La démocratie en marche

La démocratie en marche

Courrier International, 14 juin 2001

La révolte populaire née en Kabylie pourrait devenir une révolution. La mobilisation s’élargit chaque jour à travers le pays, et la manifestation du jeudi 14 juin à Alger risque de mettre le feu aux poudres.

Des centaines de milliers de manifestants ont afflué vers Alger pour participer à la “marche pour la démocratie” organisée par la Coordination des comités de villages. Les autorités algériennes avaient interdit l’itinéraire qu’avaient choisi les organisateurs, notamment parce que la manifestation devait aboutir au palais présidentiel de la Mouradia afin de remettre une ‘’plate-forme de revendications’’ au président Abdelaziz Bouteflika. Les forces de l’ordre ont effectivement repoussé les manifestants, donnant lieu à des affrontements. La dernière manifestation organisée dans la capitale, jeudi 7 juin, avait aussi été interdite et violemment dispersée par les brigades anti-émeutes.

Le pouvoir, confronté à la détermination des manifestants, a essayé de ramener la contestation à une dimension locale confinée dans les revendications du particularisme kabyle. Mais les comités de villages, qui sont désormais le fer de lance de la contestation, ne l’entendent pas de cette oreille. Ces comités sont une version moderne de l’assemblée traditionnelle, Tajmaât, et sont dirigés par des personnalités localement élues. Ils estiment qu’ils n’ont aucune autorisation à demander et, en quelques semaines, ils se sont imposés comme un pouvoir parallèle, laissant de côté une classe politique largement dépassée.

La presse indépendante d’Alger se fait l’écho de cette nouvelle donne sur la scène politique algérienne. “Le Matin”, en titrant “Le pouvoir face au peuple”, s’attarde sur la mise en garde adressée par le ministère de l’Intérieur aux organisateurs de la marche, désignés comme “un groupe de personnes” sommé de respecter l’ordre public. “Alors que l’Algérie est sur un baril de poudre, le pouvoir signifie clairement qu’il est décidé à user de la force si les marcheurs maintiennent l’itinéraire initial. Tout porte à croire, par conséquent, que le pouvoir a fait le choix de la répression comme option politique.” L’action de la Coordination des comités de villages ne s’inscrit plus dans un cadre purement régional. “Porteuse d’une alternative démocratique, elle fait peur. Ce n’est plus la seule Kabylie qui crie sa colère ; ce sont des pans entiers de la société qui contestent le régime.”

Pour “Liberté”, le pays se trouve à un “tournant”. “Après avoir fait le deuil de leurs morts et pansé leurs blessures, les comités des villages décident, aujourd’hui, d’une marche à Alger.” “Liberté” y voit “un déclic psychologique, rendu possible en raison de ces milliers de jeunes sans emploi, sans perspectives d’avenir”. Ces jeunes qui envahissent les rues sont comme “des bombes à retardement que le pouvoir n’a pas su désamorcer à temps”. La marche d’aujourd’hui constituera un tournant dans la vie politique d’un pays où règnent “un multipartisme cloué” et une “liberté de la presse bridée”.

La presse est d’ailleurs dans le collimateur. L’amendement du Code pénal visant à bâillonner les journalistes indépendants sera soumis au Sénat le samedi 16 juin. Le Comité de crise de la presse indépendante ne se fait aucune illusion sur l’adoption des mesures répressives. “Elles passeront comme une lettre à la poste !” Le Comité relance son action et prévoit une coordination de la lutte des journaux. Le caricaturiste Ali Dilem a décidé d’“entamer une grève de la faim à compter du jour du vote de cette loi infâme, jusqu’à son retrait”, relate “Le Matin”, qui publie une lettre écrite par Dilem. Il situe son action dans le cadre de la contestation qui secoue le pays. “Par cette ultime réaction, je joins ma voix à celle des millions de jeunes Algériens qui se soulèvent pour que soit mis fin à l’injustice.” Quant à “La Tribune”, elle considère que la presse est ciblée parce qu’elle est “le vecteur des luttes que mène la société sur tous les fronts”.

Par ailleurs, “La Tribune” titre : “Prendre son destin en main” ou encore “Séparatisme et sécession avec le système”. Pour son éditorialiste, “la marche d’Alger marque un tournant historique : le cadre d’organisation, qui est une structure transcendant tous les partis politiques, confère à la mobilisation un caractère exceptionnel”. En effet, d’une manifestation à l’autre, “si les revendications des citoyens ne sont pas partisanes, elles sont unanimement politiques et nationales”. Des comités se créent ici et là, leurs actions se déroulent un peu partout dans le pays et se multiplient. “Quelque chose est donc en train de changer.”

 

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