Violents affrontements à Alger
Violents affrontements à Alger
La marche de protestation des Kabyles a rassemblé jeudi plusieurs centaines de milliers de personnes. Les manifestants berbères se sont heurtés à la police anti-émeute qui aurait tiré à balles réelles. Les incidents ont provoqué la mort de 4 personnes et fait plus de 360 blessés.
Alger : Arezki Aït-Larbi, Le Figaro, 15 juin 2001
La marche pacifique organisée hier à Alger par la coordination des comités de village de Kabylie a débouché sur de violents affrontements avec les forces de l’ordre. La manifestation, qui devait commencer à 13 heures, aux Pins-Maritimes, proche banlieue de la capitale, a démarré dès 9 heures.
Des centaines de milliers de manifestants étaient arrivés dès les premières heures de la matinée. Sous un soleil de plomb, une véritable marée humaine que même le Front islamique du salut, du temps de sa gloire au début des années 90, n’avait pas réussi à mobiliser, a bloqué l’autoroute. Mais l’ambiance était bon enfant et les slogans peints sur les banderoles rivalisaient en créativité. Le plus en vue: «Vous ne pouvez pas nous tuer, parce que nous sommes déjà morts!»
Vers midi, un fleuve noir long de plusieurs kilomètres a commencé à se déverser sur la place du 1er Mai, au cur de la capitale, en scandant «pouvoir assassin», et «Ulac smah ulac» (pas de pardon). Le long du boulevard qui longe l’hôpital Mustapha et qui mène vers la présidence, plusieurs cordons des forces anti-émeutes avaient déjà pris position. Mercredi soir, le ministre de l’Intérieur avait décidé de dévier l’itinéraire de la marche, de la présidence vers la place du 1er Mai, laissant planer la menace d’une répression sanglante. Mais il n’avait réussi qu’à renforcer la détermination des manifestants. Dans chaque village, c’est devenu une affaire de «Nif», d’honneur viril, pour lequel tout Kabyle doit être prêt à mourir et personne ne voulait rater ce «rendez-vous historique avec le courage et la dignité».
En quittant leurs foyers tôt hier matin, nombre de pères de famille ont embrassé leurs enfants avec émotion, en pensant que ce serait peut-être pour la dernière fois. Comme dans une mobilisation générale, tous les hommes valides, jeunes en majorité, s’étaient donc rendus à Alger, pour appuyer la plate-forme de quinze revendications qui devait être présentée au président Bouteflika. Les plus importantes parmi ces revendications sont: la prise en charge par l’Etat de toutes les victimes de la répression, avec un statut de martyr pour les morts, le jugement des auteurs et commanditaires des crimes contre les civils, le départ immédiat des brigades de gendarmerie, la consécration de Tamazight (berbère) comme langue nationale et officielle, la fin de l’exclusion, de l’injustice et de l’arbitraire, et le respect des libertés démocratiques.
Un ultimatum, qui expire le 25 juin, troisième anniversaire de l’assassinat du chanteur Matoub Lounès par un mystérieux commando, est donné au chef de l’Etat pour donner «une réponse officielle, urgente et publique».
Le décor était donc placé. Entre un pouvoir ébranlé, qui cherche à imposer son autoritarisme et une population qui a décidé de renouer avec la dignité citoyenne, l’affrontement était inévitable. A 12h30, la foule grondait face à l’hôpital Mustapha. Grand débat parmi les organisateurs: changer ou non d’itinéraire. Un quart d’heure plus tard, alors qu’aucune décision n’avait encore été prise, les forces anti-émeutes ont chargé brutalement à coups de gourdins et de gaz lacrymogènes. Passé le moment de surprise, les manifestants, qui s’étaient repliés, sont revenus à la charge à coups de cailloux. En quelques minutes, le centre d’Alger est devenu un immense champ de bataille.
A l’intérieur de l’hôpital, les blessés ont commencé à arriver par dizaines au pavillon des urgences. Les plus gravement atteints victimes de grenades lacrymogènes tirées à l’horizontal. Dans les services, les malades et le corps médical suffoquaient. Des infirmières distribuaient des compresses imbibées de sérum pour atténuer le picotement des yeux. Soudain, des éléments des forces anti-émeutes ont pénétré brutalement aux urgences, à la recherche de manifestants. Malgré les protestations du chef de service, des blessés ont été jetés dehors et roués de coups avant d’être embarqués vers le commissariat.
Pourtant, dans la préparation de ce grand jour, les organisateurs n’ont rien laissé au hasard. Depuis lundi, les slogans ont été minutieusement étudiés, évitant scrupuleusement ceux qui auraient pu être récupérés par le pouvoir. «Notre adversaire, c’est le pouvoir dans sa totalité, tous clans confondus, civils et militaires. Nous n’avons aucun intérêt à jouer les supplétifs des uns contre les autres», insistait Salah, ingénieur en automatisme et l’un chefs de file de la contestation.
Dans chaque commune, les membres du service d’ordre avaient été minutieusement sélectionnés. Des instructions avaient même été données aux manifestants pour la réussite de cette «fête de la démocratie», leur demandant même d’éviter de jeter des papiers par terre. «Nous ne sommes pas venus pour salir la capitale, mais pour lui rendre sa dignité!», proclamait, hier matin, un manifestant de Aïn El-Hammam.
A 15 heures, l’affrontement classique entre manifestants et forces de l’ordre a pris une tournure politique qui risque d’avoir de graves conséquences. Quelques centaines de jeunes, venus du quartier populaire de Belcourt, ont entamé une contre-manifestation. Armés de couteaux, ils étaient menés par des policiers en civil avec leurs talkies-walkies bien visibles, au coude à coude avec d’anciens «émirs» repentis du GIA qui exhibaient des sabres! Tous unis contre l’ennemi commun! Mêlant des slogans islamistes et d’autres favorables au président Bouteflika, ils ne cachaient pas leurs sentiments antikabyles: «S’ils veulent manifester, ils n’ont qu’à le faire chez eux, dans leur pays!», ne cessaient-ils de répéter comme une leçon bien apprise.
En optant pour un affrontement à caractère ethnique entre des jeunes que des revendications communes auraient dû rapprocher, le pouvoir joue une carte très dangereuse.