À propos de la jemaa et de la Kabylie
À propos de la jemaa et de la Kabylie
par Hugh Roberts*
(Article proposé et envoyé le 23 mai au quotidien algérien El Watan, qui n’a pas accepté de le publier.)
J’ai lu avec intérêt l’article de votre collaborateur A. Idir sur les « comités de village » en Kabylie (« Une tradition très ancienne », El Watan du 23.05.01). La jemaa (ou, en thamazighth, thajmaath) – terme qu’il convient de traduire par ‘assemblée’ ou ‘conseil’ plutôt que ‘comité’ – est effectivement une tradition ancienne et il convient de reconnaître cette tradition et la prendre en considération dans toute réflexion sérieuse sur l’histoire et le devenir politiques de l’Algérie. Par contre, bien que A. Idir ait parfaitement raison de dire que, du temps de la Régence ottomane, ce sont les jemaat qui ont exprimé le refus de payer les impôts, il est inexacte de parler d’un tel refus de la part de toute la Kabylie. Les populations de la Kabylie entretenaient des rapports différenciés avec la Régence, et il est faux de dire que toutes ces populations refusaient de payer les impôts, tout comme c’est un anachronisme de parler de la Kabylie de cette époque comme si elle faisait un bloc politiquement soudé face au pouvoir central.
Quant au rôle qu’ont joué les jemaat depuis la conquête coloniale, plusieurs remarques s’imposent. D’abord, il convient de signaler leur rôle dans la mobilisation de la population de la Kabylie pour défendre la Régence ottomane et sa capitale contre l’expédition française en 1830. Ensuite, il ne faut pas oublier cet aspect de la stratégie des autorités coloniales françaises qui consistait à chercher à se subordonner et manipuler les jemaat en en contrôlant la composition, pratique qui a fait naître des jemaat ‘occultes’ là où les jemaat ‘officielles’ étaient contestées. Les travaux de Charles-Robert Ageron et de Jean-Paul Charnay en parlent avec force détails. En ce qui concerne la période de la guerre de libération, il me semble que A. Idir tend à suggérer que le FLN-ALN a laissé les jemaat fonctionner en toute latitude. Or la réalité historique est bien différente. Le FLN-ALN a certainement compris l’importance des jemaat, et a su avec beaucoup d’adresse les intégrer dans sa stratégie d’implantation dans les campagnes. Mais pour ce faire, il a fait remplacer le ‘conseil des sages’ (thajmaath l-‘uqqâl) ordinaire de chaque village par un conseil plus restreint qui ne comptaient que cinq personnes choisies par les chefs FLN du secteur, et que la population du village concerné n’avait qu’à approuver. Cette pratique, tout en ayant un aspect autoritaire, s’expliquait bien entendu par les exigences d’une lutte de vie et de mort, et semble avoir été comprise en ce sens par les populations intéressées pour la plupart, mais pas toujours; le Journal de Mouloud Feraoun témoigne du ressentiment que cette pratique pouvait parfois provoquer.
Par contre, la démarche de l’État-FLN après 1962 a été différente, et pas seulement en ce qu’il a abandonné cette pratique autoritaire du FLN-ALN pour laisser les jemaat fonctionner plus librement. Car je dois m’inscrire en faux contre A. Idir lorsqu’il affirme que « le parti-État FLN n’a jamais réussi à imposer ses cellules dans cette région » (c’est à dire, en Kabylie). J’en sais quelque chose, pour avoir mené des recherches sur la vie politique locale en Grande Kabylie pendant les années 1970. Ces recherches m’ont permis de soutenir une thèse de doctorat qui traitait précisément de cette question du rapport entre l’État-FLN et l’organisation politique traditionnelle en Kabylie (Political Development in Algeria: the region of Greater Kabylia, D.Phil., Oxford University, 1980) à partir d’un ensemble de données recueillies sur le terrain entre 1972 et 1976. Pour effectuer mes enquêtes j’ai visité beaucoup de villages, et sur le versant sud du Jurjura pendant mon séjour à Bouïra (où j’enseignais l’anglais au lycée Abderrahmane Mira) en 1973-1974, et sur le versant nord en 1975 et 1976. Les enquêtes menées en 1975 et 1976 se sont portées en particulier sur la région d’Aïn El Hammam, et surtout l’ancienne commune de Tassaft (qu’on a fait éclater en plusieurs communes plus petites en 1984). À Tassaft, j’ai pu visiter plusieurs villages des Aït Boudrar, Akbil, Aït Attaf et Aït Ouacif, mais surtout le village d’Aït Ouabane, où j’ai trouvé un accueil inoubliable. Or, Aït Ouabane se trouve dans une vallée au coeur même du Jurjura; il ne peut guère y avoir village plus reculé. Pourtant, je peux témoigner qu’en 1975-1976 il y avait bel et bien des cellules et du Parti du FLN et de la JFLN. Je n’avais pas l’impression à l’époque que ces cellules avaient été « imposées » à une population qui leur était majoritairement réfractaire; leurs responsables appartenaient à des familles parmi les plus respectées du village. Si je n’ai pas personnellement vérifié que des cellules semblables existaient dans les autres villages de la région, ce n’est pas seulement à cause des conditions difficiles dans lesquelles je menais mes enquêtes, c’est aussi en partie parce qu’il ne me venait même pas à l’esprit d’en douter. Je comprenais alors que le Parti et la JFLN étaient présents dans tous les villages, car personne ne me signalait le contraire. D’ailleurs, et là je peux encore témoigner, les listes de candidats dressées par la kasma du Parti au niveau de la commune lors des élections communales comportaient des noms de personnes originaires de presque tous les villages de la commune, ce qui me laissait supposer qu’une cellule du Parti au moins était présente dans chaque village. Je laisse à d’autres, qui peuvent parler en connaissance de cause pour d’autres villages et communes de la région, le soin de confirmer ou infirmer mon hypothèse sur ce point.
L’article de A. Idir ayant soulevé plusieurs questions importantes, je voudrais donner mon avis sur un autre point: l’État-FLN a-t-il vraiment « délaissé la région » comme A. Idir semble l’affirmer (car il parle de la période avant 1989)? Les réalisations dans la domaine de l’infrastructure, telles que l’électrification des villages, sont-elles vraiment à porter au crédit des jemaat et des jemaat seulement? Ces affirmations m’étonnent. D’abord, convenons, je vous en prie, que beaucoup a été réalisé en Grande Kabylie, surtout dans la domaine de l’infrastructure, depuis l’indépendance. À part le chef-lieu de la wilaya – qui a tellement grandi que j’ai beaucoup de mal à y reconnaître la ville modeste et charmante de Tizi Ouzou où j’ai pris pour la première fois mon petit déjeuner en Kabylie un certain matin d’août 1972 – la montagne kabyle a, elle aussi, connu un développement remarquable. J’ai été étonné par le changement que j’ai constaté à Aïn El Hammam quand j’y suis retourné en novembre 1992 pour la première fois depuis 1983. On y avait tellement construit, y compris des nouvelles cités d’HLM perchées sur des collines autrefois désertes, que la ville avait carrément changé d’aspect. Quant au Jurjura, tel qu’on le voyait d’Aïn El Hammam, la transformation était encore plus stupéfiante. De jour, on y voyait partout de nouvelles routes et de nouvelles constructions, à tel point qu’il était devenu difficile de distinguer certains villages de leurs voisins, et que je me suis fait rappeler par mes amis kabyles le propos célèbre d’un vieux sage de la région qui avait prédit que le jour viendrait quand le chat des Aït Itsouragh pourrait descendre de chez lui jusqu’a Tizi Ouzou en passant par les toits, sans jamais mettre les pattes à terre! De nuit, je voyais le Jurjura tout illuminé comme il n’avait jamais été auparavant. En 1976, peu de villages avaient de l’électricité et peu de maisons avaient de la lumière; la nuit à la montagne, c’était le noir à moins d’un clair de lune. Je me souviens d’une telle nuit en août 1976, quand j’ai été obligé de faire le trajet de Tassaft Ouaguemoun à Darna à pied, dans un noir presque total, en allumant de temps en temps ma lampe de poche pour voir un peu mon chemin, ce qui ne manquait pas d’irriter une troupe de sangliers en train de profiter de l’obscurité pour faire une razzia dans les jardins des Aït Ali ou Harzoun à quelques mètres de la route.
Or, dans cette transformation entre 1962 et 1992, l’État-FLN n’était-il donc pour rien? Ce n’est pas sérieux, voyons. Bien entendu, on peut beaucoup attribuer à l’initiative privée, toujours très vigoureuse en Kabylie, surtout en matière de constructions et dans la floraison de petites industries artisanales que j’ai aussi constatée en 1992. Mais l’électricité, les routes, les cités HLM, les écoles, lycées et CEM, les hôpitaux et cliniques, les chateaux-d’eau et – pourquoi les passer sous silence? – les mosquées? C’est certain que les jemaat des villages se sont beaucoup intéressées à ces projets, qu’elles ont eu leur mot à dire et que leur participation a souvent été importante. Mais j’ai du mal à croire que c’est avec les caisses modestes des villages qu’on a financé toutes ces réalisations et que les budgets de l’État et les activités des cadres techniques de l’administration n’y sont pour rien.
Je ne dis pas tout ceci pour faire l’apologie du FLN, loin de là, mais pour témoigner de certaines choses que j’ai vues et vécues en y ajoutant l’expression d’un point de vue personnel dans l’espoir d’alimenter les réflexions de tous mes amis algériens. À un moment aussi dangereux que douloureux, mais où il semble que des débats fructueux peuvent démarrer, en particulier sur la difficulté qu’ont rencontrée les partis politiques légalisés à la faveur de la constitution de 1989 d’assurer une représentation vraiment efficace de la population, il ne me semble pas utile d’entretenir des clichés et des stéréotypes trompeurs ni sur ce qu’était l’État des premières décennies de l’indépendance algérienne, ni sur ce qui s’est passé en Kabylie plus particulièrement. Il convient plutôt de faire un bilan réaliste de l’action de l’État-FLN, en faisant la part des choses, en insistant, certes, sur ses failles et ses imperfections mais sans verser dans la caricature, et surtout pas la caricature qui fait passer la Kabylie pour une région toujours négligée par l’État et toujours opposée à lui, un éternel bled es-siba, pour ainsi dire. Car c’est faux. Tout comme les Kabyles étaient pour beaucoup dans la fondation de la Régence ottomane, ils ont été pour beaucoup, à l’instar des populations des autres régions de l’Algérie, dans la constitution et le fonctionnement de l’Etat-FLN, pour ne pas parler des mutations politiques que l’État algérien a connu depuis 1989.
Pour revenir à la jemaa, il faut aussi reconnaître que celle-ci n’est pas une tradition exclusivement kabyle ou berbère. C’est une tradition qui appartient à la plupart des populations campagnardes de l’Algérie (voire du Maghreb tout entier), tout comme le chômage, la mal vie et le mépris dont souffrent la jeunesse de la Kabylie semblent être devenus, hélas, le lot quotidien de la majorité des jeunes algériens d’où qu’ils soient. Ce sont là des considérations qui me conduisent, tout en reconnaissant la revendication linguistique (dont j’ai souligné l’importance – et l’intérêt qu’avait l’État algérien à s’y montrer compréhensif – dans ma thèse il y a déjà vingt-et-un ans), à me ranger sans hésitation ou équivoque aucune du côté de ceux qui soutiennent l’algérianité profonde de la Kabylie et l’impérative nécessité d’intégrer et l’analyse et le traitement des maux qui sont à l’origine de la révolte de sa jeunesse dans une réflexion et une démarche qui se situent au niveau national.
Ceci étant, je ne peux pas m’empêcher de faire part à mes lecteurs du sentiment d’angoisse que j’ai éprouvé en apprenant que des jeunes se sont faits tirer dessus à balles réelles et tués par dizaines en s’attaquant à des institutions, agences, bureaux et autres réalisations de l’État qui n’avaient rien à voir avec la source clairement identifié des mauvais traitements qui ont provoqué leur colère. Quand je songe à tous les sacrifices qu’ont acceptés les générations précédentes, celles de leurs parents et leurs grands-parents, aux Aït Djennad, aux Aït Yahia, à Attouch, à Ighil Bouammes et Bou Adnane et Tassaft Ouaguemoun, à Akbou, aux Maatka, à Haizer et Chorfa et Tazmalt (dont étaient originaires beaucoup de mes élèves à Bouïra), et j’en passe, pour qu’un État algérien puisse enfin renaître, j’ai du mal à comprendre le fait suivant : qu’à ma connaissance, pas une seule parmi les nombreuses personnalités originaires de la région qui ont joué un rôle de premier plan dans la fondation, l’édification et la gestion de cet État n’a pris la parole en temps opportun pour dire très clairement à ces jeunes: votre colère est entièrement justifiée, votre choix de cibles ne l’est point; que ce n’est pas en saccageant des mairies et des bureaux d’impôts que l’on peut faire sanctionner et corriger les méfaits de ceux qui n’y travaillent pas.
En disant cela, je ne parle pas que pour moi-même, mais aussi pour un grand ami algérien, fils du Jurjura, enfant de chahid, homme d’honneur, qui, exilé de son pays, a vécu ce qui vient de se passer chez lui – la destruction des institutions de l’État pour la restauration duquel son père et son oncle se sont sacrifiés – avec une douleur et une colère terribles; je ne pense pas qu’il est seul parmi les Kabyles à l’étranger à avoir ces sentiments, et je tiens à ce que ceux d’Algérie les connaissent.
Car ce silence m’inquiète autant que ces morts atroces m’écoeurent. C’est vrai que, tout comme ce vieux sage à la jemaa dont Mouloud Feraoun nous a livré le portrait savoureux, je m’adresse aux gens raisonnables. Mais – y a-t-il des gens raisonnables? Ou est-ce que ce berger d’Aït Ouabane, que j’ai eu la chance d’écouter en 1976, avait tout simplement raison quand il m’a dit, « il n’y a plus de sages; nous sommes tous des lâches »? Et que ce n’est surtout pas le courage qui vient de naître du dégoût et du désespoir chez ces jeunes furieux, mais plutôt la folie, qui annonce – non pas le renouveau dans la réforme de l’État algérien – mais son suicide?
* Senior Research Fellow (Maître de Recherche), Development Studies Institute, London School of Economics and Political Science, University of London.
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El Watan, 23 mai 2001
Tradition séculaire, tadjmaït ou comité de village assure la prise en charge citoyenne des affaires de la cité en recourant au droit coutumier élaboré en tenant compte, sur la base du consensus, des spécificités sociales locales.
Cette forme de gestion de la société a toujours résisté aux avatars historiques vécus jusque-là par le pays. Au temps des Turcs, ce sont ces comités qui ont exprimé le refus de la Kabylie de payer les impôts. Refus qui a été traduit dans les faits. Au dix-huitième siècle, ces comités se concertent pour décréter la privation d’héritage pour la femme tout en instaurant des mesures à l’effet de la protéger contre le dénuement. A l’époque coloniale française, ces comités se sont mobilisés à l’effet d’aider l’émir Abdelkader dans sa lutte contre l’envahisseur, en dépit des tentatives du maréchal Bugeaud de dresser la région contre le reste du pays en essayant d’exploiter les particularismes culturels locaux. La naissance du mouvement national (l’ENA en 1926) et les développements qu’il a connus avec la création du PPA en 1937 devenu en 1946 le PPA-MTLD et la mise sur pied de l’OS une année après n’ont pas influé sur ces comités de villages, sachant que la région constitue un des bastions de la révolution. De leur côté, les militants du mouvement national n’ont jamais remis en cause ces instances. Même au temps de la guerre d’Indépendance, ces comités ont continué à assumer leur rôle malgré les tentatives de l’administration coloniale de les saborder et de soumettre les populations de la région à leurs systèmes juridiques. De son côté, le FLN-ALN n’est jamais entré en conflit avec eux. Comme il n’a jamais tenté de les interdire.
Après l’Indépendance, le parti-Etat FLN n’a jamais réussi à imposer ses cellules dans cette région. Cela dit, ce sont ces comités qui fixent les projets d’utilité publique à réaliser comme l’électrification des villages, les adductions d’eau potable, les routes et les réseaux d’assainissement. D’autant que l’Etat a délaissé la région. Avec l’avènement du multipartisme, ces comités ont continué à activer dans la majorité écrasante de ces villages. Avec les évènements tragiques que continue à vivre la Kabylie, ces instances ont redoublé d’efforts à l’effet d’éviter d’autres victimes et donner à l’émeute une dimension de mouvement de protestation organisé. Néanmoins, cela veut-il dire que leur montée au créneau signifie la remise en cause du multipartisme politique dans le pays ? Certes, dans l’ensemble du pays, on compte des citoyens déçus non seulement par les partis politiques mais aussi par le pouvoir en place. D’ailleurs, lors des marches récentes organisées en Kabylie et à Alger, les manifestants n’ont-ils pas exprimé leur hostilité à l’égard de ce pouvoir qui demeure à ce jour sourd à leur revendication traduite par leur droit à la citoyenneté ? En des moments tragiques à l’instar des évènements sanglants vécus par la Kabylie, des voix s’élèvent pour disculper le pouvoir en désignant à la vindicte publique de faux coupables, à savoir les partis politiques majoritaires dans la région, tout en proclamant qu’ils sont discrédités par les populations locales, arguant en conséquence le fait que la révolte a fini par être encadrée par des comités créés pour la circonstance.
Oubliant, plutôt ignorant, que ces comités n’ont pas encore disparu. Ils poursuivent leurs activités, entre autres, la touisa, un autre héritage du tuff ancestral, pour réaliser des projets d’utilité collective sans l’aide de l’Etat. Les évènements de la Kabylie relèvent de l’émeute. Et une émeute de par sa nature est incontrôlable et imprévisible. Chercher des boucs émissaires pour protéger les bourreaux tout en faisant aussi l’amalgame entre comités de villages et tribalisme signifie que l’Algérie continue à cultiver les instituants métasociaux d’antan qui ont déjà coûté trop cher aux citoyens.
Par A. Idir