Bouteflika déçoit les Kabyles
Bouteflika déçoit les Kabyles
Le Rassemblement pour la culture et la démocratie se retire de la coalition gouvernementale en Algérie. Cette décision fait suite aux émeutes en Kabylie qui ont fait entre 60 et 80 morts. Le RCD détient deux portefeuilles : le ministère des Travaux publics et celui des Transports
Tizi Ouzou : de notre envoyé spécial Arezki Aït-Larbi, Publié le 2 mai 2001, page 3
Ils ont entre 15 et 26 ans. Pendant une semaine, ils ont fait les barricades et affronté les forces de l’ordre à coup de pierres et de cocktails Molotov, comme d’autres ont fait la guerre d’indépendance avec des mitraillettes ou le Printemps berbère de 1980 à coup de tracts. Mais de leurs aînés, ils n’ont qu’une piètre opinion: «Le pouvoir les a tous achetés!» s’indigne Nacer, un lycéen de 17 ans, qui habite dans un quartier populaire de Tizi Ouzou.
La mort qui a fauché une soixantaine d’entre eux en quelques jours n’a fait qu’aiguiser leur détermination et leur fureur. Aux gendarmes, qui cristallisent leur colère et dont ils exigent le départ, s’ajoute l’unique chaîne de télévision publique qui manipule leur lutte. «Ils racontent que notre soulèvement c’est pour les logements, et autres problèmes sociaux. C’est faux!, s’insurge Rachid, un chômeur de 25 ans. Je suis chômeur, mais j’ai le ventre plein, même quand je n’ai que du pain pour repas. Je suis majeur et en bonne santé; je n’attends pas qu’on vienne m’assister. Mais quand on touche à ma dignité, je vois rouge et je peux tuer!» Pour éviter de voir les autres régions contaminées par ce déchaînement de colère, le pouvoir agite l’épouvantail du «séparatisme berbère, allié de l’étranger».
Dans son discours radio-télévisé de lundi soir, le président Bouteflika l’a évoqué au passage, sans toutefois insister, de peur d’ajouter de l’huile sur le feu. Mais sur les dérapages officiels, il s’est retranché derrière une commission d’enquête, dont personne n’est dupe. Mounir, 19 ans, exclu du lycée l’année dernière pour indiscipline, s’efforce de rester calme: «On n’a pas besoin d’une commission d’enquête. Les assassins de nos camarades sont identifiés, ce sont les gendarmes. Les trafiquants, les corrompus ce sont les gendarmes; mais Bouteflika les a dédouanés.» Face à ces manipulations politico-médiatiques, les insurgés opposent trois mots: «arbitraire», «injustice», «mépris» du pouvoir. «Il faut d’abord arracher la liberté, explique Mounir. Quant aux autres revendications, logement, travail, culture berbère, elles suivront naturellement.» Le réquisitoire contre les gendarmes fuse de partout, comme une rengaine. Et chacun y va de sa propre histoire impliquant la maréchaussée. «Pour obtenir un droit, il faut payer. Même nos filles ne sont pas épargnées. S’ils te rencontrent avec ta sur, ta femme ou même ta mère, ils se permettent des gestes déplacés et tu dois justifier ton lien de parenté», s’emporte Hamid, 26 ans, blessé à la jambe par une grenade lacrymogène.
Après neuf jours d’insurrection et une soixantaine de morts, l’intervention tardive du président Bouteflika n’a rien annoncé de concret. A Tizi Ouzou, la population est partagée entre soulagement et déception. Souvent en colère contre la Kabylie, le chef de l’Etat a préféré, cette fois, jouer la modération.
Mais pour rétablir le calme et redonner l’espoir, il faut autre chose que des incantations. «Le président a mis du temps pour réagir. Il paraît seul. Incontestablement, il y a rupture entre le discours officiel et la réalité sur le terrain, analyse le docteur Saïd Hamdani, dirigeant du Mouvement démocratique pour la citoyenneté. Lui qui refuse d’être un trois quart de président, a-t-il vraiment le pouvoir de décision?» Pour les insurgés, la politique est synonyme d’hypocrisie et de trahison. Cette culture du refus, synonyme de naïveté, est toutefois compensée par une sincérité dans le propos et une détermination dans le combat qui forcent le respect et confèrent à ces jeunes contestataires une légitimité que beaucoup de leurs aînés doivent leur envier. Inorganisés, réfractaires à toute hiérarchie, ils n’ont de considération que pour ceux d’entre eux qui se sont distingués sur le terrain, dans le combat contre les «gladiateurs», les éléments des forces anti-émeutes ou les gendarmes.
Pour l’instant, leur seul projet politique reste la lutte contre tous les représentants d’une quelconque autorité. Même le FFS et le RCD, les deux partis politiques, jadis influents dans la région, ne sont pas épargnés. Dans plusieurs communes, leurs locaux ont été incendiés, au même titre que ceux du FLN. «Ils sont tous au gouvernement, à l’assemblée nationale, ou dans les municipalités, ce qui pour ces jeunes revient au même, explique un universitaire. Les hommes politiques, ceux issus du sérail comme ceux issus de l’opposition, sont perçus, à tort ou à raison, comme des opportunistes motivés par les privilèges que confère la proximité du pouvoir.» Hier, la Kabylie a connu sa première matinée d’accalmie. Les magasins d’alimentation ont ouvert leurs portes pour permettre à la population de s’approvisionner. En début d’après-midi, les échauffourées ont repris à Tizi Ouzou, avant de s’étendre à plusieurs autres localités de la région.