Retour sur événements

Retour sur les événements

Enquête réalisée par Farid Alilat et Nadir Benseba, Le Matin, 16 mai 2001

Béni Douala, mercredi 18 avril. Une altercation oppose de jeunes adolescents qui jouent au ballon dans leur quartier aux occupants d’une voiture Renault type Laguna. Après des échanges aigres-doux, la voiture se dirige vers le siège de la gendarmerie d’où elle revient quelques instants plus tard avec à l’intérieur des gendarmes. Les jeunes s’enfuient. Une course-poursuite s’ensuit. Mohamed Guermah, dit Massinissa, en compagnie de sa mère, sort s’enquérir de la situation. Les gendarmes procèdent d’abord à l’arrestation du jeune Koceïla à qui on a asséné des coups avant de l’embarquer au siège de la gendarmerie. Mohamed subit le même sort : coups de pied, de poing et de crosse. Au siège de la gendarmerie, Mohamed essuie de nouveaux coups au niveau de la tête, du thorax et de l’abdomen. Il est 18 h. Un gendarme manuvre son kalachnikov d’où s’échappe une première rafale. Une balle atteint un de ses collègues au pied. Le gendarme retourne son arme en direction de Mohamed et lâche une seconde rafale qui l’atteint au niveau des membres inférieurs. Les deux blessés sont évacués vers la polyclinique de la ville. Le médecin de garde constate sur Mohamed  » trois blessures au niveau des membres inférieurs « . Selon le médecin qui a prodigué les soins d’urgence, le blessé est  » inconscient, en état de choc et ne cessait de répéter : « J’ai peur, j’ai peur. »  » Guermah porte sur lui des garrots. Contrairement à ce qui a été rapporté, les gendarmes n’ont pas menacé le service médical en leur intimant l’ordre de prendre soin d’abord du gendarme. Le médecin est formel :  » Je n’ai pas été menacé. Un gendarme m’a demandé pourquoi je ne me suis pas occupé de son collègue, j’ai répondu qu’ayant une blessure au pied, il peut attendre parce que le cas du jeune est plus grave.  » Alerté, le père Guermah se rend au chevet de son fils.  » Il n’a pas arrêté de me dire : mon père est-ce que je vais marcher ? Je ne sens plus mes pieds. Mon père, ils m’ont tué. Est-ce que je vais encore marcher ? « , témoigne le père qui constate que Mohamed vomissait du sang. Le blessé est évacué d’abord à Tizi Ouzou avant d’être acheminé vers Alger. Il décède le soir à l’hôpital Mustapha-Pacha. Quelle est la cause réelle du décès ? Vraisemblablement, le blessé a eu la vessie et la raté éclatées suite aux nombreux coups qui lui ont été assénés. Ce qui explique les vomissements constatés par le père et les médecins.
Pour le commandement de la Gendarmerie nationale qui a diffusé un communiqué en date du 21 avril, il s’agit d’un  » regrettable accident  » survenu suite à une  » plainte pour agression suivie de vol « . Au lieu d’apaiser les esprits, la version de la gendarmerie met le feu aux poudres.
La famille et les villageois réfutent la thèse avancée par la gendarmerie et considèrent les propos insultants et attentant à la mémoire du défunt. Les rapports entre la population et les gendarmes se détériorent. Déjà, le 16 avril, deux jours avant le meurtre de Mohamed Guermah, la population de Béni Douala fait parvenir aux autorités un rapport dénonçant les agissements de la gendarmerie.
Lundi 23 avril. L’enterrement de Guermah débouche sur de nouvelles émeutes qui opposent la population et les brigades de gendarmerie qui font usage de bombes lacrymogènes. En marge d’une réunion tenue dans une ville de la capitale, le ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni, déclare aux journalistes que le défunt n’était pas un lycéen et qu’il a été  » interpellé pour infraction « . Le lendemain, le ministre reconnaît avoir été mal renseigné par ses services. Qui a induit en erreur le commandement de la Gendarmerie nationale sur les circonstances de l’assassinat ? Y a-t-il eu une volonté de couvrir les auteurs de la bavure ? Vraisemblablement, le commandement de la gendarmerie a fait les mêmes frais que le ministère de l’Intérieur. Le gendarme auteur du délit a été mis aux arrêts alors que le tribunal militaire de Blida a ouvert une enquête. Le père de la victime a été entendu mais réclame toujours le rapport de l’autopsie effectuée à l’hôpital d’Alger. Il menace de recourir aux instances internationales si toute la lumière sur l’assassinat de Mohamed Guermah n’est pas faite.

Qui a donné ordre de tirer sur les manifestants ?

Y a-t-il eu un ordre de tirer sur les foules dès le début ? Y a-t-il eu instruction d’utiliser les armes à feu au lieu des traditionnels moyens de lutte antiémeutes ? S’il semble probable que les gendarmes ont reçu le feu vert pour tirer, tout porte à croire que l’ordre a été donné au sein des brigades de la gendarmerie. Depuis le mercredi 25 avril, date à laquelle les premiers coups de feu ont été tirés en direction des foules et date à laquelle le premier manifestant a été tué, les gendarmes ont systématiquement utilisé des balles réelles tant pour disperser les manifestants, abattre froidement des jeunes que pour cribler les habitations. A Ouzzaghan, El Kseur, Bouira, Azazga, Mekla, Larbâa, Tizi Rached et autres localités, ce sont les mêmes gestes, les mêmes pratiques et rituels utilisés par les éléments de gendarmerie. Cela peut-il relever du hasard ? Peu probable. Pourtant, les brigades antiémeutes de la police, ainsi que les policiers en civil qui ont eu à intervenir pour contenir les manifestants n’ont à aucun moment usé d’armes à feu. Par conséquent, les gendarmes obéissent-ils à un autre centre de décision et de commandement qui a eu à gérer les émeutes en Kabylie ? Au cours d’une rencontre secrète tenue de nuit entre le président de l’APW du FFS et des hauts responsables du secteur militaire à Tizou Ouzou, un haut gradé a eu cette confidence :  » Nous ne contrôlons plus nos troupes.  » Les gendarmes ont-ils donc agi de leur propre chef en décidant de tirer sur les foules avec des balles réelles et explosives ?

Certains responsables évoquent la légitime défense pour expliquer l’usage des balles. Si aucun ordre de tirer sur les foules n’a été donné, pourquoi aucun ordre de cesser les tirs n’a été intimé non plus ? Le témoignage du maire d’Ouzellaguen est édifiant sur la confusion qui a régné pendant ces évènements ainsi que les négligences coûteuses dont il faudra déterminer les degrés de responsabilité. Lorsque les premiers coups de feu se sont fait entendre le mercredi 25 avril, le maire appelle le wali de Béjaïa.  » J’ai averti le wali que les gendarmes sont en train de tirer à balles réelles « , déclare-t-il. Réponse du wali :  » Je vous remercie de m’avoir informé.  » Les tirs continuent. Entre-temps, trois personnes tombent sous les balles.  » Le wali a été informé du déroulement des émeutes en temps réel, mais les tirs n’ont pas cessé « , affirme le maire. Le wali a-t-il informé les autorités compétentes ? Les plus hauts responsables de la gendarmerie pouvaient-ils ignorer que des gendarmes tiraient à balles réelles ? Personne n’était tenu dans l’ignorance des faits. Pire. Le lendemain, aucun ordre n’a été donné pour cesser les tirs puisque deux autres personnes devront décéder le lendemain dans la localité d’Ouzellaguen. Pouvait-on éviter autant de morts et de blessés ? La légitime défense ne peut expliquer autant de victimes.

Pourquoi n’a-t-on pas utilisé des balles en caoutchouc ?

La réponse est dans la bouche du ministre de l’Intérieur, Yazid Zerhouni : les services de sécurité algériens ne possèdent pas de balles en caoutchouc pour faire face aux émeutiers et aux manifestants.  » Nous n’avons jamais pensé que nous aurions besoin d’utiliser les armes contre la population « , affirme-t-il. En date du 2 mai, le commandement de la gendarmerie déclare à notre reporter :  » A Tizi Ouzou, nous avons reçu instruction de ne pas tirer à balles réelles.  » Cela suppose que les forces engagées sur le terrain étaient en possession de balles en caoutchouc. Or, selon les affirmations du ministre de l’Intérieur, les forces armées algériennes ne sont pas équipées en balles en caoutchouc. Qui dit vrai ? En outre, pourquoi la gendarmerie n’a-t-elle pas utilisé systématiquement les canons à jets d’eau pour disperser les manifestants comme cela fut le cas dans les grandes villes telles que Béjaïa et Tizi Ouzou ? En fait, dans ces deux grandes villes, les émeutiers ont été dispersés à coups de bombes lacrymogènes et de jets d’eau. Aucun mort n’est à déplorer. Des policiers que nous avions approchés affirment avoir respecté les conventions admises en matière de répression des émeutes.  » Il nous est même arrivé de renvoyer des pierres en direction des manifestants après que ces derniers les ont jetées sur nous « , nous confie un officier. Cependant, dans les villages, les émeutes ont été réprimées par la gendarmerie qui ont utilisé des fusils lanceurs de bombes lacrymogènes, des kalachnikovs et des Seminov ainsi que les pistolets automatiques. Durant les affrontements avec les forces de l’ordre, les manifestants étaient persuadés que les gendarmes tiraient avec des balles à blanc.

A-t-on utilisé des balles explosives ?

De nombreux témoignages auprès des blessés, des familles de victimes ainsi qu’auprès des manifestants attestent que les gendarmes ont fait usage de balles explosives tant dans la wilaya de Tizi Ouzou que dans la wilaya de Béjaïa. Les docteurs Hamoume et Khalifa ont volontairement rejoint l’hôpital de Larbâa Nath Irathen afin de porter secours aux blessés depuis le 24 avril.  » J’ai secouru un jeune dont le fémur a été complètement fracturé par une balle explosive. Cela ne peut être l’effet d’une balle normale « , affirme le Dr Khalifa. A l’hôpital de Tizi Ouzou où plus de trois cents blessés ont été admis, dont certains dans un état critique, des clichés de radio confirment que les blessures ont été causées par des balles explosives. Rachid, radiologue à l’hôpital, témoigne :  » Nous avons reçu des blessés éviscérés, écervelés et les membres inférieurs déchiquetés.  » Les médecins ont dû recourir à l’amputation de la jambe droite sur le blessé Belaïd Bouzermah touché par une balle explosive. A Akbou, le docteur Menzou, réquisitionné par le procureur de la République en compagnie d’autres médecins, affirme avoir soigné un blessé ayant reçu une balle explosive au niveau de la jambe.  » J’ai été réquisitionné pendant les évènements d’Octobre à Alger et, à aucun moment, je n’ai constaté l’usage de balles explosives. Cette fois-ci, de nombreux blessés admis à l’hôpital d’Akbou portent des traces de balles explosives « , dit-il. A Tizi Rached, Ahmène Mourad a eu une partie du cerveau complètement arrachée. Il se trouvait à moins de 200 m du siège de la gendarmerie. Se pouvait-il être l’effet d’une balle ordinaire ? Non, répond le préposé à la morgue du CHU de Tizi Ouzou.  » J’ai vu des terroristes et des policiers atteints par balles. On y voit un trou. Mais pour le cas d’Ahmène, cela ne peut être que l’effet d’une balle explosive « , souligne-t-il. Dans la commune d’Ouzellaguen, un membre du comité de suivi du village Mouloud Medjkoune affirme qu’en portant secours à un jeune blessé à la jambe, des manifestants ont dû ramasser des morceaux d’ossements arrachés par une balle. Dans de nombreuses localités en Kabylie, des maisons et des édifices publics portent les traces d’impact de ces engins de la mort : tôles arrachées et morceaux de béton armé fracassés. De nombreux citoyens gardent chez eux des débris de balles explosives comme pièces à conviction, quelques-unes ont été remises à la presse. Ainsi donc, l’utilisation de balles explosives par les gendarmes ne relève pas d’actes isolés. Il y a eu usage presque systématique dans toute la Kabylie de ces balles. Dès lors, y a-t-il eu instruction afin d’utiliser ce redoutable type d’armement contre les manifestants ? Le commandement de la Gendarmerie nationale garde pour l’heure le silence malgré les révélations de la presse nationale. Contacté par nos soins le 2 mai, le commandement de la gendarmerie régionale de Tizi Ouzou affirme :  » Nous n’avons pas donné des instructions pour semer la mort.  » Les gendarmes pouvaient-ils donc faire usage de balles explosives sans l’aval de la hiérarchie ? Invraisemblable lorsqu’on connaît les effets ravageurs d’une balle explosive. Les éléments des services de sécurité que nous avons approchés affirment qu’il est strictement interdit de faire usage d’armes à feu pour contenir une émeute. Pourquoi alors des balles explosives ? Les brigades de gendarmerie installées en Kabylie sont équipées d’armements destinés à la lutte antiterroriste. Quel est l’effet d’une balle explosive ? Lorsque celle-ci atteint la cible, le cartilage explose en plusieurs morceaux causant de terribles dégâts sur le corps humain. Plusieurs blessés garderont indéfiniment les séquelles de cette redoutable arme.

A-t-on tiré dans le dos des manifestants ?

Le Dr Menzou a officié aux services des urgences de l’hôpital d’Akbou depuis le début des évènements. Son constat est accablant.  » 90 % des blessés par balles les ont reçues dans le dos. Parmi les sept morts que nous avons constatés, deux seulement ont reçu des balles de face « , affirme-t-il. Le rapport d’autopsie – dont nous possédons une copie – effectuée sur Makhmoukh Kamel indique :  » A la face dorsale au niveau L4 un orifice d’entrée (balistique) de 1 cm sans orifice de sortie.  » Kamel a été touché dans le dos alors qu’il s’enfuyait. Haddad Nadir admis au pavillon des urgences à Akbou en date du 25 avril est décédé des suites de ses blessures. Le compte-rendu de la nécropsie indique :  » Orifice d’entrée de la balle siège au dos, fosse lombaire gauche. Orifice de sortie : pas d’orifice de sortie.  » Les deux rapports d’autopsie ainsi que les multiples déclarations des médecins et des infirmiers recueillis dans les différentes localités de la Kabylie confirment que des dizaines de victimes ainsi que des centaines de blessés ont été touchés alors qu’ils tentaient de s’enfuir et se dégager des nuages des bombes lacrymogènes. Les médecins qui se sont présentés volontairement à l’hôpital de Larbâa confirment : de nombreux blessés portent des impacts de balles tirées dans le dos. Cela indique que les manifestants ne constituaient pas un danger à même de justifier l’utilisation des balles.

Quand les gendarmes jouent aux snipers

Retranchés dans leur siège, des éléments de la gendarmerie sont montés sur les terrasses des brigades et se livrent à des tirs ciblés sur des manifestants. Plusieurs témoignages indiquent que des gendarmes étaient en position de tir avec l’arme de précision, Seminov, et n’étaient nullement menacés dans leur intégrité physique. Aucun impératif de légitime défense ni de préservation des édifices publics ne peut justifier la présence de ces snipers. Tizi Rached, samedi 28 avril. Ahmène Mourad, 33 ans, se trouve en compagnie de deux personnes devant le bâtiment qui fait face au siège de la gendarmerie. Moins de 100 m séparent les deux édifices. Un gendarme le met en joue et lui tire une balle dans la tête. Mourad s’écroule, une partie du cerveau arrachée. Quelques instants auparavant, Mokrane, 24 ans, maçon de métier, était en train de discuter avec un de ses amis :  » J’étais à 200 m lorsque j’ai vu le gendarme pointer son arme sur moi. Lorsque le coup est parti, j’ai eu le réflexe de bouger, je reçois la balle au bras gauche. Si je n’avais pas bougé, j’aurais reçu la balle en plein cur.  » Qui est le gendarme responsable des tirs ? Ils sont des dizaines à l’avoir reconnu. Ils donnent même son prénom, Nabil, et son surnom dans la ville : Vandamme.

Ouzellaguen, jeudi 26 avril. Chilla Farid court se réfugier dans le préau d’une école située à une centaine de mètres du domicile du chef-lieu de daïra. Un gendarme positionné devant la résidence le repère et lui tire une balle en plein cur en dépit du fait que la victime se trouvait derrière une porte métallique et ne constituait, par conséquent, aucun danger.
Azazga, vendredi 27. Sofiane Moutir court se mettre à l’abri au coin d’un immeuble après que les gendarmes eurent lancé des bombes lacrymogènes. Un gendarme le met en joue. Sofiane reçoit deux balles dans la tête. Evacué à l’hôpital Mustpha, il décède des suites de ses blessures. Dans la ville, ils sont nombreux à avoir été témoins de la scène.
Plusieurs témoins dans diverses localités de la Kabylie nous révèlent avoir vu des gendarmes, postés sur les terrasses, tirer sur les manifestants. Des habitants d’Azazga attestent reconnaître au moins deux gendarmes qui répondent aux prénoms de Boualem et Omar. Certains éléments se sont donc bel et bien conduits en véritables snipers, des tireurs d’élite avec la volonté délibérée de tuer.

A-t-on achevé des blessés ?

Des informations rapportées par la presse faisaient état de blessés achevés par les brigades antiémeutes. Notre enquête nous permet d’évoquer un seul cas, celui d’Arezki Hamèche, surnommé Jésus. Nous avons retrouvé trois témoins directs du drame qui s’est déroulé aux environs de 15 h 30 le dimanche 26 avril à Larbâa Nath Irathen. Amirouche est devant sa fenêtre à 120 m du lieu. Il a vu la scène. Voici son témoignage :  » Le jeune homme est blessé au pied devant le siège de l’ancienne Sempac. Il crie au secours et fait des gestes. Personne ne pouvait s’en approcher. Cinq à six gendarmes sont descendus et se dirigent vers lui. Ils lui donnent des coups de pied à la tête. J’ai vu un gendarme lui tirer à bout portant en pleine tête avec un Seminov. Ensuite, ils se sont éloignés en le laissant gisant dans une mare de sang.  » Deux autres témoins ont assisté à partir de leur maison. Hocine F., fonctionnaire, habite à la cité Harhat, un bâtiment qui fait face au siège de la Sempac. Il témoigne en compagnie de sa fille, encore sous le choc. Leurs récits corroborent celui d’Amirouche. Le blessé a été bel et bien achevé d’une balle dans la tête. Qui sont les auteurs de ce crime ? Les habitants de Larbâa certifient avoir reconnu les visages des gendarmes.

Des gendarmes empêchent que des secours soient portés aux blessés

Durant les affrontements qui ont eu lieu entre les brigades de répression et les manifestants, des gendarmes ont tiré sur la foule sans distinction. A cause du huis clos des affrontements, il était souvent difficile aux ambulanciers de porter secours aux blessés. Ces derniers ont été acheminés vers les hôpitaux dans les voitures de particuliers. Certains témoignages que nous avons recueillis attestent que des gendarmes ont délibérément empêché que l’on porte secours aux blessés atteints par balle. Lorsque Makhmoukh Kamel est tombé sous les balles, touché au dos, le 25 avril à Ouzellaguen, ses amis tentent de le relever pour le dégager afin de l’acheminer vers l’hôpital. Ils essuient des rafales de la part des gendarmes. Le blessé a rendu l’âme quelques instants après avoir été évacué à l’hôpital d’Akbou. Le lendemain dans la même localité, les affrontements se poursuivent. Ahcène, éleveur, est parmi les manifestants. Il raconte :  » Nous étions nombreux. Les gendarmes tirent des bombes lacrymogènes avant de tirer à balles réelles. Parmi nous, Ibrahim Saddek. Ils étaient trois gendarmes à nous tirer dessus. L’un d’eux pose un genou par terre, met en joue et tire sur Saddek qui s’écroule. Des jeunes essaient de le dégager pour l’acheminer vers l’hôpital. Les gendarmes continuent de tirer. Saddek est laissé sur la chaussée gisant dans une mare de sang. Les gendarmes s’avancent vers le blessé. L’un d’eux le traîne par le col sur une vingtaine de mètres. Les gendarmes le frappent de coups de pied et lui crachent dessus.  » Lorsque les manifestants alertent un cousin de Saddek afin de l’évacuer, il fonce avec sa voiture vers le blessé. Mais des gendarmes l’empêchent de lui porter secours. Ils le somment de quitter les lieux alors qu’un gendarme assène un coup de pied sur la portière de la voiture. Le blessé a été évacué lorsque les gendarmes se sont retirés. Il décède en cours de route. Aurait-on pu sauver Saddek de la mort ? Les gendarmes ont délibérément laissé le blessé se vider de son sang. Fait isolé ? Il en existe d’autres. Samedi 28 avril. Illoula, dans la daïra d’Azazga. Une marche pacifique est organisée peu avant midi. Djaffar C., 25 ans, journalier, est parmi les marcheurs. Son témoignage est accablant.  » J’ai vu le chef de brigade s’agenouiller, un Seminov entre les mains. Il tire une balle dans la tête de Méziani M’henni. Il s’écroule. Une Renault 11 tente de le secourir. Elle essuie des rafales de mitraillette. Elle dérape. Le pare-chocs est brisé et un pneu est crevé. C’est une autre voiture qui prend le relais pour l’acheminer vers l’hôpital. Mais c’est trop tard « , raconte-t-il. Messat Boussaâd a dû son salut à une ruse. Il a fait le mort devant les gendarmes. Dimanche 28 avril, il se trouvait à Mekla parmi les manifestants. Il raconte :  » Il était 13 h. J’ai vu un gendarme me viser. Je reçois une balle au tibia. Je m’écroule. On m’évacue vers le dispensaire où je reçois les premiers soins. Vu la gravité de la blessure, ils décident de m’évacuer vers l’hôpital de Tizi. Arrivé au niveau de l’APC, un groupe de gendarmes arrête la voiture. L’un m’en éjecte et me traîne par terre. Ils me déshabillent en me rouant de coups de pied, de matraque et de crosse sur toutes les parties de mon corps. Un gendarme tente de me tordre le cou mais j’ai pu esquiver son geste. On m’injurie alors qu’un gendarme urine sur moi. J’ai vu un autre se saisir de son arme pour tirer. Je fais le mort. J’entends un de ses compagnons lui dire : « Laissons ce chien, il est mort ». Un autre s’adresse aux autres jeunes postés non loin de là : « Si vous êtes des hommes, venez prendre votre chien ».  » Boussaâd est actuellement en convalescence chez lui. Il veut témoigner mais avoue ne pas être au courant de la commission d’enquête.  » De toutes les façons, dit-il, je ne fais pas confiance à ces gens du pouvoir.  » Dans un rapport remis aux autorités, le maire de Mekla révèle qu’une ambulance a été empêchée par les brigades antiémeutes d' » acheminer les blessés vers les hôpitaux « . De nombreux témoignages indiquent que les gendarmes se sont acharnés sur les blessés.

Y a-t-il eu torture et humiliation de la part des gendarmes ?

Azazga, dimanche 29 avril. Les brigades antiémeutes arrêtent A. Mohamed, chômeur, âgé de 16 ans. Il témoigne :  » Ils nous ont arrêtés et embarqués dans un fourgon. J’ai reçu des coups de pied, de poing et de crosse sur toutes les parties de mon corps. Les gendarmes nous ont conduits au siège du commissariat. A l’intérieur, nous étions une dizaine. Ils nous insultaient et proféraient de gros mots du genre : fils de pute, nous allons vous sodomiser Devant moi, j’ai vu un jeune se faire tabasser à coups de poing. Il criait de toutes ses forces. Dans un autre coin, un jeune subissait les tortures d’un gendarme qui lui arrachait les poils de sa barbe avec ses mains avant d’y mettre le feu avec un briquet. Le jeune criait : « Tuez-moi au lieu de me torturer. » De temps à autre, un gendarme passait dans le couloir et nous lançait : « Si vous passez la nuit ici, je vais vous déshabiller et vous sodomiser. » Il l’a répété à plusieurs reprises. A 20 h 30, on me libère après avoir pris des renseignements me concernant. Je suis arrivé chez mes parents aux environs de 20 h.  » Les gendarmes ont effectivement effectué de nombreuses arrestations et fait subir des sévices corporels aux jeunes manifestants tant dans la wilaya de Béjaïa qu’à Tizi Ouzou. Pourtant, en date du 2 mai, le commandement de la gendarmerie de Tizi Ouzou déclarait à notre reporter :  » Aucun manifestant n’a été interpellé au niveau de toute la wilaya.  » Il existe de nombreux témoignages pour affirmer que des cas de torture et d’humiliation ont été perpétrés sur de jeunes manifestants.

Commune de Mekla, lundi 29. Bouzgarène Mohand-Ouamar qui revient de Tizi Ouzou s’apprête à rentrer chez lui. Il raconte :  » Un gendarme me met en joue avec un Seminov en me disant : « Tu bouges, je te descends. » Ils étaient six ou sept gendarmes, nous étions deux. Ils nous insultent et nous demandent de nous déshabiller. Nous refusons. Un gendarme tire une rafale entre les jambes de mon camarade. J’ai pris peur et je me suis déshabillé. Je suis resté en slip. Ils nous rouent de coups en nous obligeant à marcher presque nus plus d’un kilomètre vers la brigade de gendarmerie. Sur le chemin, ils me donnent des coups aux pieds, au dos et à la tête. J’ai entendu un gendarme dire à son copain : « Celui-là ne le touche pas, il est à moi. » Ils m’ont pris 100 DA et mes lunettes. En cours de route, un gendarme s’est emparé du poignard accroché à sa ceinture en faisant le geste de me poignarder. Son copain l’en a dissuadé. L’un d’eux m’a dit : « Ce soir je vais te faire asseoir sur une bouteille. » Lorsque le chef de la brigade nous a vus, il est entré dans une grosse colère contre les gendarmes en leur disant : « Qui vous a appris à traiter comme ça les gens ? » Le chef de brigade nous a restitué nos habits et nous a libérés.  » A Azazga, Mekla et ailleurs, les gendarmes ont été les auteurs de brimades, injures, grossièretés et sévices. Jugurtha B. a 18 ans. Jeudi 26 juin, il se rend en compagnie de ses copains au siège de la gendarmerie d’Akbou pour demander la mise en liberté de ses camarades arrêtés par les gendarmes.  » Je me suis présenté avec mes amis les mains en l’air. Le chef de brigade nous fait entrer. A l’intérieur, ils nous ont répartis dans plusieurs coins. Un gendarme me demande de me déshabiller. Je refuse. Il me touche au visage alors qu’un de ses collègues me donne un coup de pied par derrière. Le gendarme me dit : »Je vais te faire asseoir sur une bouteille. » Il m’oblige à me déshabiller. Je reste en slip. Six gendarmes me rouent de coups en m’insultant de tous les noms. L’un d’eux me cogne la tête contre le mur. Ils me font monter dans les appartements. Une femme de gendarme qui faisait le ménage me donne une gifle en me demandant de me rhabiller. Ils voulaient nous faire sortir nus dans la rue, j’ai refusé. J’ai vu un de mes cousins se faire tondre les cheveux. Ils lui ont déchiré le pantalon parce qu’il a refusé de l’enlever. »
Azazga, mardi 1er mai. Sehli S., commerçant, revient d’un voyage à Alger. Devant le dispensaire de la ville, il croise un fourgon de voyageurs arrêté par les gendarmes.  » Les gendarmes brisent le pare-brise, l’aile ainsi que la radio. Ils font descendre les sept voyageurs qu’ils tabassent. Ils ont même roué de coups un pauvre sourd-muet que j’ai évacué moi-même à l’hôpital « , raconte-t-il. Ils sont nombreux à avoir subi des sévices et des humiliations. Certains se cachent chez eux de peur d’affronter le regard des gens. D’autres refusent de témoigner à visage découvert. De nombreux blessés ont été rattrapés et frappés alors qu’ils se trouvaient par terre. Pourquoi les gendarmes se sont-ils comportés de la sorte ?
En fait, les exactions commises sur les manifestants durant ces événements ne font pas exception. De nombreux citoyens se sont plaints du comportement des gendarmes en temps normal.

Y a-t-il eu vol et violation de domicile ?

Durant les émeutes, certains gendarmes se seraient livrés à de véritables actes de banditisme. A Maâtkas, le propriétaire d’un kiosque a vu sa marchandise ainsi qu’une importante somme d’argent subtilisées par un groupe de gendarmes vendredi 27 avril. La déclaration de vol a été déposée et des témoins directs confirment l’information. A Azazga, un adjoint d’éducation révèle que des gendarmes lui ont confisqué 5 000 DA dimanche 29 avril avant de le rouer de coups.  » Lorsqu’ils m’ont arrêté dans la rue alors que je voulais me rendre chez moi, ils m’ont frappé. L’un d’eux m’a dit : « Ou tu te déshabilles ou on te tue. » Ils m’ont pris mon argent avant que le chef du groupe ne m’ordonne de ne plus jamais descendre dans la ville d’Azazga « , raconte-t-il. Haddad Belkacem s’en réfère au maire de la commune d’Ifigha. La victime veut porter plainte. Deux jours plus tôt, dans la même ville, C. Ali, 28 ans, commerçant, a vu son magasin investi par une vingtaine de gendarmes.  » Ils ont forcé la porte pour prendre de la nourriture. Ils ont pris entre 10 et 12 millions de centimes en marchandises. Samedi matin, ils sont encore revenus pour piller mon magasin « , affirme Ali.
Des groupes antiémeutes ont également tenté de rentrer par force dans les domiciles de particuliers afin de se poster sur les terrasses dominantes. Deux domiciles ont été visés à Azazga. Sommes-nous en face d’actes isolés ? Il semblerait que dans beaucoup de localités kabyles, les gendarmes se sont livrés à des actes de pillage. Des manifestants également. Au cours de notre passage à Sidi Aïch, mardi 24 avril, un groupe de manifestants encagoulés nous a subtilisé 100 DA alors que d’autres avaient renversé un camion de semoule avant de s’emparer de la marchandise. Notre chauffeur a été pris à part par un groupe de manifestants. Deux pneus de son véhicule ont été crevés et une somme d’argent lui a été soutirée sous la contrainte. Les manifestants voulaient obtenir de l’essence.

Pourquoi les gardes communaux ont-ils été tenus à l’écart ?

Dès le déclenchement des émeutes, les gardes communaux ont reçu ordre de rester dans leurs cantonnements mais n’ont pas été désarmés. Pourquoi ? Aurait-on eu peur qu’ils ne basculent du côté des manifestants devant l’acharnement des brigades antiémeutes contre les foules ? Une éventuelle intervention des vigiles communaux aurait-elle pu déboucher sur des incidents nettement plus graves ? Rien ne peut l’indiquer. Notre enquête nous permet d’évoquer un seul cas de décès attribué à la garde communale.
Samedi 28 avril, commune d’Aït Yahia Moussa. Pour contenir les jeunes manifestants, cinq gardes communaux montent sur le toit de la caserne d’où ils tirent sur la foule. Chibet Hocine est atteint mortellement au thorax. Des témoins affirment reconnaître l’auteur du crime. Ce dernier aurait eu maille à partir avec le père de la victime, tué en 1996, mais dont les circonstances de l’assassinat n’ont jamais été élucidées. A l’époque, la version admise était : mort accidentelle. Pour l’heure, les personnes visées sont aux arrêts en attendant l’enquête. N’aurait-il pas fallu solliciter la contribution des gardes communaux afin d’apaiser la colère des jeunes ? Enfants du pays, ils connaissent les manifestants et auraient pu contribuer à calmer les esprits. Mis en place durant le mandat du Président Zeroual, les gardes communaux sont des supplétifs placés sous l’autorité de la Gendarmerie nationale. Leur rôle consiste à servir d’appui dans la lutte antiterroriste. Il est vrai que les gardes communaux ayant reçu une formation rudimentaire d’un mois environ n’ont pas pour fonction de contenir les émeutes.

Les terroristes se sont-ils infiltrés parmi les manifestants ?

L’information est à prendre avec des pincettes. Interrogé en date du 2 mai, le groupement de la gendarmerie de Tizi Ouzou fait état d' » incursion d’éléments terroristes islamistes  » parmi les manifestants dans la localité de Mekla. Nous nous sommes rendus au chef-lieu de la commune. Les habitants et ceux qui ont participé aux manifestations sont formels : aucun terroriste ne s’est infiltré parmi la foule. Semmoudi Md Akli, maire de la commune, déclare :  » Je confirme qu’il n’y a pas de terroristes dans notre région depuis 1994, date à laquelle ils étaient de passage ici.  » Il semblerait que la rumeur sur des incursions terroristes a été colportée lorsque, parmi les manifestants de Kabylie, des éléments ont scandé :  » Djeïch, chaâb mâak ya Hattab « , un slogan en faveur du chef terroriste. Dans la localité de Boghni, on a fait également état de l’infiltration de deux terroristes qui auraient tiré sur les policiers avant de prendre la fuite. A Boghni, personne n’est en mesure de confirmer l’information. Des terroristes auraient-ils donc tiré sur les foules pour faire endosser la responsabilité des actes aux gendarmes comme on l’a laissé entendre ici et là ? Invraisemblable.

Quel est le vrai bilan des victimes ?

Il est impossible pour l’heure de donner le chiffre exact des victimes des événements. Selon un décompte officiel rendu public le 27 avril dernier par le ministère de l’Intérieur, 42 personnes sont décédées et 162 blessées au cours des affrontements. Les différents organes de presse avancent le chiffre de 60 morts et plus de 500 blessés, dont certains dans un état très grave. Plus d’une dizaine de personnes sont mortes des suites de leurs blessures. Plusieurs ont été amputées. D’autres seront handicapées à vie. Mais certaines victimes n’ont pas été touchées par balle. Selon le président de l’Association des asmathiques de la wilaya de Tizi Ouzou, 7 personnes sont décédées par suffocation et étouffement. Combien de victimes du côté des forces antiémeutes ? Les autorités se gardent de divulguer le chiffre exact. Pour l’heure, une information ni confirmée ni infirmée fait état de la mort d’un gendarme par électrocution à Tichy .

 

Retour

algeria-watch en francais