L’exemplaire dévouement du corps médical de Tizi Ouzou

L’exemplaire dévouement du corps médical de Tizi Ouzou

Tizi Ouzou, Arezki Aït-Larbi , Le Figaro, 1er juin 2001

Tizi Ouzou s’est réveillée, mercredi matin, plus détendue, après une nouvelle nuit d’émeutes. Les barricades ont été enlevées, et les rues lavées à grande eau. A 10 heures, une émouvante procession silencieuse s’élance dans l’avenue principale. En blouses blanches, des milliers de médecins et d’infirmiers défilent pour condamner la «répression barbare qui s’abat sur la population». Massée sur les trottoirs, cette population les accueille par des applaudissements nourris, exprimant ainsi sa reconnaissance à un corps resté en première ligne pour l’assister dans sa tragédie.

Après avoir sillonné les principales artères de la ville, la communauté médicale se disperse devant la morgue du CHU, après une minute de silence. En ville, les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre reprennent aussitôt. Le camion antibarricade, surnommé «Moustache» par les jeunes en raison de son pare-chocs en «V», traverse la ville à grande vitesse pour enlever les premiers obstacles qui s’amoncellent sur la chaussée; un second camion, équipé de lances à eau, tente d’empêcher le regroupement des jeunes en colère qui répondent par des jets de pierres.

Depuis quarante jours, au cours desquels la répression sanglante a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés, les blouses blanches ont gagné le respect de la population, grâce à un dévouement peu commun. Lorsque, le 27 avril, les gendarmes avaient tiré sur la foule dans presque toutes les localités de la région, le pavillon des urgences du CHU était submergé par les blessés. «Beaucoup de victimes étaient touchées dans le dos, témoigne un chirurgien. Nous nous sommes retrouvés à pratiquer une médecine de guerre à laquelle nous n’étions pas préparés. Nous avons tenu grâce au réconfort et à la solidarité populaires.» Abandonnés aussi bien par les autorités locales que par le ministère de la Santé, médecins et infirmiers ont relevé le défi. Durant quarante-huit heures, ils ont fait face à la situation, sans nourriture ni repos. «Faute d’ambulances, des citoyens ont prêté spontanément leurs véhicules pour évacuer des blessés vers d’autres hôpitaux et désengorger le CHU», relève un infirmier. Depuis, le pavillon des urgences est devenu un lieu mythique. Des citoyens anonymes viennent y réconforter des blessés qu’ils ne connaissent même pas. Le soir, après les barricades, des groupes de jeunes se retrouvent devant l’entrée et proposent bénévolement leurs services.

Après la manifestation, les blouses blanches rejoignent leurs postes. Comme pour les punir, les unités antiémeutes tirent, vers 13 heures, plusieurs grenades lacrymogènes à l’intérieur de l’hôpital. Dans les différents services, où portes et fenêtres sont closes, les malades suffoquent sous l’effet des gaz et de la chaleur.

Le 24 mai déjà, les forces de sécurité ont brutalement investi les lieux, saccagé l’entrée du pavillon des urgences, et insulté le personnel. «C’est scandaleux, s’indigne un chef de service. Ils prétendent protéger les édifices publics, et ils attaquent un hôpital. Ils violent même les lois de la guerre!» Sur fond de rumeurs folles annonçant un état d’exception pour la soirée, un hélicoptère survole la ville, augmentant l’inquiétude.

Mardi, dans plusieurs villes, on a signalé l’arrivée des Bérets rouges, les unités spéciales de parachutistes réputées pour leur brutalité. Vers 16 heures, une dizaine de dignitaires religieux en gandouras blanches pénètrent à l’intérieur de l’hôpital, ajoutant une touche de mysticisme à cette ambiance de fin du monde. Ce sont les dirigeants de l’Association nationale des Zaouias représentant l’islam traditionnel. Longtemps marginalisés, ils ont été récupérés, au début des années 90, par le pouvoir, qui les utilise comme bouclier spirituel face à l’islamisme radical.

Proches du président Bouteflika, comme ils l’ont été de ses prédécesseurs, ils sont venus à Tizi Ouzou proposer leurs «bons offices et prêcher la fraternité et l’unité nationale». Ce recours à des canaux archaïques pour établir le dialogue est en fait une ruse visant à mobiliser ces religieux contre une population réputée, à tort, comme mécréante. Le corps médical comme les jeunes manifestants accueillent ces hommes de foi avec respect, mais sans mâcher leurs mots.

Avec une logique implacable, un adolescent habitué des barricades les apostrophe: «Entre les criminels qui vous envoient et nos victimes, vous devez prendre position! Lorsqu’un fusil crache le feu et la mort, ou vous êtes derrière la crosse, ou face au canon!» Comme pour lui donner raison devant ces doubles messagers de Dieu et du gouvernement, les forces de sécurité tirent de nouvelles grenades lacrymogène sur l’hôpital, obligeant les vénérables vieillards à se retirer, les yeux en larmes.

 

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