Entretien avec Mohamed Lahlou

Entretien avec Mohamed Lahlou, professeur à Lyon-II

Propos recueillis par Florence Beaugé, Le Monde, 15 juin 2001

« Une alternative démocratique est en train d’apparaître » Mohamed Lahlou est professeur de psychologie à l’université Lyon-II, après l’avoir été à l’université d’Alger jusqu’en 1994. Ancien membre de l’exécutif national du Front des forces socialistes (FFS), il est coauteur de plusieurs ouvrages collectifs, notamment Demain l’Algérie (éditions Syros, 1995) et La Crise algérienne : enjeux et évolution (éditions Mella, Lyon, 1998).

– « Quelles leçons tirez-vous de ces deux mois d’émeutes presque ininterrompues en Kabylie et à Alger ?
–La première leçon, c’est d’un côté la détermination des manifestants, de l’autre, l’immobilisme du pouvoir quant aux propositions de sortie de crise. Ce qui se produit aujourd’hui n’est pas un événement épisodique mais un phénomène profond, qui s’inscrit dans une demande durable. Or le pouvoir n’a ni la volonté ni les moyens d’accompagner l’Algérie vers une alternative démocratique. Le président Bouteflika est lui-même le produit du système. Mal élu, arrivé au pouvoir grâce au soutien des militaires, il est l’otage des forces politiques héritées de l’ancien parti unique : le FLN, le Rassemblement national démocratique (RND) et Hamas, qui, tout en se réclamant du mouvement islamiste, n’est autre que la reproduction de ce qu’on appelait jusqu’à la fin des années 80 le “courant barbéféléne.”

« En outre, entre le chef de l’Etat et la Kabylie, il y a eu confrontation dès le départ. Pendant sa campagne électorale en Kabylie, le candidat Bouteflika avait affirmé de façon très nette qu’il s’opposerait à l’officialisation de la langue berbère. Sa culture politique ne lui a pas permis de percevoir les indices d’une évidente explosion en Kabylie.

–Apparemment, cette explosion ne menace pas seulement la Kabylie, mais le pays tout entier.
–Absolument, car le malaise est multidimensionnel : économique, identitaire, culturel et social.

Or depuis le début, le pouvoir a fait une analyse erronée de la situation. Il espérait que la Kabylie allait s’enfermer dans des mots d’ordre de reconnaissance du berbère, ce qui lui aurait permis de s’appuyer, comme d’habitude, sur des antagonismes régionaux. Mais il n’avait pas imaginé que les manifestants de Kabylie se considéreraient comme légitimement porteurs de revendications sociales telles que le chômage, la mal-vie, la corruption, etc., ce qui ne pouvait pas laisser insensibles les autres régions d’Algérie. Et pour la première fois dans l’histoire du pays, il y a un consensus quasi général pour lier intimement la revendication berbère et la revendication démocratique. C’est une convergence importante, qui donne sa puissance et sa généralisation au mouvement de protestation actuel.

–Est-ce que le rôle joué par les archs –les comités de villages et de tribus– ne constitue pas une autre nouveauté importante ?
–C’est un phénome politique nouveau, mais qui s’inscrit dans une très ancienne tradition de lutte. Les comités de villages sont depuis des siècles la traduction concrète du tissu et des liens sociaux extrêmement denses qui existent en Kabylie. Ils produisent une dynamique de mobilisation et rassemblent des sages, parmi lesquels beaucoup de jeunes. Leur action consiste à faire prendre en charge par la collectivité villageoise les carences du pouvoir central. Les comités de villages construisent eux-mêmes, par exemple, des écoles ou des routes, avec l’argent de la collectivité.

–Ils n’ont jamais été récupérés par le pouvoir ?
–Jamais. Ils peuvent d’autant moins l’être qu’ils fonctionnent dans le cadre d’une démarche consensuelle décidée en public et qui échappe à toute manipulation. Chaque famille ou groupe désigne un représentant au comité de village, lequel se réunit de façon régulière et en période de crise, ce qui explique sa capacité de mobilisation dans la société. En symbiose totale avec la population, ils sont devenus incontournables et incarnent ce que j’appellerais la démocratie citoyenne.

–Pourquoi n’existent-ils pas dans le reste de l’Algérie ?
–Parce que la conjoncture socio-politique n’est pas la même. On trouve cependant leur équivalent dans les grandes villes, bien qu’à un autre niveau: le tissu associatif. Celui-ci est assez fort et pourrait jouer un rôle à peu près identique.

–Les comités de village sont-ils en situation de rivalité avec les partis politiques ?
–Il y a là un piège possible. Les premiers nourrissent une grande méfiance à l’égard des seconds à qui ils reprochent d’être éloignés des préoccupations des citoyens. De leur côté, les partis politiques ont tendance à faire passer la revendication berbère au second plan, sous prétexte que la généralisation du mouvement de protestation est plus porteuse qu’une revendication linguistique isolée. Cela dit, la dynamique populaire protestataire actuelle contraint les uns et les autres à agir dans un consensus implicite. Les partis offrent le discours politique relais nécessaire et les comités de villages donnent à l’action politique sa dimension citoyenne.

–Contrairement aux années 1990, l’islamisme radical ne paraît pas être en mesure de récupérer le mécontentement actuel.
–En effet, et là aussi il s’agit d’une nouveauté. Sans être naïf et nier la puissance du mouvement islamiste, je dirais qu’une alternative démocratique est en train d’apparaître en Algérie, et qu’elle est portée par une frange très importante de la population. Celle-ci se rend compte que la démocratie est une alternative, capable de lutter contre les maux dont souffre le pays. »

 

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