« On nous a traités comme des terroristes »

« On nous a traités comme des terroristes »

Mourad Benbelkacem, 32 ans, a fait partie des dizaines de personnes incarcérées lors de la marche du 14 juin. Interpellé sur le chemin du retour devant l’ex-gare routièredu Champ-de-Manuvres vers 13 h, alors qu’il tentait de fuir « le traquenard »,Mourad ne sera relâché que samedi en début de soirée.

Le Matin, 19 juin 2001

Nous avons rencontré Mourad hier au siège de l’APC de Tizi Ouzou où est observée la permanence de la Coordination des aârouch. Mourad a été rappelé pour éventuellement accompagner la délégation qui s’apprêtait à se rendre à Alger où le corps d’une jeune étudiante était en attente d’identification dans un hôpital algérois. Celle-ci serait la fille arrêtée avec le groupe de Mourad. « Ils étaient environ cent cinquante, peut-être plus. On n’avait pas la tête à compter ce jour-là. La salle était bondée », fait-il remarquer entre deux hochements de tête. Bien adossé à son siège, Mourad lève son regard vers le plafond et pousse un soupir avant de raconter sa mésaventure.
« C’était ma première marche. » Jeudi, Mourad a décidé de fermer son établissement, une cafétéria, qu’il gère aux Ouadhias-Centre pour « descendre » sur Alger et manifester. « Cette fois je ne pouvais pas rester indifférent. Tout le monde allait faire le voyage, c’est une question de nif. Et puis on allait marcher pacifiquement. »
Le bus où avait pris place Mourad est arrivé parmi les premiers en provenance de la région des Ouadhias pour stationner à proximité de la foire d’Alger. « A 9 h on était déjà arrivés. Mes amis et moi avons décidé d’intégrer un carré de Boghni et entamer la marche. » Il faisait déjà très chaud. « Au fil des minutes, on sentait le soleil taper fort sur nos têtes. » Mourad et ses amis décident alors de faire un crochet par le tunnel de Belcourt pour se rafraîchir avant de reprendre l’aventure direction place du 1er-Mai. « C’est là que des jeunes, vraisemblablement des habitants de Belcourt ont commencé à nous provoquer en nous lançant des obscénités. » Mourad était particulièrement visé et ne pouvait passer inaperçu, lui qui était tout de noir vêtu avec les joues, le cou et le front frappés du signe berbère. « Mais on n’a pas trop prêté attention à eux. On a surtout essayé d’avertir les manifestants sur les autres groupes portant des écharpes noires qui tentaient d’entraîner les marcheurs vers des ruelles isolées. »
A la gare de Tafourah c’était la confusion totale. « On était visés de toutes parts. Des policiers en civil se faisaient remarquer en se joignant aux jeunes du quartier pour nous charger. L’on s’en est même pris à un vieux qui sera roué de coups. Nous avons tenté de lui venir au secours, en vain. » Ces scènes ont davantage chauffé les esprits. Les brigades antiémeutes sont mises en branle. Beaucoup de blessés sont déjà à terre. Mourad et ses amis décident de rebrousser chemin. Ils n’avaient pas beaucoup de choix : « Soit risquer sur la bretelle de Belcourt un face-à-face avec les émeutiers du quartier, soit reprendre l’autoroute entre-temps envahie par la police antiémeutes. »
Convaincus de la légitimité de leur initiative qu’ils ont voulue pacifique, Mourad et ses compagnons opteront pour le second choix. « Et puis avec la police on se croyait plus en sécurité. » La suite sera un cauchemar pour Mourad. « Une voiture de police a foncé droit sur nous. En l’esquivant, d’autres éléments des services de police se sont rués sur nous à coups de matraque, de pied et de crosse. Je tombais raide à peine conscient. A ce moment-là j’ai entendu un policier qui criait :  » Chargez-le encore, il est en train de bluffer.  » D’autres manifestants subiront le même sort. Dans une chambre où on nous entassait après être passés à tabac, on s’est retrouvés à plusieurs dizaines. Je ne peux vous dire de quelle bâtisse s’agissait-il. Tout ce qui me reste en mémoire, c’était cette porte qui s’ouvrit sur la route du port. » Mourad et les autres seront transférés deux heures plus tard au commissariat du 7e arrondissement. Leur transfert ne sera pas sans heurts face aux éléments de la police : « Certains policiers n’ont pas apprécié qu’on soit traité comme on le fut. Ils l’ont bien fait savoir à leurs confrères qui nous bottaient et insultaient sans répit. A certains moments, ils en sont même arrivés aux mains. » Au commissariat, « on était plus d’une centaine dont une fille ; on était pas tous kabyles. Il y avait des jeunes de Oued Ouchayeh, de Aïn Naâdja, de Sétif Là aussi, tous les policiers n’étaient pas d’accord sur ce qu’on nous a fait endurer. Moi, j’ai pris une place tout au fond de la salle jusqu’à ce qu’on m’appelle pour un interrogatoire ». Les questions auxquelles Mourad a essayé de répondre ne seront pas forcément portées sur les deux PV qu’on lui a fait signer.
« Un policier me reprochait et demandait de lui expliquer pourquoi je portais une tenue noire. Il a vite changé de ton lorsqu’il me parla du signe amazigh que j’avais toujours sur les joues. » La jeune fille incarcérée avec le groupe ne bénéficiera d’aucun traitement de faveur. « Elle a été forcée de se mettre à genoux comme tout le monde avant de subir plusieurs coups et des obscénités de toutes sortes », témoigne Mourad. Il a bien peur que ce soit bien elle qui serait décédée à l’hôpital Mustapha.
« Vers 6 h, on nous a fait sortir dans le parking du commissariat pour nous filmer derrière une table garnie d’armes blanches. Je ne sais d’où ils les ont tirées. Moi, en tous les cas, je n’en portais pas. Ce qui m’a le plus touché, c’est cette manière de nous traiter comme de véritables terroristes. On a passé la nuit dans des conditions dramatiques. Entassés à même le sol, on n’a eu droit qu’à quelques gouttes d’eau pour étancher notre soif. »
Le lendemain, vendredi, Mourad et les autres se verront servir un petit bout de pain avec une portion de fromage avant de subir un examen médical dans une polyclinique du Centre. « C’est là que j’ai appris que quelques-uns ont été relâchés la veille. » Quant à lui et vingt-trois de ses compagnons, ils seront transférés en milieu d’après-midi à la prison de Chéraga. « Là-bas, on a été moins violents avec nous même si c’était aussi le cachot. Au moins le soir on nous a servi un sandwich. »
Le samedi, Mourad et les autres attendront, vainement, pour être présentés devant le procureur. Il n’en sera rien. « On nous a fait signer d’autres PV avant d’être de nouveau transférés à Belcourt. Nous sommes arrivés au 7e arrondissement juste quelques instants avant une délégation du FFS qui venait réclamer notre libération. »
Auparavant, une autre du RCD s’était déjà présentée. Dans l’après-midi, une délégation de la Coordination des aârouch sera rassurée par des représentants du gouvernement qu’« il sera procédé à la libération de tous les interpellés ». Mourad et son ami du cachot Djamel Loukadi en feront partie. D’autres aussi. Ils ont été libérés samedi à 18 h, mais la Kabylie recherche encore ses cent vingt-deux citoyens, à ce jour portés disparus.

Djaffar C.

 

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