi un séjour chez quelques familles de sans-papiers à Alger et Sidi Bel Abbès en janvier 2004, et une première perception d’aspects de la vie quotidienne dans ce pays. J’ai accompagné le retour à Guelma d’une femme régularisée en juin 2005. J’ai rencontré deux expulsés, des candidats au départ et leurs familles.

Comment ai-je construit ma relation aux individus et au terrain ? Être acteur dans le cadre de cette recherche ne passe pas seulement par des rôles précis, clairs et reconnus, choisis une fois pour toutes au départ, mais peut être davantage par la qualité de la relation humaine établie. Une relation qui, pour soi comme pour les autres, donne des repères sur ce qu’il est possible de se dire, de se demander, de vivre ensemble. Un rapport qui demande donc un réel engagement dans des relations humaines, différent d’un engagement idéologique ou militant, ce qui n’exclut pas de garder une distance et une liberté.

Comme les membres de l’association de soutien, j’ai donc aidé à rédiger des récits pour la demande d’asile, accompagné des gens à la préfecture, accepté d’être le témoin de mariages, servi d’intermédiaire avec des propriétaires immobiliers, des élus locaux, rempli des attestations d’hébergement, participé à des réunions ou des délégations. Ce qui m’a en effet permis d’observer des rencontres, des contacts, des scènes, des comportements.

Mais j’ai aussi établi des relations ordinaires et régulières « comme dans la vraie vie ». Se rendre des visites, manger ensemble, prendre l’habitude de se voir, de se rendre des services, d’échanger, de se téléphoner. J’ai ainsi rencontré les sans-papiers pas seulement aux réunions, au centre d’hébergement, à la préfecture, mais aussi chez eux, chez moi pour les plus proches, au marché, au supermarché, au café, dans la rue, au cours de petites fêtes ou de soirées, au moment du Ramadan ou de l’Aïd. Nous avons échangé des gâteaux, des fruits ramenés des champs où ils travaillaient, des réparations d’appareils électroménagers contre des ordinateurs, nous nous sommes prêté réciproquement des voitures. J’ai gardé des affaires personnelles et stocké des récupérations. J’ai hébergé quinze jours l’un d’entre eux pour le dépanner. En échange, ils m’ont mis en contact avec leurs familles pour qu’elles m’accueillent lors de mes séjours en Algérie. Nous avons organisé un mariage chez moi. Je les ai accompagnés, à leur invitation, dans leurs démarches de recherche d’emploi auprès des paysans, ou pour s’inscrire comme travailleurs saisonniers auprès d’une association d’insertion.
Cela peut donner une vue déformée de la réalité. Sans cette recherche, aurai-je établi de telles relations ? Certainement pas avec une telle intensité. Cela fait partie de l’inconfort moral de l’ethnologue dans son rapport au terrain, mais aussi de la construction d’un engagement distancié, d’autant plus quand on « habite » son terrain d’enquête. J’ai entre autre compris que je ne ferais pas le tour de la question, que des contrées me resteraient inaccessibles. Mais j’ai aussi découvert que d’autres acteurs, qui ne sont pas engagés auprès d’associations de soutien (du policier municipal aux simples voisins), que je n’aurai peut-être pas rencontrés autrement, apparaissaient temporairement ou durablement, et jouaient des rôles dans la vie ordinaire pour parvenir à vivre sans papier.

La conversation s’est rapidement affirmée comme un matériau privilégié. Une fois les premières informations échangées, il est possible de passer à autre chose : les derniers événements, les états d’âme, les informations venues du bled, les histoires, rumeurs ou légendes qui circulent, les projets, les points de vue et commentaires sur telle situation, telle solution. Mes interlocuteurs pouvaient aussi me demander mon avis. Une présence habituelle permet qu’on vous oublie, que l’on fasse moins attention à vous et que la vie se poursuive presque normalement. Le portable sonne, des gens passent, règlent des affaires. Dans ce cas, il suffit souvent d’écouter et de regarder .

Combien de fois m’a-t-on dit « Tu poses trop de questions », alors que j’avais le sentiment de ne pas en poser ? « Ça fait rien, c’est quand même des questions » me répondait-on. Le questionnaire, a fortiori écrit, n’était pas un outil approprié. Plus encore que l’entretien, il rappelait trop les formalités auxquelles sont soumis les migrants. Et il aurait fallu le renouveler régulièrement pour suivre des données évolutives dans les faits et dans la manière de les raconter. Et c’est justement ces changements, plus que des données exactes, qui m’intéressaient.

Enfin, j’ai croisé ces données avec le dépouillement de 1 364 dossiers de demandes de régularisation déposés auprès de l’Asti de la Drôme (dont 852 Algériens) . Ces dossiers, auxquels l’association a bien voulu me donner accès, comportent des pièces d’identité, des documents de voyages, des informations biographiques, des récits en vue de demandes de statuts, des échanges de courriers entre la préfecture et les demandeurs, des récépissés et des dates de dépôts, de recours, de réponses, des fiches de paie, des certificats médicaux, des lettres de soutien, des courriers d’avocats, des procès-verbaux de gendarmerie, des commentaires en off… Cette source de renseignements, à la fois sur les procédures et sur les migrants, pas toujours authentifiables, est d’une grande richesse et m’a été précieuse, surtout lorsque des croisements ont été possibles avec d’autres sources et d’autres informations recueillies lors de mon enquête de terrain, sur les mêmes dossiers. Quantitativement, ce dépouillement a élargi mes données, confirmé des tendances générales. Il m’a donné des indications sur les durées des procédures, l’usage des statuts, leur succession dans le temps, leur ordre de demande, leur attribution et d’une manière générale sur la carrière administrative des migrants. Qualitativement, les récits et les échanges de courriers avec l’administration sont bien différents des récits que j’ai recueillis en direct et sont intéressants à exploiter à ce titre. Ils sont la trace à la fois des arguments que les demandeurs, seuls ou aidés par des tiers, jugent utiles et efficaces d’employer, des ressources et compétences qu’ils mobilisent et du regard qu’ils portent sur les valeurs et les pratiques de l’État à leur égard.

Ce sont donc ces trois sources et leur croisement qui ont constitué des lignes d’investigation et d’analyse. Ce n’est certainement pas une description complète de la vie des sans-papiers. Ce sont des fragments qui correspondent à une période, un passage. Ce sont des situations, des scènes éphémères dans des contextes eux-mêmes changeants. Il s’agit d’un objet marqué par l’incertitude et la précarité. Nous sommes face à du provisoire, mais du provisoire qui peut durer. Et, surtout, ce provisoire n’est pas qu’une salle d’attente des papiers : il s’y passe des choses et c’est une expérience qui compte.

Pour permettre aux lecteurs de voir les choses du point de vue des migrants en situation irrégulière, j’ai reconstitué ces parcours de telle façon qu’on puisse les suivre et les découvrir comme j’ai été amenée à le faire moi-même. Je présenterai donc d’abord ce que j’ai appelé l’énigme des sans-papiers (chapitre 1), pour ensuite tenter de comprendre et de mieux connaître ces familles, ces jeunes, ces femmes, ces « revenus du retour » qui quittent l’Algérie pour une vie ailleurs (chapitre 2). Nous suivrons des moments de leur vie sans papiers (chapitres 3 et 4), en particulier pour se loger et travailler, ainsi que dans leur rôle de parents d’élèves. Puis nous accompagnerons les démarches, les procédures par lesquelles il faut passer pour mériter ses papiers (chapitres 5 et 6). Nous verrons comment se pose la question de la régularisation par le mariage (chapitre 7) et comment cela se passe dans les faits. Au cours de ces chapitres 3 à 7, nous rencontrerons les partenaires des sans-papiers, ceux qui les aident ou ceux avec qui ils négocient. Enfin, nous accompagnerons les retours au bled de régularisés (chapitre 8). Mais nous envisagerons aussi la perspective des irréguliers à vie (chapitre 9), avant de conclure sur les tensions entre les logiques de la loi et les logiques de migrants en quête de réussite et de reconnaissance sociales, ici et là-bas.