La protestation d’Alger tourne au chaos
La situation a dégénéré avant le début du défilé de centaines de milliers de personnes contre la répression en Kabylie
La protestation d’Alger tourne au chaos
Au moins trois morts, des centaines de blessés, des coups de feu, des pillages: la capitale a vécu une journée tragique.
Florence Aubenas, Libération, 15 juin 2001
Encadré: «Libération» interdit de visa
En attente d’un visa pour l’Algérie depuis un an et demi, Libération a reçu mercredi une nouvelle fin de non-recevoir des autorités algériennes. A l’occasion de la visite du ministre français du Commerce extérieur, hier à Alger, Paris avait déposé des demandes de visa pour une dizaine de journalistes français. A la veille du départ, le ministère a vu revenir certains passeports tamponnés du fameux visa, d’autres non. Parmi les «interdits de séjour», cette fois-ci: le Monde, le Figaro et Libération.
Tout est parti si vite que personne n’a compris. Il est midi environ, place du 1er-Mai à Alger, une heure avant que ne démarre officiellement la manifestation contre la répression et l’injustice, appelée par les comités de village de Kabylie. «On était dans une foule si serrée qu’on n’essayait même pas de déployer notre banderole, ou même de crier des slogans. Il n’y avait aucun organisateur, seulement des gens qui tournaient sur eux-mêmes», raconte Fodil, un enseignant (1). Un dispositif de police bouche hermétiquement le boulevard de l’Indépendance, qui mène vers la présidence. «On avait tous en tête d’aller là, au Palais, parader sous leurs fenêtres, pour les défier. L’Algérie, c’est chez nous. Ils ne peuvent rien nous interdire», dit Mourad, de Tizi Ouzou. Des jeunes gens passent et repassent autour des policiers. Quelques insultes, des pierres. Première salve de lacrymos. «Et d’un coup, avant même que ce ne soit une manifestation, c’est devenu une émeute», décrit Samia, 17 ans. Cinq heures plus tard, à l’hôpital Mustapha, des policiers poursuivent encore des manifestants jusque dans les jardins tandis que les urgences n’arrivent plus à faire face. Plus de 400 blessés, au moins 3 morts, dont 2 journalistes algériens écrasés par un bus. «Au lieu de nous soulager, comme c’est souvent l’effet des manifestations, celle-ci nous a chargés de frustration et de terreur. On en sort comme fous. Cette journée sera de celles qu’on paye. Eux ou nous.»
Fumée noire. Préparée depuis dix jours en Kabylie, la journée à Alger se voulait une immense marche fédératrice et pacifique. Ce ne fut rien de cela. Traversée en tout sens par des groupes de marcheurs, plusieurs centaines de milliers sans doute mais qui ne se rejoindront jamais en un seul cortège, Alger va osciller toute la journée entre «l’insurrection et l’humiliation», dit un professeur. Sur le boulevard Hassène-Bouali, qui longe le bord de mer sur 10 kilomètres avant Alger, on converge à pied, par dizaines, peut-être par centaines de milliers. Beaucoup ont simplement abandonné camions ou autobus dans les gigantesques embouteillages. Il est 13 h 30. «Au loin, la ville apparaissait noyée dans une énorme fumée noire. On essayait de marcher le plus vite possible pour arriver à temps. On n’en pouvait plus sous le soleil, certains tombaient d’épuisement», raconte un dentiste de Bejaïa. Dans chaque village, «les familles ont mis leur honneur à envoyer au moins un homme, poursuit un avocat. Cette manifestation était un devoir sacré». En tête viennent des groupes de jeunes qui, partis de Kabylie depuis une semaine, ont fait la route en marchant. «Ils avaient des têtes de mineurs, calcinés de soleil et de crasse. Leurs pieds étaient tout cuits, sans chaussures, avec juste des bandages. Des gens sortaient des maisons et leur embrassaient les orteils», continue l’avocat. L’entrée en ville est bloquée. Trop de monde. «Quand on a compris qu’on allait devoir rebrousser chemin, des cris de douleur ont éclaté. Des gens pleuraient. D’autres s’effondraient. Ils ont massacré notre marche: c’est comme nous tuer.» Ils repartiront sans avoir quitté la voie rapide.
Saccages. En ville, les forces antiémeutes tiennent maintenant la place du 1er-Mai. Quelques supporters de clubs de football dansent sur les camions à eau. Ils scandent «On a gagné!» Puis «Kabyles, go home!» Ils lancent des pierres sur les manifestants qui s’approchent de trop près. Les policiers leur donnent l’accolade. Des arrêts d’autobus, des banques, des assurances, le garage d’une entreprise nationale, un dépôt d’autocars, tout ce qui peut ressembler à un établissement public a été saccagé par la foule, comme cela se passe depuis quarante-cinq jours en Kabylie et plus récemment dans l’est du pays. Dans le port, des entrepôts sont pillés, le butin aussitôt brûlé sur la chaussée. On entend des coups de feu. La Foire d’Alger, inaugurée par le président Bouteflika la veille, est évacuée. En visite, le ministre français du Commerce extérieur, François Huwart, est emmené d’urgence dans un hôtel.
Les voisins se risquent hors des immeubles, offrant de l’eau et du vinaigre contre les lacrymos. «Je vous en prie, vous allez rentrez en Kabylie mais c’est dans nos maisons que la police se vengera si on vous aide trop», dit un père de famille. Ailleurs, des Algérois tombent dans les bras de ceux venus de Kabylie. A Bab-el-Oued, des jeunes leur bloquent l’accès des ruelles. «Vous êtes sur notre territoire. On vient avec vous si c’est nous qui commandons», dit un gamin. En face, un étudiant: «Ta fierté est mal placée. On vient vous raconter que, chez nous, on est tués.»
La ville à prendre. Partout, dans une ville noyée de fumée, des groupes de centaines de personnes marchent, sans personne à leur tête, ni but précis. «On avançait sans savoir sur qui on allait tomber au coin de la rue: des gens de notre bord ou la police, dit Brahim, Algérois de 17 ans. Quand on rencontrait des uniformes, on fuyait s’ils étaient les plus nombreux. Sinon, c’était l’inverse. On avait l’impression que la ville était à prendre.» Parfois, on s’amasse au coin des rues. Dix, puis cent, puis mille. Arrivent les sirènes. Un gradé lance à la foule: «Profitez-en bien parce que le spectacle est fini. On a été assez patient. Cette manifestation est la dernière. A partir de demain, c’est boum-boum.»
En fin de journée, un groupe de Bejaïa a peur du retour dans les villages. «Qu’est-ce qu’on va leur dire? Qu’on s’est fait taper dessus et qu’on n’a même pas pu défiler? On n’attend plus rien. C’est le point de non-retour.» Dans la soirée, à Tizi Ouzou et à Bejaïa, de nouvelles barricades étaient dressées.
(1) Tous les témoignages ont été recueillis par téléphone.