Pour comprendre le mystère algérien : un polar passionnant venu d’Allemagne

Pour comprendre le mystère algérien : un polar passionnant venu d’Allemagne

Par François Gèze, Médiapart, 24 août 2016

« Paix à leurs armes », un polar de l’écrivain allemand Oliver Bottoni récemment traduit aux Éditions Piranha, apporte une vision décoiffante de l’Algérie actuelle, de son régime et des complicités dont il bénéficie en Europe. L’enlèvement à Constantine d’un cadre d’une entreprise allemande d’armements ouvre un récit échevelé, hautement révélateur des réalités d’un pays si proche et si mal connu.

Pour nombre de nos contemporains, le régime qui gouverne l’Algérie reste un mystère. C’est sans doute le seul pays au monde aujourd’hui officiellement présidé par une sorte de « zombie », souvent présenté comme la marionnette d’obscures forces de l’ombre. Depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika (79 ans à ce jour) a été élu à la présidence de la République, puis réélu à trois reprises, la dernière fois en 2014, alors même qu’il n’était désormais qu’un vieillard impotent, physiquement très diminué depuis ses graves accidents de santé de 2013. Pour qui veut s’en donner la peine, il n’est pourtant pas si difficile de comprendre le fonctionnement de ce régime : depuis près de vingt ans, le site Algeria-Watch, par exemple, regorge d’articles, de dossiers et d’analyses d’ouvrages, d’auteurs algériens ou français surtout, renseignant avec précision l’histoire politique de l’Algérie contemporaine. Tout récemment encore, Omar Benderra, l’un des meilleurs connaisseurs de la question, définissait ainsi sobrement la vraie nature – depuis plus de trois décennies – du « pouvoir » algérien : « Un groupe militaro-policier et d’affairistes dévoyés, essentiellement préoccupés par leur maintien au pouvoir pour assurer la captation de la rente » (Libre Algérie, 17 août 2016).

Le polar comme analyseur politique

Mais force est de reconnaître que, surtout depuis la « sale guerre » des années 1990, cette réalité est rarement restituée dans les grands médias occidentaux. Lesquels préfèrent souvent donner de ce pouvoir une image aussi convenue qu’imprécise, combinant en doses variables observations superficielles et désinformations produites de longue date par les officines de la police politique (le DRS) et leurs relais. Finalement, comme souvent dans de tels cas, c’est vers la fiction – surtout le polar – qu’il faut se tourner pour mieux comprendre la réalité, ainsi que les raisons de son occultation. Mais là encore, il convient d’être vigilant, pour distinguer le bon grain de l’ivraie. Certes bien troussés, les polars à succès de Yasmina Khadra contant les aventures du commissaire Llob (publiés en France en 1997 et 1998) sont ainsi d’un piètre secours en la matière, tant son auteur, ancien officier de l’armée algérienne, manque de distance vis-à-vis du « système » algérois, dont il partage à l’évidence les « valeurs » et les préjugés, couvrant de facto ses pires excès (voir l’édifiant portrait qu’en a brossé en 2001 la journaliste Florence Aubenas dans Libération).

Ces dernières années, deux autres titres ont en revanche particulièrement frappé par leur acuité et leur finesse d’analyse. En 2007, L’Envol du faucon vert d’Amid Lartane (un pseudonyme), paru aux Éditions Métailié, livrait à propos de la ténébreuse affaire Khalifa une remarquable anthropologie du sérail algérois – improbable mélange de cynisme, de cupidité et de perversion –, aussi transparente que bien informée quant aux « décideurs » portraiturés. Et en 2012, l’écrivain Serge Quadruppani avait quant à lui publié au Masque Madame Courage, un étonnant polar à clés : on y découvrait les turpitudes d’un vrai-faux salafiste tunisien, devenu tueur à gages pour le compte d’un officier du DRS, lui-même manipulateur expert de divers groupes islamistes armés – portrait criant de réalisme combinant les traits de dizaines de ses pairs qui avaient été les principaux responsables des crimes contre l’humanité commis lors de la « sale guerre ».

Début 2016, les Éditions françaises Piranha ont publié – qu’elles en soient remerciées ! – la traduction d’un polar allemand tout aussi passionnant (et instructif sur le régime algérien) : Paix à leurs armes, de l’écrivain allemand Oliver Bottoni (traduction de Ein paar Tage licht, DuMont Buchverlag, 2014). Voici son efficace quatrième de couverture : « Constantine, octobre 2012 : Peter Richter, cadre d’une importante entreprise d’armement allemande, est enlevé par des terroristes. Si les services secrets algériens privilégient immédiatement la thèse d’un groupe islamiste, pour Ralf Eley, chargé de la sécurité à l’ambassade d’Allemagne, quelque chose ne colle pas. Malgré les mises en garde du pouvoir, il décide de mener sa propre enquête. Les pistes qu’il suit le conduisent à une mystérieuse organisation et au cœur du monde très opaque des fabricants d’armes. »

Sans déflorer le suspense du récit, riche de rebondissements inattendus, on peut expliciter que la « mystérieuse organisation » ainsi évoquée correspond à un vieux rêve de certains acteurs de l’opposition algérienne, qui est aussi un cauchemar plus ou moins récurrent des « décideurs » : la conjonction de « forces vives » du pays – jeunes officiers lucides et patriotes des services et de l’armée, opposants locaux clandestins courageux et, surtout, militants de la diaspora algérienne en Europe et en Amérique – pour en finir avec le régime honni. L’un des conjurés parle ainsi de « chefs de groupes en France, au Canada, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne », en précisant : « Nous sommes préparés. » Tandis qu’un autre affirme : « Nous avons des camps d’entraînement en Égypte, en Libye et au Maroc. En Algérie, chez nos Targuis » (p. 138).

Et le jeune Aziz, Algérien idéaliste vivant en France, définit en ces termes les principes de la « révolution » que prépare le mouvement des « Sans noms » : « Pas de justice expéditive, pas d’amnistie générale, pas de tribunal militaire. Nous traînerons les criminels devant des tribunaux civils démocratiques. Nous travaillerons le passé dans le respect de la démocratie. Le second printemps arabe. […] Nous ne torturerons pas, ne violerons pas, ne tuerons pas de civils. Une révolution sur la base des conventions de Genève et du droit international de La Haye ! » (p. 133).

« Contrats juteux » contre « valeurs démocratiques »

Soyons clairs : s’il ne fait pas de doute que de très nombreux Algériens, dans le pays même et dans la diaspora, partagent aujourd’hui ces principes et ces espoirs, il est tout aussi certain qu’ils ne sont en réalité aucunement en mesure de construire une telle organisation. Principalement parce que les chefs de la police politique, au cœur du pouvoir depuis des décennies, ont puissamment œuvré, tant en Algérie qu’en Europe, afin de briser dans l’œuf toute opposition structurée, par tous les moyens : répression constante des militants, infiltration et « clonage » des organisations d’opposition, voire « assassinats sélectifs » (ce qu’a illustré de façon exemplaire l’assassinat à Paris de l’opposant Ali Mécili en avril 1987, documenté par l’ouvrage essentiel d’Hocine Aït-Ahmed, L’Affaire Mécili). Reste qu’Oliver Bottoni a eu raison de recourir à cette hypothèse de fiction, au sens strict, pour donner à voir certains des ressorts de ce système de pouvoir de type orwellien et, surtout, du rôle majeur que jouent dans son maintien, depuis des décennies, les puissances occidentales, pour des raisons très « intéressées » : le pétrole, le gaz et les ventes d’armes.

On savait l’importance en la matière des réseaux de la Françalgérie, issus de l’histoire coloniale, grâce notamment au livre magistral que leur ont consacré en 2004 les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États. Mais on connaissait moins l’implication des firmes industrielles allemandes, tout autant compromises. C’est ce que révèle le polar de Bottini, qui met en scène des « deals » germano-algériens imaginaires de ventes d’armes, mais fort réalistes. Lesquels vont broyer dans les rouages des raisons d’?États plusieurs des personnages du roman, dont le malheureux Peter Richter, mais aussi Katharina Prinz, la « jolie » et trop lucide ambassadrice de RFA à Alger de 2008 à 2010, qui affirme par exemple : « L’Algérie ! Un État policier semi-démocratique ! Un baril de poudre au vu du taux de chômage élevé chez les jeunes, de la réputation injuste de la rente pétrolière, de la crise du logement de la pauvreté ! Un État qui entrave le traitement judiciaire et médiatique de la guerre civile et garantit l’impunité aux assassins d’autrefois, islamistes et gouvernementaux ! Qui autorise la polygamie ! A une branche d’AQMI à l’intérieur de ses frontières ! Et les razzias en Kabylie ! Les innombrables immolations par le feu ! Les arrestations et enlèvements arbitraires ! Les restrictions de la liberté de la presse et de la liberté de réunion ! On ne peut tout de même pas vendre des blindés à un tel pays ! Des milliers de fusils d’assaut ! » (p. 129).

Mais, au fil d’un récit habilement troussé, Bottini explicite aussi froidement la vanité de la lucidité de Prinz : « Elle avait cru, en tant que responsable d’une représentation étrangère, pouvoir imposer quelques points forts qui ne se concentreraient pas uniquement sur des thèmes économie/énergie/armements. […] Elle voulait être une représentante d’un État de droit démocratique, et non celle qui ouvrait la voie aux investissements allemands, qui œuvrait en faveur de l’économie allemande. Lors de la visite d’État de la chancelière, en juillet 2008, […] elle avait dû admettre qu’elle avait été naïve et aveugle » (p. 216). Ou encore : « Cela lui rappela autrefois, ses débuts à Alger, la visite de la chancelière, son épouvante en constatant combien les valeurs démocratiques, comme les droits de l’homme, la dignité de l’être humain, la liberté d’expression, comptaient peu dans la politique quotidienne de l’économie extérieure allemande dès lors que des contrats juteux étaient en jeu. Démocratique à l’intérieur, pas vers l’extérieur » (p. 337).

Sur fond de cette trame globale, les parcours croisés des différents protagonistes sont riches en rebondissements inattendus et en commentaires analytiques délivrés par petites touches. S’en dégage un tableau fort pertinent des réalités algériennes, que connaît bien le principal personnage du livre, Ralf Eiley, lequel relève par exemple : « Ce que les Français avaient fait subir aux civils algériens et aux combattants du FLN pendant les années 1950, les militaires le reproduisirent au cours de leur guerre contre les islamistes dans les années 1990 – répression, délation, assassinats d’innocents, exécutions sommaires, tortures, viols. Éliminer et non négocier » (p. 180). Du coup, l’un des ressorts de la tension dramatique qui traverse le récit est la combinaison des parcours de trois générations d’Algériens : celle des combattants de la guerre d’indépendance, celle de de leurs enfants souvent victimes de la « sale guerre » des années 1990 et celle de leurs petits-enfants, aujourd’hui en âge de chercher à venger leur père.

En bref, un polar tout sauf simpliste, aux échanges convaincants entre personnages jamais en blanc et noir, le tout servi par une traduction impeccable de Didier Debord. Lecture hautement recommandable.

Oliver Bottoni, Paix à leurs armes, Piranha, Paris, 2016.