Le pouvoir face au défi de la rue

Le pouvoir face au défi de la rue

Le régime semble impuissant face à un mouvement qui s’installe dans la durée et déborde la Kabylie.

Par José Garçon, Libération, 15 juin 2001

Jamais sans doute l’Algérie n’aura connu mouvement de contestation populaire aussi long que celui qui, parti de Kabylie, secoue désormais les Aurès et semble gagner le Grand Alger. Depuis deux mois, émeutes et marches pacifiques se succèdent. Et, pour la seconde fois en quinze jours, une marée humaine impossible à évaluer précisément a déferlé dans la capitale, mêlant protestation contre la répression en Kabylie et huées contre un pouvoir jugé inique et corrompu. Mais, entre ces deux manifestations monstres, un fait majeur a modifié la donne. Le scénario le plus redouté par les autorités algériennes, celui de la contagion à d’autres régions que la Kabylie, semble prendre corps. Depuis quelques jours, en effet, l’Est s’est mis lui aussi à flamber, particulièrement les villes de Kenchela, Skikda, Annaba et Sour El Gozlan, alors que, jusqu’ici, la contestation s’exprimait presque exclusivement en Kabylie.

Mystérieux MKL. Cela avait permis au pouvoir de tenter de réduire à cette seule région une colère commune au pays entier pour empêcher une jonction dans la contestation, en agitant l’épouvantail du «séparatisme kabyle». Cette volonté de manipulation «ethniciste» demeure. En témoignent les deux communiqués publiés récemment par un mystérieux MKL (Mouvement de la Kabylie libre), alors que le mot d’ordre d’autonomie n’est jamais apparu sur le terrain, à l’exception de quelques voix isolées. Dès le début du mouvement, en effet, les revendications culturelles et linguistiques qui s’expriment généralement en Kabylie s’étaient clairement inscrites dans une revendication pour la démocratie et les libertés.

L’extension des émeutes aux Aurès, région elle aussi très pauvre, aura fait voler en éclats le mythe de «l’exception kabyle». C’est très exactement ce que les généraux algériens voulaient éviter. La crise n’est effectivement «gérable» pour eux qu’en l’assimilant, comme l’a d’ailleurs fait par deux fois le président Bouteflika, à un sombre complot ourdi avec la complicité de «l’étranger». Dans ce contexte, l’embrasement des Aurès est d’autant plus cruel pour Alger que cette région est traditionnellement acquise à la politique du pouvoir.

Comment un régime sur la défensive va-t-il réagir face à la montée du mécontentement? Jusqu’ici, il n’a su répondre au ras-le-bol d’une jeunesse marginalisée et désespérée qu’en tirant sur de jeunes manifestants et en tentant de discréditer le mouvement. Signe de son impuissance et de sa peur de la rue: la tentative de la télévision nationale de jouer la transparence s’est arrêtée avec la première diffusion des paroles explosives des jeunes émeutiers. «La balle est désormais dans le camp du pouvoir, estime une opposante et journaliste parmi les plus respectées du pays. Ou il prend acte de l’ampleur de la colère et s’ouvre à une société avec laquelle il est en rupture totale. Ou il s’entête dans les faux dialogues, les manipulations, les manœuvres de sérail pour gagner du temps. Et il expose le pays aux ultras de tous bords que personne ne pourra plus canaliser.»

C’est la situation à laquelle nombre d’Algériens interrogés hier par téléphone redoutent d’arriver, notamment quand les émeutiers frustrés et révoltés vont rentrer en Kabylie. Pour un sociologue, «le pouvoir continue à jouer avec le feu en tentant de diviser le mouvement et de circonvenir un certain nombre de personnalités des arch, ces comités de village qui ont appelé à la manifestation d’hier». L’impossibilité apparente des autorités algériennes à convaincre leur coordination de ne pas marcher sur la présidence lors de la manifestation d’hier montre toutefois la difficulté à manipuler un tel mouvement. «Les arch réussissent parce qu’ils sont en osmose avec la base. S’ils s’approchent du pouvoir, c’est le lynchage garanti», résume un notable de Tizi Ouzou.

Dernière carte. Du coup, le régime, dont la marge de manœuvre se rétrécit au fur et à mesure que la contestation se radicalise, semble être de plus en plus tenté par le recours à la force. Mais les temps ont changé. Et l’armée ne peut sans doute plus tirer sur la foule comme lors des émeutes d’octobre 1988, sans devoir rendre de comptes à ses partenaires étrangers. Les généraux et le président Bouteflika viennent donc d’offrir leur dernière carte aux Occidentaux dans l’espoir d’obtenir, en cas de malheur, leur silence ou au moins une réaction n’allant pas au-delà du minimum diplomatique: des concessions notables sur le conflit du Sahara occidental qui empoisonne la région depuis des lustres et dont le règlement demeure impossible sans l’aval d’Alger (lire Libération d’hier).

Comme si réponse au défi de la rue et bienveillance internationale étaient désormais liées.

 

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