La colère kabyle dans les rues d’Alger
La colère kabyle dans les rues d’Alger
Ils étaient 300 000 à manifester à Alger jeudi contre la «répression en Kabylie». Cela fait plus d’un mois que la population exprime sa colère contre le pouvoir en place. Confronté à ces émeutes, le président Bouteflika a remanié son gouvernement. Les ministres des Finances et du Logement ont été remplacés.
Alger : Arezki Aït-Larbi, Le Figaro, 1er juin 2001
«Généraux en désaccord, la Kabylie compte ses morts», «Pouvoir assassin», «Bouteflika, rentre chez toi!» Peints en blanc sur des banderoles noires, ces trois slogans résument la tragédie sanglante qui endeuille la Kabylie depuis une quarantaine de jours. A l’appel du Front des forces socialiste (FFS) de Hocine Aït-Ahmed, une véritable marée humaine s’est déversée, hier, sur la capitale algérienne, dans une désorganisation quasi insurrectionnelle laissant craindre le pire.
Les dizaines de milliers de manifestants, venus de toutes les villes et villages de Kabylie, ont crié leur colère sans incident. A la place des Martyrs, point d’arrivée de la marche, un impressionnant dispositif sécuritaire a été mis en place pour empêcher les manifestants de s’attaquer à l’état-major de la gendarmerie, situé à quelques centaines de mètres.
Pour sa deuxième incursion dans la capitale en un mois, le FFS a donc réussi à «briser le mur du silence et rendre visible la dimension politique et nationale de la révolte des citoyens de Kabylie». Mais, hormis dans les campus universitaires, la greffe de la contestation n’a pas pris. Les Algérois, partagés entre compassion et inquiétude, sont restés prudemment sur les trottoirs.
Excédés, les jeunes manifestants qui ont quitté leurs barricades kabyles aujourd’hui les interpellent violemment: «Tout le monde est concerné», puis, devant leur indifférence: «Les hommes meurent, les lâches restent!» Brandissant des portraits de Matoub Lounès, ils scandent «La guerre pour le 25 juin», troisième anniversaire de l’assassinat du chanteur, et «Ulac smah ulac» («pas de pardon» ).
Au-delà de la volonté de desserrer l’étau de la répression contre la Kabylie qui compte ses morts depuis 40 jours, le FFS tente, par cette démonstration de force, de reprendre le terrain perdu. Car les événements lui échappent, tout comme ils échappent au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi. Sentant le sol se dérober sous pieds, ce dernier, qui a quitté la coalition gouvernementale il y a quelques semaines, a interpellé Hocine Aït-Ahmed pour lui proposer d’organiser ensemble la riposte.«La tragédie qui ensanglante la Kabylie, écrit-il, nous commande de mobiliser toutes les énergies pour en limiter un coût humain déjà lourd, et lui donner un prolongement politique national, à la mesure des sacrifices et des exigences de l’heure». Invoquant «les divergences profondes» entre les deux partis, le FFS a refusé de se laisser entraîner «dans des retournements d’appareils». A défaut d’influencer les événements en cours, les deux partis tentent, chacun à sa manière, de ne pas rester sur le quai, pour se positionner sur le nouvel échiquier politique. Car, après avoir organisé la «marche noire» du 21 mai qui a rassemblé quelque 500 000 personnes dans les rues de Tizi-Ouzou, la Coordination des comités de villages a révélé les limites de ces partis, et imposé une redistribution des cartes, aussi bien au niveau local que dans l’épreuve de force avec le pouvoir.
Face à cette menace, FFS et RCD veulent relever la tête, en faisant imploser cette structure populaire qui leur donne des cauchemars. Loin de tous ces calculs, les victimes continuent de tomber sous les balles des gendarmes, et rien n’indique une tendance à une accalmie durable. Mercredi, à Aïn-El Hammam (à 40 km de Tizi-Ouzou), cinq jeunes ont été volontairement écrasés contre un mur par un fourgon de police.
Face aux cris de ces jeunes sacrifiés, les coulisses du pouvoir bruissent de mille chuchotements. Mais nul ne semble se soucier du nombre de victimes qui s’allonge de jour en jour. Dans les luttes d’influence au sommet de l’Etat, chaque camp tente de surfer sur cette vague de sang, pour en rejeter la responsabilité sur le clan adverse. Pour les relais de l’armée, qui pousserait Abdelaziz Bouteflika vers la porte de sortie, «c’est le président qui a ordonné aux gendarmes de tirer sur la foule!» Les proches du chef de l’Etat incriminent, eux, «l’état-major militaire, sans l’accord duquel une telle tuerie n’aurait pas été possible». Comme dans une partie d’échecs, chacun des deux bords élabore des stratégies pour éliminer l’autre, sans se presser d’arrêter une partie trop sanglante. Avant le départ du président, ou le limogeage des chefs de l’armée, la Kabylie est donc condamnée à faire les frais d’une épreuve de force qui ne devrait pas la concerner.