Le chaos règne en Kabylie
Le chaos règne en Kabylie
REPORTAGE
FRANCIS DAVID à Tizi Ouzou, Le Soir de Bruxelles, 16 juin 2001
La cible autour de laquelle s’est déchaînée l’explosion populaire en Kabylie est la gendarmerie nationale. Que ce soit à Tadmaït, Ouadhias, Boghni, Akbou, Aïn el-Hammam, Mekla, Larbaa-Nath-Irathen, Azazga, Bejaïa… toutes les brigades de ce corps de sécurité offrent le même spectacle de fortins assiégés, portails défoncés, murs éventrés, façades incendiées, portes embouties. Tout autour, des restes de pneus calcinés, des pylônes arrachés, des arbres abattus bloquent toutes les rues menant à la brigade.
Deux mois d’affrontements presque quotidiens, des dizaines de jeunes manifestants abattus par balles par les gendarmes, toute une région noyée quotidiennement dans les gaz lacrymogènes, l’épreuve est trop meurtrière, trop étalée dans le temps pour être réduite à une simple manifestation de mauvaise humeur d’une population frondeuse.
On ne s’arrêtera pas, tant qu’ils continueront leurs provocations, dira ce jeune manifestant d’Azazga près de la barricade qu’il vient d’ériger avec ses camarades. Il est 22 h 30 en ce jeudi 7 juin. Comme toutes les nuits, les manifestants se rassemblent pour aller allumer des bougies à l’endroit où est tombé le premier des leurs, à quelques dizaines de mètres de la brigade de gendarmerie gardée par des policiers antiémeutes. A hauteur de la brigade, la procession s’arrête : le bras rythmant le mot d’ordre, des dizaines de poitrines scandent : Gendarmes assassins… Gendarmes assassins…
« Gendarmes assassins, gendarmes assassins »
Le soir, des policiers allument leurs puissants projecteurs et les dirigent sur les manifestants. C’est l’émeute. Jets de pierres et de cocktails Molotov contre grenades lacrymogènes et coups de matraque. Les affrontements durent jusqu’au petit jour. A Azazga, les émeutes ont cessé fin avril. Elles ont repris à la mi-mai après qu’un gendarme eut uriné, devant tout le monde, sur le portrait de l’une des victimes déposé par les manifestants à l’endroit où elle avait été tuée.
C’est en voulant reprendre le contrôle de la situation à la faveur du retour au calme observé au cours des deux premières semaines de mai que la gendarmerie a attisé, de nouveau, le feu par des actes de vengeance et de torture. Représailles, expéditions punitives nocturnes, violation de domiciles, saccage de commerces, passages à tabac… Dans plusieurs localités de la Kabylie, des jeunes soupçonnés d’avoir participé aux émeutes sont enlevés, passés à tabac et relâchés tout nus en plein jour devant la population.
Cette contre-offensive de la gendarmerie a donné aux émeutes l’aspect d’un soulèvement généralisé, et à rallonges. Quand, vers début mai, les émeutes ont cessé, les gendarmes se sont comportés comme une véritable armée d’occupation, explique cet étudiant de Tigzirt. Après les assassinats, ils se sont mis aux bastonnades, aux injures à caractère raciste et à des traitements humiliants. C’en est trop.
Tout en les harcelant, les Kabyles ont alors décidé de mettre en quarantaine les gendarmes. Partout, les commerçants refusent de les servir. Le boycott est total. Les 36 brigades que compte la Kabylie sont approvisionnées d’Alger. Par hélicoptère ou par route avec des convois puissamment armés. Un jeune de Tigzirt qui a jeté un paquet de cigarettes à un gendarme par-dessus le mur d’enceinte de la brigade a failli être lynché par la foule. Le soulèvement est devenu une insurrection généralisée.
Des jeunes sont enlevés, passés à tabac, relâchés nus
Depuis trois semaines, il n’y a plus aucun gendarme dans la rue en Kabylie. Barricadés dans leurs locaux, leur mission est de rester sur place défendre leur brigade, leurs vies. La région est livrée aux émeutiers. Certains se transforment vite en voyous.
La première des revendications des manifestants est le départ de toutes les brigades de gendarmerie de la région. Elle est passée devant la reconnaissance de la langue berbère. C’est dire…
A l’entrée de la ville d’Akbou, en Petite-Kabylie, il faut slalomer entre les pneus en flamme avant d’arriver au barrage de fortune dressé par les émeutiers. Les véhicules immatriculés ailleurs que dans les trois départements de la Kabylie sont jugés suspects. Un jeune homme au regard méfiant se penche par la portière pour inspecter l’intérieur de notre voiture immatriculée à Alger. Une voix derrière lui me demande mes papiers. Non, ce n’est pas la peine, coupe l’autre. Nous faisons une quête pour l’achat de vinaigre pour l’utiliser contre les grenades lacrymogènes… Pouvez-vous nous aider ?, ordonne-t-il en tendant une boîte à chaussures.
Manifestement, les journalistes, surtout de la presse étrangère, sont les bienvenus. En leur présence, les jeunes voyous redeviennent les contestataires qu’ils ont été avant la neutralisation des gendarmes. Vous savez, nous préférons faire payer les gens qui paraissent avoir les moyens plutôt que de pousser les jeunes à casser les magasins pour se servir. En réalité, cette pratique a vite pris des dimensions mafieuses, les automobilistes étant systématiquement rançonnés par des centaines de groupes de jeunes incontrôlés. Après les faux barrages des GIA (groupes islamiques armés), voici venue l’ère des faux barrages kabyles. A quand le tour des armes ?
« Les militaires ne comprennent que la violence »
Une partie des émeutiers y auront sans doute recours si les affrontements se prolongent. Les épreuves de l’insurrection ont favorisé l’apparition d’une catégorie de jeunes desperados durs et déterminés. Ils pensent que la violence est la solution : La preuve ? Regardez le cas du FIS, explique ce lycéen d’Amizour, ceux qui ont pris les armes avec l’AIS sont amnistiés; alors que ceux qui ont tenté de changer les choses par la politique comme Ali Belhadj, Hachani ou Abassi Madani sont assassinés ou jetés en prison. Le pays est dirigé par des militaires qui ne comprennent que le langage de la violence…
Au début des émeutes, la gendarmerie avait affirmé que les manifestants étaient infiltrés par des terroristes. C’était le seul moyen de justifier l’ordre de tirer sur la foule, et la boucherie qui s’est ensuivie (plus de 40 tués en avril). L’argument a été abandonné depuis… L’organisation islamiste armée de Hassan Hattab, le GSPC, pourtant bien implanté dans les maquis de Kabylie, s’est bien gardé d’intervenir. Nous devons nous estimer heureux qu’il n’y ait eu qu’une centaine de morts. Sans la peur de la justice internationale qui a visé récemment le général Nezzar, des émeutes d’une telle ampleur auraient fait des milliers de morts. Jamais la gendarmerie nationale, qui est un corps de l’armée, n’aurait reculé devant des manifestants. C’est la première fois que cela arrive, car pour la première fois depuis l’indépendance, les généraux peuvent être amenés à répondre de leurs actes devant la justice internationale. C’est là qu’est notre salut et non ailleurs, analyse ce haut responsable du FFS, le parti le mieux implanté en Kabylie.
Le gouvernement est resté longtemps indécis face à l’insurrection kabyle. La commission d’enquête du président Bouteflika est boycottée par la population qui la juge partiale. L’indécision du pouvoir encourage la radicalisation du mouvement qui plonge chaque jour davantage la région dans l’anarchie. Le régime paraît dépassé et divisé…·
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2001