Interview de Malika Matoub
L’INTERVIEW D’INTERFACE: MALIKA MATOUB
Interview: Chawki Amari, Algeria Interface
Paris, 29/05/01 – La présidente de la fondation Matoub Lounès s’exprime sur les évènements en Kabylie. Elle révèle par ailleurs qu’un émissaire du pouvoir algérien lui a proposé de lui dévoiler l’identité des assassins de son frère, en échange de son silence.
Algeria-Interface : Le président Bouteflika a évoqué une réforme constitutionnelle avec une prise en charge » raisonnable » de la revendication amazighe. Quen pensez-vous ?
Malika Matoub : Quil nous explique dabord le mot raisonnable. Ensuite ce nest pas à lui de changer la constitution. Tamazight est un fait, je ne veux pas le soumettre au vote. Voter pour savoir si ma mère doit exister ou non, si elle doit communiquer dans sa langue, pratiquer sa culture ? Il faut aussi redéfinir Tamazight, ce nest pas seulement une langue, cest lidentité de lAlgérie. Bouteflika est en décalage, il veut appliquer ces méthodes qui ont 20 ans. Les émeutiers ont 20 ans, ils ne le connaissent pas. Connaît-il la société algérienne qui entre-temps a évolué ? Pour revenir à cette constitution que prépare le président, dans le préambule il y aura sûrement un passage évasif, relatif à Tamazight. Nous ne voulons pas dune constitution Tikbouchine [poteries kabyles, NDLR], nous ne voulons pas de la folklorisation de Tamazight. Bouteflika parle dune prise en charge raisonnable, quil ait lui-même un discours raisonnable, quil soit lui-même raisonnable
Où en est la situation en Kabylie ?
Les gendarmes sont retranchés dans les casernes d’où ils continuent à tirer. Ce sont des bérets verts [unités de larmée] en tenue de CNS [unités anti-émeutes du ministère de lintérieur] et de gendarmes qui font le travail à l’extérieur. Ils ne sont pas aussi diplomates que les véritables CNS au début des évènements, ce qui explique les lourds bilans.
Comment voyez-vous les choses évoluer dans un proche avenir ?
Les premiers jours des émeutes, un jeune dAzazga, Kamel Irchène, a écrit le mot liberté avec son sang, juste avant de mourir. Les revendications des jeunes sont claires. Cest un mouvement qui aspire au changement, à la démocratisation de la société. Chaque jour on dénombre des morts. Provocations, arrestations (contrairement à ce qui se dit, on enlève les jeunes de leurs maisons), insultes. Oulech smah [pas de pardon, un des slogans des émeutiers], la population ne va pas pardonner. On espère que les autres régions vont suivre parce que cest salutaire pour le pays. Il faut rendre lAlgérie aux Algériens. Ce nest pas une propriété privée. Il faut aussi que ceux qui sont mort aient un statut de martyrs de la liberté. Ces jeunes, je les compare aux lycéens qui sont entrés en guerre pendant la lutte pour lindépendance. Ils ont le même âge et la même conviction.
Quest ce qui a changé par rapport aux émeutes de 1980 en Kabylie, ou celles doctobre 1988 ?
Dun côté, les émeutes sinscrivent dans la continuité des précédentes. Mais ce qui est nouveau, cest que le pouvoir est prêt à tuer les deux tiers de la population pour durer. À l’époque, il avait encore la force de contenir lopinion nationale et internationale. Dun autre côté, linsurrection de 1988 a été récupérée par le mouvement islamiste. Ce nest plus possible aujourdhui, les jeunes revendiquent un projet de société ouvertement moderne et démocratique.
La réunification partielle du MCB (Mouvement culturel berbère) signifie-t-elle que les choses évoluent ?
Même les 3 MCB [les trois tendances au sein du MCB] sont dépassées par les évènements. Les dissensions ont démobilisé la population. ( ) De toutes façons, dès quun parti ou une tendance se rapproche du pouvoir, elle est automatiquement disqualifiée par la population, hostile au pouvoir central.
Etes-vous pour une autonomie de la Kabylie ?
Oui pour lautonomie, mais de toute lAlgérie. Il faut que le pays retrouve son indépendance. Mais je nai pas de modèle politique précis, je laisse ça aux politiques ( )
Quest ce qui peut faire changer les choses aujourdhui ?
Il faudrait que le pouvoir réponde aux revendications. Retrait des brigades de gendarmes et leur remplacement par la police urbaine. Les assassins et les commanditaires doivent êtres jugés. Nous navons pas de nouvelles du gendarme qui a tué Massinissa [le meurtre dun jeune dans une brigade de gendarmerie qui a déclenché les émeutes]. On sait quil est officiellement suspendu de ses fonctions, mais cest tout. Dailleurs au moment où Massinissa a été tué, jétais dans les locaux de la gendarmerie suite à une convocation pour le procès de Matoub Lounès. ( ) J’ai entendu une rafale, puis une autre. On a cru à une descente terroriste, on a pris peur. Puis un gendarme est arrivé, il a dit que ce nétait rien. On a trouvé Massinissa devant la porte gisant dans une mare de sang. Jai vu ensuite les gendarmes tenter de se débarrasser du Kalachnikov qui a servi au meurtre.
Etes-vous toujours convaincue que votre frère, Matoub Lounès a été assassiné par le pouvoir ou des clans à sa périphérie?
Avant den arriver au « qui a tué Matoub », on ne sait même pas comment il est mort Lounès sest garé dune manière impeccable, sans percuter un obstacle. Pourquoi? Il a été tué à bout portant… Il y a aussi des problèmes balistiques inexplicables dans la version officielle, des tirs croisés, et dautres choses encore. Le témoin principal de linculpation de Chenoui (l’assassin présumé, NDLR) est lui-même un repenti Pourquoi le pouvoir refuse-t-il de refaire une reconstitution sérieuse? Aujourdhui, ce nest pas le plus important de savoir qui la tué. Cest comment il est mort. Et le « comment » conditionne et explique le « qui »… On peut le savoir avec les témoignages des trois occupantes, il y a la voiture, il y a le rapport du légiste qui a fait le constat de décès. Dernièrement, on ma envoyé quelquun, Riadh Allal, qui se dit représentant du RND à Paris et proche dOuyahia [ministre de la justice et secrétaire général du RND]. Il ma demandé darrêter de parler de linternationalisation de laffaire Matoub et des évènements de Kabylie, (quand jai dit à la télévision que c’était un « véritable génocide »). En échange il ma promis de me « donner » les assassins de mon frère et ma même avoué quil y a des patriotes qui sont mêlés à lassassinat. Et en ce qui concerne le procès en diffamation qui m’a été intenté par Nordine Aït-Hammouda (député RCD et chef de milice, NDLR) il ma dit que que celui-ci avait eu gain de cause car cétait un « cadeau » pour que le RCD reste dans la coalition. Il m’a affirmé que je gagnerai le procès en appel… Aujourdhui, le RCD sest retiré de la coalition, le pouvoir na donc plus rien à perdre de ce côté-là.
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