Le malaise de toute la jeunesse algérienne

Quatre questions sur les affrontements:

Le malaise de toute la jeunesse algérienne

 

José Garçon, Libération, 30 avril 2001

Cette explosion de violences était-elle prévisible?

Perçue comme une provocation, l’exécution du jeune Massinissah Guermah dans la gendarmerie de Beni Douala le 18 avril annonçait le pire. D’une part, parce qu’elle est intervenue dans une localité très sensible: celle de l’idole des jeunes de Kabylie, le chanteur Lounès Matoub, dont l’assassinat, en 1998, avait déjà provoqué de violentes émeutes dans la région. D’autre part, parce qu’elle a eu lieu à la veille de la commémoration annuelle de la répression du «Printemps berbère» d’avril 1980, période traditionnellement tendue en Kabylie. Cette année, une grande tension a ainsi entouré la préparation de l’anniversaire, du fait de l’exacerbation du conflit politique entre un FFS (Front des forces socialistes) dans une opposition résolue et un RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) qui a perdu beaucoup de terrain en raison de sa participation au gouvernement et du soupçon qui, à tort ou à raison, pèse sur l’un de ses dirigeants dans la mort de Lounès Matoub. Des comités d’étudiants ont ainsi dénoncé des intrusions armées de militants de cette formation à l’université de Tizi Ouzou.

En plus, le meurtre de Guermah a touché une population jeune, désespérée par l’absence de toute perspective, le refus des autorités de reconnaître la langue berbère et toujours survoltée par la mort de Lounès Matoub, dont elle rend responsable le pouvoir et son allié, le RCD. Dans ce contexte, la première réaction de la gendarmerie traitant la jeune victime de «voleur» et d’«agresseur» a mis le feu aux poudres. Cette affaire s’est révélée d’autant plus explosive que, depuis trois semaines, la région était chauffée à blanc par de nombreux incidents qualifiés de «provocations» par la population, dont les témoignages mettent en cause, d’un côté, la gendarmerie, de l’autre, le RCD. Dans des localités ou des villes comme Béni Douala, Aït Toudert, Bouzeguene, Béjaïa, les gendarmes sont ainsi accusés de faire la loi en multipliant les brutalités et les interpellations arbitraires ou en sommant les commerçants de leur donner des marchandises.

Que veulent les émeutiers?

Ce sont, pour l’essentiel, des jeunes, souvent de très jeunes lycéens. Erigeant des barricades, ils détruisent ou incendient les symboles de l’Etat et les postes de gendarmerie. Lançant pierres, pneus enflammés, cocktails Molotov, ils échappent totalement au contrôle de tous les partis politiques et expriment une colère que rien ne semble pouvoir canaliser: trois sièges du FFS et de très nombreux locaux du RCD ont d’ailleurs été brûlés. C’est la révolte d’une jeunesse radicalisée qui n’a plus rien à perdre, car écrasée de misère et sans espoir. «Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts», lancent ainsi les manifestants. Cette révolte ressemble à s’y méprendre à celle qui ébranla le pays en octobre 1988 et fit 500 morts après que l’armée eut tiré sur la foule.

La généralisation des mots d’ordre entendus dès le début de ce mouvement montre un changement fondamental dans les revendications identitaires qui l’emportent généralement en Kabylie. Les émeutiers ont en effet dépassé le cadre de la revendication culturelle berbère pour dénoncer la corruption, le pouvoir («pouvoir assassin») et le RCD, mis sur le même pied; pour réclamer la fin de l’impunité; pour stigmatiser la hogra, ce mépris dans lequel le pouvoir les tient. En scandant: «Donnez-nous du travail, des logements, de l’espoir et il y aura le calme», les manifestants expriment en fait un malaise qui est celui de toute la jeunesse en Algérie. Une jeunesse qui a pour tout choix l’exil ou le chômage et ne supporte plus les dénis de justice et les restrictions aux libertés. Ajoutés à cet immense ras-le-bol, le refus du pouvoir de tolérer tout espace démocratique autonome, sa volonté de museler toute force d’opposition réelle, expliquent sans doute le basculement dans la violence de jeunes livrés à eux-mêmes. Cette radicalisation les amène du même coup à contester le combat pacifique, puisque seule la force a toujours répondu à leurs aspirations, du Printemps berbère de 1980 aux émeutes d’octobre en 1988, en passant par l’annulation du processus électoral de 1991.

Comment les autorités ont-elles réagi?

Alger a renforcé jour après jour les forces de sécurité sur le terrain. Dans un premier temps, elles ont riposté aux émeutiers à coups de lacrymogènes. Mais, très vite, elles ont tiré sur la foule, faisant de nombreuses victimes. Les autorités craignent en effet que le mouvement fasse tache d’huile, des heurts ayant déjà eu lieu aux abords de Sétif, aux confins est de la Kabylie. Samedi, une tentative de manifestation a eu lieu à Oran, à Boumerdès, près d’Alger, tandis qu’une forte tension règne dans la capitale, notamment à l’université de Bouzareah. La peur de voir le mouvement déborder de Kabylie a amené le pouvoir à tenter de le cantonner à une revendication strictement linguistique en gommant l’ensemble des revendications sociales et politiques qui s’y expriment et sont communes à tout le pays. En isolant la Kabylie, Alger espère ainsi monter le reste de la population contre le «particularisme kabyle», afin d’empêcher toute jonction dans la contestation.

La violence est-elle encouragée au plus haut niveau de l’Etat?

Avant même le début des émeutes, de nombreux habitants se demandaient si les «provocations de la gendarmerie ne visaient pas à les faire descendre dans la rue» (Libération du 24 avril). Attestée par de nombreux témoignages, la poursuite de ces provocations donne à cette question toute son acuité, au moment où la situation prend un tour dramatique. Elle relance en tout cas la sempiternelle suspicion à l’égard d’un pouvoir dont les clans se battent par population interposée depuis l’indépendance, en 1962. Certains secteurs de ce pouvoir ont semblé confirmer cette hypothèse, en reconnaissant, en privé, qu’ils sont «favorables à un apaisement, mais ne peuvent répondre de l’attitude des forces de sécurité», puis en admettant que des «provocations» peuvent avoir lieu au cours de manifestations pacifiques. Les généraux, accusés d’avoir commis des exactions de grande ampleur pendant la «sale guerre», pensent-ils que la mise en avant d’une menace d’«insurrection en Kabylie» leur permettra de reprendre l’offensive politique? Laissent-ils pourrir la situation pour que celle-ci soit l’occasion de «normaliser» une Kabylie traditionnellement hostile au pouvoir et à l’intégrisme? De la réponse à ces questions dépend aussi la suite des événements.

 

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