Alger : le fracas de la rue, le silence du pouvoir

Alger : le fracas de la rue, le silence du pouvoir

Le Monde, 15 juin 2001

Alger a connu, jeudi 14 juin, une journée d’affrontements entre protestataires et forces de l’ordre au cours de la plus grande manifestation jamais enregistrée depuis l’indépendance. La marche, qui se voulait pacifique, de plusieurs centaines de milliers de personnes contre la répression en Kabylie a tourné à un large défi de la rue contre le pouvoir, émaillé de scènes d’émeute, de pillages et de violentes charges policières. Deux journalistes ont été tués, écrasés par un autobus, et plus d’une centaine de personnes ont été blessées. La police « a évité le pire » en s’abstenant de faire usage d’armes à feu, selon les autorités, qui démentent que des tirs à balles réelles aient été effectués contre des pillards. Le régime du président Abdelaziz Bouteflika semble impuissant à enrayer un mécontentement populaire qui dépasse la question berbère. ALGER, correspondance

Le jeune Algérois s’époumone : « Ne cherchez pas à aller par là, c’est bleu. » Il s’adresse à tous ceux qui veulent emprunter le boulevard qui relie la place du 1er-Mai, porte d’entrée vers le centre-ville pour qui vient de l’est du pays et de cette Kabylie rebelle, et veut rejoindre les hauteurs d’Alger, siège de la présidence de la République. Beaucoup ne l’écoutent pas et tentent de forcer le passage. Les policiers en uniforme bleu les en empêchent et il leur faut rebrousser chemin en traversant l’immense hôpital Moustapha qui, ce jeudi 14 juin, semble désert.

Alger est sur le pied de guerre pour la plus grande manifestation de l’histoire du pays, organisée en réponse aux événements de Kabylie. Il est encore tôt et pourtant la tension est perceptible. « Pouvoir assassin »; « Y en a marre des généraux » : les slogans se succèdent. Des dizaines de milliers de manifestants sont déjà là et occupent la rue Hassiba jusqu’à la place du 1er-Mai. C’est l’avant-garde d’une immense procession qui s’est ébranlée à une dizaine de kilomètres de là, à proximité de la Foire internationale, et progresse lentement en longeant le boulevard du front de mer. Depuis la place du 1er-Mai, on voit que le boulevard qui mène à la présidence est « bleu » d’uniformes.

Les manifestants continuent d’arriver sur la place. Ce sont des jeunes, presque uniquement des jeunes, à l’image du pays. Les filles sont rares. Les adultes peu nombreux. Les slogans sont inlassablement relancés par des manifestants qui s’échauffent à mesure de l’arrivée des renforts « Ulac S’mah » (« Pas de pardon »), hurlent des manifestants sous une immense banderole noire qui proclame : « Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts. »

« ÇA VA MAL TOURNER »

La colère gronde sur la place livrée à une foule pleine d’énergie et dénuée de tout encadrement. Les plus décidés, un millier d’entre eux peut-être, se sont déjà installés à quelques mètres des policiers qui bloquent l’accès à la présidence.
Aujourd’hui, c’est le boulevard du Pouvoir. Et il est fermé. Les autorités ne cèdent pas tandis que les manifestants veulent passer. « Ça va mal tourner », lance sur un air lugubre un journaliste. « Où sont les organisateurs ? », s’inquiète un manifestant.

Un véhicule arrive et se fait ouvrir la voie. Debout, torse nu, un jeune hurle, un index rageur vers le boulevard de tous les enjeux et de toutes les craintes : « A la présidence, à la présidence. » Il est près de 13 heures, le gros des manifestants n’est pas encore entré dans la ville, lorsque des bataillons de jeunes se lancent à l’assaut des forces anti-émeutes. Un moment, ils réussissent à les déborder avant d’être repoussés par un deuxième cordon de policiers tandis qu’un canon à eau entre en action. La place est vite noyée et asphyxiée par les gaz lacrymogènes. Un groupe en délire porte un manifestant qui agite, comme un trophée, le casque d’un policier. Leur triomphe est de courte durée. Très vite, les forces anti-émeutes reprennent le contrôle de la place du 1er-Mai, tandis que les jeunes manifestants commencent à piller les magasins en refluant. Ils crient: « Peuple et armée, avec toi Hattab », dans une allusion rageuse au chef du groupe islamiste armé le plus actif dans le centre du pays.

La tête de la manifestation tourne alors à l’émeute. Les locaux d’une entreprise publique de transport sont envahis et incendiés. Certains habitants du quartier s’échinent à sauver ce qui peut l’être, d’autres pillent. C’est le chaos. La manifestation a éclaté en une dizaine de mouvements de casse, de protestation. Des jeunes des quartiers populaires profitent de l’aubaine. Certains pour en découdre avec les Kabyles qui « viennent sur leur territoire », d’autres pour saccager et piller. Dans une rue voisine de la place, une noria d’ambulances embarque les blessés, déjà par centaines, dit-on (de source hospitalière, on avancera le chiffre de 168 blessés).

SABRE AU POING

Plus tard, on apprendra que deux journalistes algériens – une femme, Fadhela Nedjma, reporter au quotidien arabophone Echourouk el-Youmi, et Adel Zerrouk, correspondant de la revue Errai d’Oran – sont morts à proximité, écrasés par un autobus. Des supporters du club de Belcourt, un quartier populaire voisin, menés par un jeune homme, sabre au poing, paradent et occupent la place.

L’un des jeunes grimpe sur un camion de police, sabre au clair, tendu vers le ciel. Ceux qui l’entourent scandent le slogan du Front islamique du salut (FIS) : « Il n’y a de dieu que Dieu, pour cette profession nous vivons, pour elle nous mourrons. » Des policiers rient et les font circuler en douceur.

Dans les parages, l’heure est à la violence et au pillage. Rue Hassiba, des bandes de supporters de clubs de football locaux s’affrontent. Dans la rue Didouche (ex-rue Michelet), la grande rue commerçante de la capitale, des magasins sont attaqués et dévalisés. Des jeunes remontent du front de mer, les bras chargés de marchandises. « Ils ont fait leur shopping », lance un habitant. Sur le front de mer livré aux manifestants, aux émeutiers et aux pillards, des immeubles sont en feu. Il est près de 17heures. Des mouvements de foule sont visibles au niveau de la Grande Poste. Plus loin, des manifestants rebroussent chemin sans avoir atteint la place du 1er-Mai. Une épaisse colonne de fumée barre l’horizon, à l’est.

Alger s’est réveillée, mais le pouvoir a tenu. « Les policiers ont évité le pire », déclarera, à la télévision dans la soirée, le secrétaire général du ministère de l’intérieur. « A aucun moment ils n’ont utilisé une quelconque arme de quelque nature que ce soit », a-t-il ajouté par allusion aux affirmations, de sources hospitalières, selon lesquelles on aurait enregistré des blessés par balles.

 

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