Kabylie: autopsie d’une crise

Kabylie: autopsie d’une crise

Par Mounir B., Le Quotidien d’Oran, 2 mai 2001

La Kabylie a explosé. Mais après dix jours d’émeutes sanglantes, il s’agit de savoir, aujourd’hui, qui est responsable de cette situation. Autopsie d’une crise qui n’est pas près de finir.

L’absence de symboles

Durant les deux premiers jours des émeutes, l’ensemble des observateurs a favorisé une lecture identitaire de l’évènement. La grille est classique, facile et commode puisque les jeunes Kabyles ne pouvaient se soulever que pour une énième revendication identitaire. Du moins tout le monde le pensait. «Tamazight di likul», «Anwa wighi di imazighen», slogans traditionnels du mouvement culturel amazigh issu du Printemps berbère d’avril 80, se sont vite estompés. «Pouvoir assassin», «Djeich, chaâb, mâak ya Hattab», ou encore «Bouteflika, Ouyahia, houkouma irhabiya» ont fait leur apparition pour dénoncer la hogra, le népotisme, le passe-droit, la malvie, la corruption, le chômage qu’endure la jeunesse kabyle, qui n’est pas une exception d’ailleurs tant ces maux affectent d’autres régions du pays.

L’échec d’une revendication portée uniquement sur la berbérité s’explique par le tarissement des symboles. Matoub Lounès est le héros incontesté mais c’est un héros mort dont les jeunes manifestants gardent un souvenir exalté et dont la musique est le porte-flambeau. Mis à part ça, les autres héros de la cause amazighe ne portent plus. Aït Menguellat ne sort plus de sa réserve et demeure en retrait de cette agitation, Ferhat Mehenni a été conspué à Béjaïa et reste absent de la scène locale, Saïd Sadi n’est connu de ses jeunes qu’en tant que président du RCD et son passé militant fait partie de l’histoire, Djamel Zenati, qui est également dans un parti, le FFS, a beaucoup perdu de sa verve, Hocine Aït Ahmed est synonyme de relique post-révolutionnaire qui ne leur apparaît que sur les télévisions étrangères, tous ces symboles ont disparu dans les méandres avec l’affaiblissement du mouvement pacifique de la revendication culturelle.

La jeune génération de manifestants connaît-elle Rachid Hallet, autre figure de proue, qui s’est retiré de la politique ? Saïd Khellil, qui a emprunté le même chemin après l’échec du MDC ? Ramdane Achab, éminent linguiste, exilé au Canada ? Ont-ils lu Mouloud Mameri, Mohand Ou Yahia ? Et bien d’autres militants de la génération 70/80 qui ont tant donné au mouvement. Depuis plus d’une décennie, cette génération n’a pas eu de relève emblématique. Pas de figure de proue, pas d’incarnation activiste sur le terrain de la contestation. En un mot, pas d’image.

La jsk et hannachi comme substitut

Dans ce désert de symboles, seule l’équipe de la JSK surnage. Creuset de toutes les sensibilités, dénominateur commun à toutes les formes d’expression, c’est depuis la finale de 1977, contre le NAHD, et en présence de Houari Boumediène, que les premiers slogans de l’amazighité sont vivaces. «Anwa wigi di imazighen» se sont élevés des tribunes du stade du 5 Juillet comme la première expression libre du mouvement culturel berbère. Trois années après, c’était l’explosion. La JSK, avec sa collection de titres nationaux et africains, avec sa culture de la gagne, a été la vitrine d’une Kabylie victorieuse, fière et conquérante. Le sentiment d’admiration et de reconnaissance que vouent les jeunes de la région aux poulains de Hannachi n’a pratiquement jamais faibli, même dans les heures les plus graves. Cette expression de l’orgueil régional, avec son soubassement identitaire, est symbolisé à merveille par la JSK.

Mis à part Mohand Chérif Hannachi, le président de cette JSK-là, personne n’a osé affronter les manifestants sur le terrain dans les moments les plus chauds dans les rues de Tizi-Ouzou. Il a fait l’intermédiaire entre le wali, les CRS et les manifestants pour permettre au ministre de l’Intérieur d’entrer dans la ville. Et les jeunes ont accepté cette intervention, cette halte, comme un devoir naturel envers un personnage devenu par la force des choses… emblématique.

Les cafouillages du pouvoir

Depuis que Guermah Massinissa est tombé à Béni-Douala, plus de soixante autres jeunes sont morts dans des circonstances dramatiques, souvent ignobles. L’arrestation des trois jeunes d’Amizour a sonné comme une autre provocation commise par des gendarmes. Le père de Massinissa a qualifié le communiqué de la Gendarmerie nationale de «diffamatoire et diabolique» puisqu’il accuse le jeune lycéen d’être un «délinquant», «interpellé pour infraction». C’est dans le début du traitement de cette affaire que les autorités ont montré leurs limites. Provocation, gestion méprisante, le pouvoir a misé d’emblée sur le temps. Le temps que les esprits se calment ou le temps que la situation dégénère et pourrisse. Il a fallu attendre une semaine pour que le pouvoir se réveille de sa léthargie après les incidents du 25 avril, notamment à Ouzellaguène et Béjaïa. Le ministre de l’Intérieur appelle à la «sagesse», la Gendarmerie sanctionne le gendarme Mestari Merabet, coupable de la rafale meurtrière contre le jeune Massinissa et Yazid Zerhouni se décide à aller à Béjaïa.

Pourtant, sur le terrain, les provocations se multiplient. L’usage de balles réelles, parfois explosives, faute de «balles en caoutchouc», une formule cynique qui illustre parfaitement le désarroi et le mépris du pouvoir face à une crise qui a dépassé celle des manifestations en Kabylie de juin 1998, n’est toujours pas expliqué. Dans cette confusion indescriptible, le pouvoir politique a préféré déléguer. Mais à qui ? Les représentants du «pouvoir central» sont dépassés quand ils ne sont pas eux-mêmes pris à partie, les élus locaux sont inopérants et largués face à la dimension de la crise, police et gendarmerie font un usage systématique de leurs armes, sans qu’on sache s’ils ont reçu des instructions claires dans ce sens.

La Kabylie est apparue du coup trop lointaine et le pouvoir a mesuré le gouffre qui existe, comme le prouve la symptomatique affaire sur l’âge du jeune Massinissa. Zerhouni affirmant, en reprenant la thèse de la Gendarmerie nationale, avec aplomb, qu’il ne s’agissait pas d’un lycéen et qu’il avait 26 ans, avant de se raviser. Rumeurs, intox, provocations, le pouvoir politique a fait faillite en l’espace de dix jours. Toutes les mesures préconisées pour l’apaisement, tous les appels au calme se sont brisés sur la détermination de jeunes manifestants qui ne dépassent pas souvent les 20 printemps.

La faillite au niveau local

Depuis l’élection législative de 1997, une autre carte politique et administrative de la Kabylie est entrée en vigueur. Les APW/APC sont directement gérées par des assemblées élues constituées de cadres du FFS et du RCD. D’emblée, ces élus locaux entrent dans une logique de confrontation avec l’administration centrale des collectivités locales. Le passif financier énorme qui affecte les communes de la Kabylie paralyse les plans de relance en matière d’emploi, de logements et de reconstruction d’infrastructures. Alors qu’en termes de subventions, les wilayas de Tizi-Ouzou et de Béjaïa «ont toujours bénéficié de subventions légèrement en hausse par rapport aux autres wilayas. Souvent, sur des critères subjectifs dus à la peur de la Kabylie», nous indique un ancien gestionnaire.

Sur ce plan, le ministère de l’Intérieur a alloué régulièrement les subventions qui reviennent à ces wilayas, soit dans le cadre du PCD (programme communal de développement), soit du PSD (programme sectoriel de développement). Reste que la Kabylie, affectée par la surpopulation (spécialement Tizi-Ouzou), n’offre pas un terrain propice à l’épanouissement économique et social. La wilaya et le ministère de l’Intérieur accusent implicitement les élus locaux RCD/FFS de ne pas «dépenser l’argent» des subventions dans des programmes concrets de relance et de privilégier une action politique et non une gestion technique des problèmes quotidiens des citoyens. Les élus locaux accusent pour leur part la wilaya de se substituer à eux, en dépassant leurs prérogatives, en lançant ses propres programmes de développement local et en se plaignant du manque d’argent face au mécontentement de la population autochtone. Dans cette lutte feutrée, au soubassement électoraliste, ce sont les citoyens qui sont pris en sandwich. D’où l’incapacité des élus de ces deux formations d’agir sur le terrain et sur les émeutiers qui ont d’ailleurs cassé et brûlé les sièges locaux de ces formations à Amizour, où les premiers édifices ont été détruits par les manifestants.

Davantage, la Kabylie compte parmi les wilayas du pays à avoir le moins d’évasion fiscale, signe que les entreprises de la région s’acquittent convenablement de leurs charges. Or, elles sont aussi de moins en moins présentes, puisqu’elles préfèrent s’implanter hors d’une région qui présente un environnement difficile. D’où la rareté des postes de travail et le taux vertigineux du chômage, spécialement à Béjaïa. Tous ces facteurs laissent et laisseront beaucoup de ces jeunes sur le carreau. En marge de la société. Toute la difficulté consistera à les y réintégrer.

Une kabylie entre terrorisme et manipulations

Depuis des années, la Kabylie a été le terrain fertile des manipulateurs de tous bords. La quête identitaire et la crise socio-économique ont fait en sorte que cette région soit en constante ébullition. Politiquement, la Kabylie a été depuis longtemps abandonnée par le pouvoir. Terre de boycott et de l’abstentionnisme, sa «nécessité» électorale dans le jeu politique national est facultative. L’expression politique du pouvoir FLN-RND a toujours barré d’une croix rouge la Kabylie où il n’est même pas nécessaire de faire campagne ou de tenir meeting. La guéguerre FFS-RCD, faite de luttes de retranchements, de trahison, d’accusations réciproques et de transfuges passant d’un camp à l’autre, ne modifie nullement la carte électorale nationale. La concurrence partisane locale pour le label «premier parti en Kabylie» a renforcé cette bipolarité régionale au profit de l’intégration de «l’électorat kabyle» dans sa dimension nationale.

Pourtant, durant la décennie écoulée 1990-2000, la Kabylie a payé, comme les autres régions, le tribut du sang. Les groupes d’autodéfense et de patriotes se sont livrés à une guerre sans merci contre le terrorisme et l’intégrisme malgré la dureté des groupes GIA, puis GSPC sévissant dans la région. L’apparition de slogans favorables à Hassan Hattab, chef terroriste des Salafistes, a choqué plus d’un, comme l’a condamné le MCB, les qualifiant de «mots d’ordre islamistes que tentent de greffer les intégristes et leurs alliés sur les aspirations naturelles des populations kabyles». Des slogans étant plus destinés à provoquer qu’autre chose. La réponse de l’infiltration islamiste, même si elle est en partie vraie, ne peut se suffire à elle-même. Dans la ligne de démarcation, entre un FFS qui crie au génocide ethniciste et appelle à une intervention extérieure après avoir perdu beaucoup de son aura, et le RCD, obligé de quitter un gouvernement qui «tire à balles réelles sur son peuple» et qui veut préserver ses chances électorales pour les législatives de 2002, cette ligne de démarcation est immense. Le mouvement des jeunes Kabyles s’y est engouffré avec, comme principales force et faiblesse, sa mobilisation extrême et ses revendications paradoxales. Un mouvement impossible à canaliser par la seule force répressive et le discours politique qui ont montré leurs limites. Ces jeunes vivent d’abord un drame humain. Dignité, fierté, refus de la hogra, absence d’idéologie, orgueil, apolitisme, soif de liberté, refus de l’expression brimée, volonté de mieux vivre sont les ingrédients de cette révolte. Et sur ce plan, la colère bruyante et furieuse des jeunes Kabyles n’est en rien différente de la colère silencieuse de toute la jeunesse algérienne.

 

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