La torture dans l’Algérie d’aujourd’hui

LA TORTURE DANS L’ALGERIE D’AUJOURDHUI

Brahim Taouti, avocat à la Cour d’Alger
agréé à la Cour suprême et au Conseil d’Etat

La torture est abominable, « Malheur à qui bâtit une ville dans le sang » (Ancien Testament).

 

INTRODUCTION

1. L’Algérie d’aujourd’hui se retrouve très sensiblement dans la même situation que dans la période coloniale au cours de laquelle le peuple algérien avait connu la discrimination du code de l’indigénat. A côté du droit formel et écrit existe un « ordre officieux » non écrit mais effectif et puissant. C’est ainsi qu’il y a un peuple avec deux ordres juridiques : un ordre juridique écrit qui prohibe la torture dans un sens minimal favorable aux tortionnaires, et un ordre implicite non écrit qui la prescrit comme moyen de gouvernement.

L’article 10 de la première Constitution algérienne (10 septembre 1963) fixait parmi les objectifs fondamentaux de la République algérienne démocratique et populaire « La condamnation de la torture et de toute atteinte physique ou morale à l’intégrité de l’être humain. ». Au lendemain de l’indépendance politique du pays (1962), les souvenirs de la torture pratiquée systématiquement lors de la répression coloniale étaient encore en mémoire. Les victimes de la baignoire, de la gégène et du chalumeau portaient encore les traces des sévices subis. La presse de l’époque commentait les ouvrages portant sur la torture en Algérie qui venaient à peine d’être édités, comme « La Question » d’Henri Alleg. Cependant, l’intérêt du au respect de l’intégrité physique et morale de la personne humaine sera très vite oublié. Aujourd’hui, la torture en Algérie n’est pas le simple « dépassement » fortuit d’un quelconque subalterne zélé. Ce n’est pas une exception mais une pratique réfléchie, programmée et coordonnée. La torture en Algérie est particulière en raison du nombre considérable de ses fonctionnaires, de son caractère systématique et, surtout, d’une part, du silence complaisant du droit et, d’autre part, de la complicité active des juges. En l’espace de presque quarante années, la condamnation constitutionnelle de la torture est inversée pour devenir l’ordre du « droit » implicite mais réel défini par les décideurs, alors que le droit écrit reste de l’ordre de la proclamation.

Le droit algérien a par ailleurs une autre spécificité que celle de rester muet vis-à-vis de la torture en usage. Les textes de droit explicitement formulés sont composés d’une partie inapplicable servant de vitrine et d’un droit codifié virtuel, potentiellement applicable. Ce droit écrit comporte, dans sa partie « vitrine », des dispositions servant aux mondanités, aux discours à l’usage de l’étranger, ainsi qu’aux propagandistes et «intellectuels» de l’éradication. C’est le cas de la Constitution et des grandes Conventions, pactes et traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, et notamment de la définition et de l’interdiction de la torture, considérée à juste titre comme un crime barbare, prohibé par la conscience universelle et par conséquent imprescriptible. L’autre partie explicite du droit est seulement potentielle, car ses dispositions bien que codifiées ne sont appliquées que sélectivement et discrétionnairement. Ce droit définit la torture par un petit alinéa qui donne l’impression d’avoir été ajouté par accident. La torture y est classée parmi les délits mineurs, en tant qu’infraction prescriptible, et non comme un crime universel et imprescriptible, symboliquement punissable, puisque la peine est inférieure à celle des coups et blessures « involontaires » commis lors d’un banal accident de circulation.

Malgré tout, le droit potentiel et codifié obéi, dans ses deux composantes, à un « droit supérieur » implicite, un ordre non écrit, mais néanmoins aussi réel si ce n’est plus réel et plus puissant que le système écrit des différents codes. C’est ainsi qu’en vertu du « droit » officieux et implicite le système juridique officiel et codifié fonctionne à deux vitesses : le commun des mortels est soumis aux rigueurs les plus extrêmes de la loi dès lors qu’il est accusé de la violer, mais les agents du système qui se livrent aux multiples violations, et notamment à la torture, voient leur innocence établie à l’avance. Pire encore, le droit écrit est instrumentalisé à la convenance de ces agents, et n’existe que pour leurs intérêts.

Dans le Coran, livre sacré des musulmans, les mots dérivés de ta’dhib (torture) sont utilisés comme étant une peine qui reste du seul ressort de Dieu. Or, par prescription du droit non écrit des décideurs, il se trouve en Algérie des personnes qui s’en arrogent le privilège dans le silence complice des juges chargés de protéger les citoyens.

Qu’en est-il au juste de la torture, plus précisément, dans le droit écrit, et le rapport de ce droit explicite avec le « droit » implicite, réel et effectif ?

Notre réponse sera construite à partir du « fait » torture ainsi que du droit positif. En l’occurrence, il convient de dire brièvement quel est le spectre de la torture en Algérie. Ceci sera fait dans la section 2 de cet article. A la suite de quoi, il s’agira de questionner plus longuement, dans la section 3, le droit qui figure dans le code pénal et autres textes juridiques pour en analyser l’application, ou l’absence d’application, par les juges. Ceux-ci sont un maillon du processus de torture. La pratique de la torture en Algérie se fait, en effet, avec leur assentiment et leur couverture. Le juge algérien a couvert et couvre la torture par son silence sur ce qu’il sait. Plus grave, il a cautionné et encouragé la torture en refusant des expertises et en en condamnant les victimes. Nous discuterons de toutes ces considérations dans la section 4. Le résumé et la conclusion de cet article seront présentés dans la section 5.

Cet article vise à faciliter la réappropriation du prétoire des tribunaux au bénéfice du droit et de l’équité, afin que les victimes qui arriveraient, enfin, à briser le mur du silence qui empêche leurs murmures d’être écoutés, d’obtenir une réhabilitation sociale solennelle, une reconnaissance de leur martyre et une légitime réparation.

 

 

LE SPECTRE DE LA TORTURE EN ALGERIE

2. La torture en Algérie est un processus qui a un large spectre. Nous tenterons donc de le décrire relativement aux personnes qui y sont impliquées, leurs motivations et la situation exceptionnelle d’urgence créée dans le cadre de la politique de l’éradication.

Dans les autres pays où ce fléau existe la torture ne commence qu’après l’arrestation de la victime et se termine par sa présentation au juge. Or en Algérie la torture est spécifique car elle commence avant même l’arrestation de la victime ciblée et se continue et se prolonge, avec l’assentiment et la complicité du juge, en prison même. Elle peut commencer par des coups de téléphone anonymes ou des filatures qui ne sont pas discrètes. Cela peut être des convocations dans les brigades de gendarmerie ou les commissariats, suivies de menaces, d’insultes et de coups. Le cercle des victimes est automatiquement élargi aux membres de la famille de la personne visée, aux amis et aux voisins, et aux personnes que la menace constante de la responsabilité collective peut inclure sans autre logique que celle de la répression et de la terreur. La torture se continue après une arrestation généralement non conforme au droit, brutale et vexatoire.

La torture en Algérie est une série de violences, de douleurs physiques et psychiques. Ce n’est pas un crime instantané mais une succession de violences infligées volontairement se terminant souvent par la mort. Les formes de la torture en Algérie sont extrêmement nombreuses et variées même si on observe une constante de la torture sexuelle. Les tortionnaires y exercent en toute impunité leurs viles passions et leurs bas instincts.

Il est extrêmement pénible de décrire ces formes et leurs conséquences sur les victimes pour celui qui a rencontré et connu ces victimes. La torture en Algérie y est volontairement et systématiquement pratiquée selon des techniques sophistiquées et nombreuses. La torture et les mauvais traitements revêtent plusieurs formes, qui sont raffinées ou brutales. C’est ainsi que leur pratique va des brimades, insultes, grossièretés et blasphèmes, des menaces, des coups, flagellations et des tortures par suffocation, noyades et usages de produits acides, ou utilisation de l’électricité, des tortures pharmacologiques, jusqu’aux blessures infligées volontairement, avec mutilations du corps. La torture mentale est très souvent couplée aux tortures physiques et aux viols. Des suppliciés sont contraints d’assister au viol de leurs mères, épouses et filles par les tortionnaires ; souvent ils sont violés eux-mêmes ou castrés, soit par les tortionnaires soit par des fous sadiques ramenés des asiles psychiatriques. Face à ces pratiques démoniaques, les victimes de torture ne parlent pas, elles n’osent pas en parler et préfèrent garder le silence. Elles ont subi une foule de traumatismes provoqués volontairement sur elles. Mais leur silence n’est pas le fait de la pudeur, c’est parce que leur personnalité a été détruite au moins en partie, et parce que leur volonté a été brisée.

On torture en Algérie pour châtier, on le fait pour obtenir des aveux ou des informations ; on torture pour intimider et terroriser dans un cadre de lutte contre-insurrectionnelle. On torture aussi pour obtenir des indics, ajoutés au fichier portant la liste des délateurs. C’est simple, on choisit un individu dans un quartier chaud, ou dans une région ciblée, de préférence la ou les victime(s) fréquente(nt) la mosquée. Généralement, à la suite d’une action armée les forces de sécurité arrivent sur les lieux, toujours trop tard. Elles entreprennent de massives arrestations. La majorité des personnes arrêtées sont torturées, certaines le seront pour devenir les « yeux et les oreilles » des services dans le quartier.

Exercée par de nombreux fonctionnaires et assimilés, la torture est tolérée, cautionnée et couverte par les pouvoirs réel et apparent algériens. Une analyse de la torture basée sur la variété d’origine de ses auteurs a été publiée en novembre 19991. La police torture bien sûr, mais aussi la gendarmerie, les services de sécurité militaire, l’armée et encore les milices paramilitaires et des agents parapublics qui peuvent être des maires, des fonctionnaires assimilés, des militants de l’idéologie éradicatrice, y compris des militants actifs de partis politiques et des membres d’associations civiles manipulées.

Conformément à ses obligations conventionnelles, le gouvernement est tenu de déposer auprès du Comité contre la torture des Nations Unies un rapport périodique. Après le dépôt du dernier rapport en date, et selon l’agence de presse AFP (dépêche du 19. 11. 1996), le Comité de l’ONU contre la torture s’était inquiété d’une « recrudescence de la torture depuis 1991 » en Algérie du fait des forces de l’ordre, alors que la torture avait pratiquement disparu d’Algérie les années précédentes. Si la police et les autres services de l’armée et de sécurité torturent, c’est « normal » penseriez-vous. Mais est-ce normal que l’on compte parmi les coauteurs des médecins, des psychiatres et des psychologues ? Le chercheur palestinien Issam Younis a dénoncé le rôle des médecins dans l’institution de la torture, que l’Etat israélien qui est le seul au monde à l’avoir juridiquement légitimée contre les palestiniens2. Ces corps professionnels y participent en Algérie sans l’accord express ou tacite de la loi écrite. Les médecins des prisons, ou encore les médecins militaires y participent sans honte. Dans un témoignage poignant, Hocine Abderrahim relate avoir été torturé entre le 28 février et le 3 mars 1992 en différents lieux par des groupes qui se relayaient, provenant de plusieurs services de sécurité. Il révèle en outre : « j’ai été conduit une deuxième fois, le 4 mars 1992, à l’hôpital [militaire] de Ain-Naâdja», et enfin condamne : « Je dépose également plainte contre les médecins de l’hôpital de Ain-Naâdja, qui ont eu la charge de me soigner. Les séances de soins se faisaient d’une manière barbare, et ces médecins n’ont jamais pu dire aux policiers de m’enlever les menottes et les chaînes »3. Il y a aussi des médecins légistes du secteur public qui commettent des faux en signant des certificats de décès pour crise cardiaque permettant d’enterrer les cadavres de suppliciés, lorsque des sacs de chair et d’os ne sont pas enterrés avec X comme seule identité. Dans la récente affaire de torture collective qui s’est déroulée à Dellys, et qui sera évoquée plus bas, un médecin certifiera qu’une victime décédée des suites de la torture était morte d’une crise cardiaque. Pourtant, tout médecin algérien prête le « Serment d’Hippocrate »4. L’un des experts du Comité contre la torture des Nations Unies, Julia Iliopoulos-Strangas, a déploré que la torture paraisse maintenant « institutionnalisée » par les autorités algériennes. Ces remarques figurent au point 79 des conclusions du Comité faites à propos du rapport périodique fourni en 1996 par le gouvernement algérien5.

Bien sûr, il y a des métiers à risque, des fonctionnaires et des membres de professions libérales plus exposés que d’autres. Beaucoup des médecins militaires, et peut-être ceux des prisons sont soumis aux ordres de la hiérarchie. D’autre part, lorsque l’on dit à quelqu’un « tu participes, sinon ce sera toi le client, ou un membre de ta famille » ; devant ce choix diabolique beaucoup se rendent complices de crimes à contrecour. Or il est important d’observer que ces pratiques sont contraires au serment d’Hippocrate. Ces pratiques sont également contraires à la Déclaration de Genève adoptée en 1948 par l’Association médicale mondiale qui énonce que « même sous la menace je ne mettrai pas mes connaissances médicales au service de ceux qui violent les lois de l’humanité ». Ces pratiques sont également contraires à la Déclaration de Tokyo de 1975 de cette même association qui développe et précise la déclaration de 1948. Il y a donc des gens qui torturent par crainte, pour eux-mêmes et pour les leurs. Mais est-ce une raison suffisante pour ne pas s’en repentir ? Ce qui est grave c’est qu’il y a de nombreux complices qui le font pour obéir aux ordres. Les pires sont ceux qui s’en rendent complices pour obtenir un grade. Mais , ce qui est abominable est le fait de ceux qui torturent par choix idéologique, tout comme certains journalistes qui font volontairement de l’intox un moyen de guerre, ou qui, avant les tribunaux, repartissent des condamnations sans appel.

Même les milices levées, organisées et armées avec la complicité active de l’Etat pratiquent la torture ainsi que les traitements cruels, inhumains et dégradants. On peut se demander si la responsabilité de l’Etat est engagée par cette pratique. L’article premier de la Convention contre la torture définit celle-ci comme étant commise « par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite ». En ce qui concerne la définition ratione personæ, la Convention s’applique à certains clans armés qui exercent effectivement leur contrôle sur tout le territoire national. En fait, l’absence de gouvernement dans un lieu quelconque accroît le risque que d’autres entités exercent des pouvoirs quasi gouvernementaux. D’autre part, si la définition de la torture a été limitée aux actes commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, c’est parce que l’objet de la Convention était d’assurer une protection contre les actes commis au nom des pouvoirs publics, l’Etat étant normalement censé prendre des mesures, conformément à son droit pénal, pour sanctionner les particuliers qui ont commis des sévices ou la torture contre d’autres personnes. Par conséquent, cette limitation se fonde sur l’hypothèse selon laquelle, dans tous les autres cas, les Etats sont tenus par le droit international coutumier de punir les actes de torture commis par des personnes autres que des agents de la fonction publique. Toutefois, lorsqu’on ne peut pas demander la protection de l’Etat la notion d’actes commis par des agents de la force publique devait être élargie pour englober des actes commis non seulement par des agents de la fonction publique mais aussi par d’autres personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles, à leur instigation ou avec leur consentement exprès ou tacite, ou enfin tolérés par eux. Ainsi, la torture pratiquée par les milices en Algérie, tolérée par les autorités, relève de la responsabilité de l’Etat.

Des administrateurs algériens participent également à la torture, notamment ceux de l’administration pénitentiaire. Dans les prisons la torture la plus répandue, et la moins douloureuse est appelée la  » rabha  » : la victime voit ses pieds ligotés et soumis aux coups, avec un câble, y compris électrique, un bâton ou autre instrument. Souvent la victime ne peut plus marcher pendant plusieurs jours, parfois elle en garde des séquelles à vie. Lorsque la victime arrive en prison c’est pourtant un soulagement car, souvent, la torture s’arrête avant ce stade par la mort. Combien de victimes sont, en effet, décédées sur la table des «opérations» dont sont munis les sous-sols des services de sécurité.

Pourtant le droit virtuellement applicable garantit l’intégrité physique et morale de la personne humaine. Il interdit en outre l’atteinte à sa dignité. En prison, la personne n’est théoriquement pas démunie de droits. En ce qui concerne les conditions de détention en général, certaines normes minima doivent être observées quel que soit le niveau de développement atteint par l’Etat. Les règles 10, 12, 17, 19 et 20 de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus prévoient, notamment, les normes suivantes : minimum de surface et de volume d’air pour chaque détenu, installations hygiéniques suffisantes, vêtements ne devant en aucune manière être dégradants ou humiliants, fourniture d’un lit séparé et alimentation d’une valeur nutritive suffisante pour assurer la santé et la vigueur des détenus. Il s’agit d’exigences minimales qui devraient toujours être observées, même si des considérations économiques ou budgétaires peuvent rendre ces obligations difficiles à respecter6. Mais les détenus algériens ne se soucient plus de ces exigences, ils souhaitent la fin de la torture, des sévices et des traitements humiliants et dégradants.

Plus récemment, le vendredi 3 décembre 1999, une bombe explose au centre de la ville de Dellys (Wilaya de Boumerdés) au passage d’un véhicule de police à proximité d’une mosquée. L’explosion a tué un policier et blessé deux autres. A l’intérieur de la mosquée, les citoyens ne pouvaient que continuer à accomplir leur prière commune. Ils regagnent quelque temps plus tard leurs domiciles. Pris de colère, les membres de la Brigade Mobile de Police Judiciaire (BMPJ), accompagnés des éléments de la gendarmerie, organisent une descente punitive contre les habitants des quartiers de Bordj Fnar, El Kous, La Cité etc. Une centaine de citoyens sont sortis de chez eux, tous âges et professions confondus, et jetés à tour de rôle dans le cratère laissé par la déflagration. Ils sont «passés à tabac», selon l’expression des journalistes, avant d’être transportés dans des véhicules vers le siège de la BMPJ, qui est un Souk el fellah (supermarché réquisitionné et transformé en caserne) où ils furent déshabillés et mis à plat ventre avant de subir une deuxième fois d’autres violences. Plus de cent vingt personnes ont été transférées vers les hôpitaux dans un état lamentable. Des fractures aux bras, des ouvertures dans le crâne, des côtes brisées, des blessures au niveau des visages causées par les éclats de verre sont les conséquences de cette torture collective. Une victime qui n’a pu résister à ses blessures a succombé à l’hôpital de Aïn Naâdja dans la Capitale. Un journaliste qui rapporte l’information débute son article par « Les témoignages des blessés sont graves » et rapporte la déclaration d’un commissaire de police disant, à propos de la victime décédée : « selon le rapport médical, il est mort à la suite d’un arrêt cardiaque » (El Watan, 8 décembre 1999).

Ne croyez pas que l’affirmation « torture systématique » est gratuite. La torture en Algérie n’est pas un dépassement comme se plaisent à le dire des voix complaisantes sinon complices. Les auteurs sont si nombreux, et la géographie de la torture si vaste que l’on ne peut parler que d’une politique de torture, une politique systématique, réfléchie, volontaire et officielle. En 20 mois, entre le 3 juin 1991 et le 31 janvier 1993, sur 430 dossiers de poursuite d’islamistes gérés par notre seul cabinet, nous avions recensé 398 cas de torture, c’est-à-dire plus de 92 % de ces personnes avaient subi la torture infligée par tous les services de sécurité, et dans de nombreuses régions du pays. De plus, sur ces 398 cas, 231 avaient subi des violences sexuelles soit plus de 58%. Les proportions et conclusions auxquelles était arrivé notre cabinet seront confirmées des années plus tard par deux études statistiques réalisées par une fondation médicale britannique7. Ces précisions donnent une idée assez exacte de la situation. Aujourd’hui même la torture continue. Un jeune homme de 25 ans porté disparu vient d’être relâché en mai 1999, après 8 mois de détention arbitraire. Ses tortionnaires lui ont coupé les tendons de ses deux mains. Il ne peut plus rien faire de ses deux mains, pas même signer un papier. La violence est donc actuelle. N’est-ce pas que le président Bouteflika a fait violence à des milliers de mères de familles, épouses, pères et filles de disparus ? Elles lui demandaient pourtant : « Dites-nous où sont nos enfants, s’ils sont malades nous les soignerons, s’ils sont des criminels ils doivent être jugés, et s’ils sont morts dites le nous pour nous permettre de visiter leurs tombes ». Elles ont été violemment rabrouées, « je n’ai pas vos fils dans la poche » s’était écrié le président. N’est-ce pas une torture morale destinée à intimider ces ayants droit de disparus ? Les contraindre au silence ? N’est-ce pas une atteinte à leur intégrité morale ? Le juge anglais vient précisément de juger, dans l’affaire Pinochet, que la disparition est une torture morale, c’est-à-dire une atteinte à l’intégrité morale de la personne humaine, infligée aux ayants droit et parents des victimes directes.

 

La torture continue d’être pratiquée. Il y a donc ne nombreux coauteurs et complices. Mais que dit le droit écrit interne minimum au sujet de la torture ? presque rien. Et ce presque rien, est-il respecté par les juges chargés de l’appliquer ?

 

 

LA TORTURE DANS LES TEXTES JURIDIQUES ALGERIENS

3. Des officiels algériens ont tenté de justifier ce qu’ils ont qualifié de « dépassements » par la situation et le contexte de crise et de guerre. Il s’agit, notamment, de l’ancien ministre des droits de l’homme M. Ali Haroun et M. Rezag-Bara président de l’Observatoire National des droits de l’homme (ONDH). Des circonstances exceptionnelles peuvent-elles justifier la torture ? L’article 86 de la Constitution de 1989 et l’article 91 de la Constitution de 1996 qui lui a succédé disposent qu’en cas de nécessité impérieuse le Président de la République décrète l’état d’urgence, ou de siège, et prend toutes mesures nécessaires au rétablissement de la situation. La durée de l’état d’urgence ou de siège ne peut être prorogée qu’après approbation des deux chambres du Parlement. Toutefois, ces circonstances et à les supposer légalement prises et justifiées, ne peuvent être invoquées pour justifier la torture ou l’absence de sa punition par le droit interne. Cette règle est clairement proclamée par les différents traités, pactes et conventions internationaux traitant de la question, notamment, le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP) auquel l’Algérie a adhéré, l’a ratifié et publié au journal officiel et la Convention portant sur la torture. « Aucune circonstance, y compris les efforts pour combattre le terrorisme », ne peut être invoquée pour justifier des actes de torture, déclare le Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans ses conclusions (déjà citées) sur un rapport présenté par le gouvernement algérien.

La torture en Algérie a un spectre qui dépasse la définition du droit positif potentiellement applicable. Le droit lui même n’a pas un statut normatif ordinaire. Le droit formel qui ressort explicitement des lois internes figurant dans les codes évolue dans une ambiance générale de perte du sens de la norme. Le régime politique actuel a créé un « fait social total » au sens où le définit le sociologue Marcel Mauss. De fait, politique, droit, violence, pouvoir, affaires, police et culture sont totalement imbriqués. Il est donc « normal » d’être policier ou médecin et tortionnaire, dictateur et élu, juge et immoral et par conséquent les affaires publiques deviennent une somme d’affaires privées. L’Etat ainsi que le droit sont privatisés de sorte que chaque agent peut définir la norme à son propre niveau, et décider seul d’en octroyer l’avantage ou non. La règle de droit écrit devient une règle purement virtuelle et le droit réellement mis en oeuvre dépendra alors de l’intérêt, de l’humeur et de l’intégration de l’agent qui en détient le monopole aux réseaux du pouvoir politique, économique, administratif et judiciaire.

Si le droit virtuel algérien contenu dans la constitution, les pactes et conventions internationaux ratifiés, ainsi que dans les codes parle des droits fondamentaux de l’homme, des crimes de génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ainsi que de torture il est totalement déconnecté de la pratique, contrairement au droit réel. D’une part, la règle écrite interne elle-même ne prévoit même pas le minimum pour la protection de la population civile et, d’autre part, s’il existe quelques dispositions éparses, celles-ci ne sont pas respectées dés l’instant qu’elles mettent en cause, directement ou indirectement, la responsabilité de celui qui en est en charge ou son complice ; plus généralement, le droit écrit interne n’est opératoire que s’il correspond aux intérêts et aux désirs, même informulés, des décideurs.

Les principes internes de la Constitution et ceux des pactes et conventions internationales garantissant les droits de l’homme ne doivent pas seulement être disponibles, sans être efficaces. Les lois qui n’offrent pas une perspective raisonnable de succès et une garantie minimale d’application, y compris contre l’Etat et ses fonctionnaires, ne sont pas des lois respectables, car elles restent seulement virtuelles. Le droit pratiqué en Algérie ne protège d’ailleurs pas, en fait, la société. Ce droit existe potentiellement au seul bénéfice du régime. La loi algérienne ne parle pas de la torture, celle-ci n’est pas punissable par le code pénal. De fait, la seule disposition qui utilise à bon escient le terme ´´torture´´ est l’alinéa 3 de l’article 110 bis du code pénal qui classe cette infraction à la conscience universelle dans les atteintes à la liberté, et non dans les atteintes à l’intégrité physique et mentale de la personne humaine. Cet alinéa figure à la section 2 du Livre 3, titre 1, chapitre III du code pénal. La section est intitulée « Attentats à la liberté ». La torture y est définie comme suit :  » Tout fonctionnaire ou agent qui exerce ou ordonne d’exécuter la torture pour obtenir des aveux est puni d’un emprisonnement de 6 mois à 3 ans « .

La torture n’est envisagée par ce texte que lorsqu’elle vise à extorquer des aveux. Si la torture est exercée par des fonctionnaires pour terroriser, pour punir, ou pour le simple plaisir de spécialistes de la douleur cette torture n’est pas punissable ; le droit algérien ne la prévoit pas, elle est juridiquement inexistante. Quant aux coauteurs et complices médecins et chirurgiens-dentistes, psychologues et psychiatres, infirmiers et assistants de santé qui soutiennent techniquement, en leur qualité de fonctionnaires ou d’agents de l’Etat, l’entreprise des tortionnaires, le droit positif ne va pas au-delà de la prescription purement moraliste, puisqu’aucune sanction pénale n’y est prévue pour en assurer le respect. Ce droit de prescription morale ne s’adresse d’ailleurs qu’aux médecins et chirurgiens dentistes, à l’exclusion des psychiatres et psychologues affectés dans les services de sécurité. Le droit positif ne s’étend donc pas, même pour sa prescription toute morale, à tout le personnel de la santé.

La peine légale prévue à l’encontre du fonctionnaire ou de l’agent de l’Etat qui torture pour extorquer des aveux elle même relève du symbolique. Elle constitue donc une concession octroyée par les décideurs militaires à la « population » des victimes anonymes. D’ailleurs de telles dispositions restent purement théoriques. Cette partie du droit écrit n’est virtuellement applicable que lorsque les pressions sont telles qu’elles obligent les détenteurs de l’autorité de dire ce droit. Imaginons par hypothese qu’un procureur fasse, conformément à l’article 51 du code de procédure pénale, injonctions à un officier de police de faire procéder à l’examen médical d’une personne qu’il garde à vue. Imaginons encore que cet officier s’y oppose. Supposons, enfin, que ce procureur poursuive l’officier de police au pénal, que risque cet officier tortionnaire ? Le code pénal ne prévoit qu’une peine maximale de 3 mois de prison et une amende de 1000 dinars (moins de 80 francs français). Mais le juge d’instruction pourra classer sans suite toute plainte sans encourir de sanction. Le juge du siège pourra trouver, à supposer encore que le juge d’instruction fasse convenablement son travail, des circonstances atténuantes si jamais il condamne l’officier de police, puisqu’en vertu de l’article 53 (alinéa 3) du code pénal, l’accusé reconnu coupable peut voir l’emprisonnement réduit à 1 jour et l’amende à 5 dinars (0,3 franc français). Cet article dispose en effet que : « Les peines prévues par la loi contre l’accusé reconnu coupable, en faveur de qui les circonstances atténuantes ont été retenues, peuvent être réduites (…). Dans tous les cas où la peine prévue par la loi est celle de l’emprisonnement à temps ou de l’amende, et si les circonstances paraissent atténuantes, l’emprisonnement peut être réduit à un jour et l’amende à 5 DA. »

Toutefois, lorsque l’auteur de la torture n’est pas fonctionnaire, ni n’agit pour compte de l’Etat, le code pénal est plus prolixe. Ainsi, l’article 262 du code pénal dispose : « Sont punis comme coupables d’assassinat, tous malfaiteurs, quelle que soit leur dénomination, qui, pour l’exécution de leurs crimes, emploient des tortures ou commettent des actes de cruauté. » Tout « malfaiteur » est traduit dans le texte arabe par « Kul mujrim ». Or, quelle que soit la langue utilisée, ces termes n’ont aucune connotation juridique et peuvent être interprétés de façon très subjective, quelle que soit la « dénomination » du malfaiteur. Ainsi, en évitant de généraliser le texte par la fonction du malfaiteur, le législateur procède à une protection indirecte des agents de l’Etat et des fonctionnaires, non concernés. D’autre part, ceux qui enlèvent des personnes et les soumettent à la torture corporelle (exclusivement) sont punis de mort (article 291 et 293). Comme le précédant exemple, ce texte ne concerne pas les fonctionnaires. Ainsi, l’article 293 dispose que « Si la personne enlevée, arrêtée, détenue ou séquestrée a été soumise à des tortures corporelles, les coupables sont punis de mort ». Pour savoir quelle personne punir de l’acte de torture « corporelle » il est nécessaire de définir qui commet l’enlèvement, l’arrestation et la détention ou la séquestration d’une personne et comment aura-t-elle procédé. L’article 291 du code pénal nous répond qu’il s’agit de « (…) ceux qui, sans ordre des autorités constituées et hors les cas où la loi permet ou ordonne de saisir des individus, enlèvent, arrêtent, détiennent ou séquestrent une personne quelconque ». Or depuis l’arrêt du processus démocratique en Algérie, le 11 janvier 1992, et l’officialisation de la politique de l’éradication, l’ordre est publiquement et officiellement donné pour réprimer ceux que les autorités ont qualifiés de terroristes. L’ordre est supposé implicitement donné pour généraliser les enlèvements, les arrestations, les détentions et les séquestrations dans les milieux de l’électorat islamique.

L’ordre n’est pas seulement implicite. Des textes publics et secrets ont confirmé la volonté répressive et élargi les prérogatives des services de sécurité. C’est ainsi que le décret de lutte anti-terroriste dont les dispositions font partie, actuellement, du code pénal et du code de procédure pénale après l’abrogation, en 1995, du dit décret, donnent à n’importe quel agent de sécurité (police, gendarmerie etc.) une compétence nationale alors que cette compétence territoriale était réduite à la circonscription géographique du commissariat de police du quartier ou de commune et à celle de la brigade de gendarmerie du village rural. Les anciennes limitations de temps aux perquisitions ont été abandonnées de sorte que ces agents peuvent désormais agir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Les contrôles judiciaires qui permettaient auparavant de limiter l’arbitraire des services de sécurité ont été annulés, et le reste transféré au pouvoir exécutif. Par exemple, le pouvoir de contrôle de l’activité de la police judiciaire qui était attribué du président de la chambre d’accusation près de chaque cour de justice a été transféré, depuis 1992, au procureur qui agit sur les instructions du ministre de la justice. Dés lors, lorsque ces enlèvements et détentions arbitraires suivis de torture « corporelle » rentrent dans le cadre de l’ordre général induit de la politique de l’éradication, et s’inscrit dans une législation répressive, ils ne sont pas punissables. Enfin, la torture dans la Convention internationale est une atteinte à l’intégrité physique ou une atteinte à l’intégrité morale. Or, dans ce texte du code pénal il n’est question que de torture « corporelle ». Le législateur se permet même de se répéter puisqu’il prévoit les mêmes inculpation et peine lorsque l’enlèvement est fait par violence, menace ou fraude (article 293 bis). Mais lorsque ces faits sont commis par des fonctionnaires, ou des personnes ayant agi sur ordre des autorités constituées (politique de l’éradication) et dans les cas où la loi (anti terroriste) le permet ou l’ordonne, ils ne sont pas concernés par la loi pénale.

Mais à l’évidence ce droit est différent du droit de la Constitution et des conventions internationales qui reste virtuel, car son usage est destiné à la seule propagande. Son existence même est due à un ancien régime qui avait cru ratifier des conventions progressistes dans une période de liberté restituée à la population, liberté vite révisée à la baisse après le coup d’Etat de janvier 1992. Si « dans l’histoire de l’humanité, la violation de l’intégrité physique et morale fait partie intégrante d’une conception négative du droit »8, en Algérie elle découle d’une conception privative du droit, y compris celui issu des conventions, pactes et traités internationaux après ratification officielle. Cette part du droit sert seulement de vitrine et de parement au régime.

Quant aux médecins et chirurgiens dentistes non fonctionnaires, ils sont soumis, en sus des normes de nature morale, au droit interne et international.

En droit interne, le décret exécutif no 92-276 du 6 juillet 1992 portant Code de déontologie médicale stipule, en son article 12, que

le médecin, le chirurgien-dentiste, sollicité ou requis pour examiner une personne privée de liberté ne peut, directement ou indirectement – ne serait ce que par sa seule présence -, favoriser ou cautionner une atteinte à l’intégrité physique ou mentale de cette personne ou à sa dignité. S’il constate que cette personne a subi des sévices ou des mauvais traitements, il doit en informer l’autorité judiciaire. Le médecin, le chirurgien-dentiste ne doit jamais assister, participer ou admettre des actes de torture ou toute autre forme de traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Il s’agit donc de recommandations éthiques dont l’inobservation n’est pas punissable.

 

A l’invitation de l’Assemblée générale des Nations unies adressée à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) celle-ci est chargée d’élaborer un projet de code d’éthique médicale, s’appliquant à la protection des personnes soumises à toute forme de détention ou d’emprisonnement contre la torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants9. L’OMS a pris un certain nombre de Résolutions et une décision portant sur les principes d’éthique médicale applicables au rôle des personnels de santé, en particulier des médecins. Ceux-ci sont assujettis à l’éthique professionnelle pour la protection des prisonniers et des détenus contre la torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants10. L’OMS réclame le respect par les médecins, d’abord, des règles résultant du droit international humanitaire (les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 et leurs deux protocoles additionnels du 8 juin 1977), ensuite celles applicables pour le temps de conflit armé, adoptées par la 10ieme Assemblée médicale mondiale à La Havane (Cuba) en 1956, ratifiées par la 11ieme à Istanbul (Turquie) en 1957 et amendées par la 35ieme à Venise (Italie) en 1983 et, enfin, les principes de la Déclaration de Tokyo de 1975. La 46ieme assemblée tenue à Genève du 3 au 14 mai 1993 a demandé à toutes les associations de « personnels médicaux, infirmiers et apparentés de s’occuper activement de garantir, promouvoir et surveiller la stricte application des principes établis d’éthique médicale, et de présenter et prendre des mesures appropriées contre toute infraction, où qu’elle se produise;(…) »11.

Peu d’Etats n’ont pas signé la Convention internationale contre la torture, les traitements cruels ou inhumains de 198412. L’Algérie a ratifié la Convention internationale contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants par décret présidentiel numéro 89-66 du 16 mai 1989, après avis conforme du Conseil constitutionnel13 et approbation par l’Assemblée populaire nationale (loi no 89-10 du 25 avril 1989). Lors de l’approbation et de la ratification de cet instrument international, l’Algérie n’avait émis aucune réserve. De plus, elle avait reconnu les compétences du Comité contre la torture telles que résultant des articles 17 et suivants de ladite convention. Cette Convention est virtuellement entrée en vigueur le 12 octobre 1989. Au cours de la sixième session du Comité contre la torture, l’Algérie a présenté son rapport initial, en application de l’article 19 de la Convention, et s’était engagée à présenter un rapport périodique14.

L’article 132 de la Constitution de 1996 dispose : « Les traités ratifiés par le Président de la République, dans les conditions prévues par la Constitution, sont supérieurs à la loi ». L’article 123 de la Constitution de 1989, applicable au moment de la ratification de cette Convention adoptait expressément la même solution, faisant des traités ratifiés par le Président de la République des instruments juridiques supérieurs à la loi dans la hiérarchie interne des normes. Le droit international ratifié est donc au dessus du code pénal tant en ce qui concerne la torture, que pour l’ensemble des crimes internationaux conventionnels. Théoriquement, les dispositions d’une convention ratifiée priment sur celles d’une loi contraire interne ; la Convention pouvant être invoquée directement devant les tribunaux algériens, tenus de la privilégier à une loi interne contraire. Ce principe n’est pourtant pas respecté, même si, par ailleurs, il aura été rappelé par le Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 20 août 1989 relative au code électoral, a réaffirmé que toute convention ratifiée était intégrée au droit interne et qu’en application de la Constitution elle acquérait une autorité supérieure à celle des lois, et autorisait tout citoyen algérien à s’en prévaloir devant les juridictions. Le respect du principe de la hiérarchie des normes est la marque de l’Etat de droit, sa violation caractérise l’Etat despotique.

Il semble donc, à priori, que le droit algérien réprime la torture dans les mêmes termes et définitions du droit international. Pourtant cela n’est pas le cas. Le droit international de l’Algérie fait partie de ce droit écrit qui reste seulement potentiel et donc totalement absent des institutions de la République, et notamment absent des prétoires des tribunaux.

Dés lors, l’affirmation de l’ambassadeur algérien, M. Dembri, auprès du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, lors de l’examen du deuxième rapport périodique du gouvernement, selon laquelle la promulgation du décret de ratification des conventions entraîne leur transmission à toutes les instances intéressées à l’effet d’en intégrer les dispositions dans l’ordre juridique interne indique que les autorités concernées violent délibérément leurs obligations internationales15. Le législateur n’a pris aucune mesure pour intégrer les incriminations adéquates dans le code pénal, et les procédures de protection des victimes dans le code de procédure pénale. Les juridictions continuent, à ce jour, d’ignorer les dispositions juridiques rendues exécutoires sur le territoire de la République; alors même que, précisément, le décret de ratification de la Convention portant sur la torture a été lui-même publié au journal officiel. L’ambassadeur algérien cité affirme, encore, que c’est une pratique habituelle de notification des conventions aux institutions internes et il est vrai, dit-il, que nombre de conventions n’ont effectivement jamais été publiées au Journal officiel. La publication au Journal officiel des conventions internationales n’étant pas juridiquement nécessaire à leur efficacité selon lui. Mais quand bien même cette publication est assurée, cela ne changera pas la nature virtuelle du droit algérien qui reste, comme nous l’avons signalé plus haut, l’otage des «décideurs militaires».

L’Algérie a donc ratifié la convention réprimant la torture, dont l’article 4 l’oblige à veiller « à ce que les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal ». Mais c’est vrai, cette convention fait partie d’un droit inaccessible aux citoyens. C’est ainsi que les préoccupations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies exprimées depuis quatre années, à propos de l’absence d’une définition plus complète de la torture dans le code pénal algérien conformément à l’article premier de la Convention, sont restées lettre morte. A ce jour, la définition de la torture du code pénal n’est pas conforme à l’article premier de la Convention qui est théoriquement au-dessus de la loi. Cette situation est d’autant plus grave que des mesures ont été prises pour remettre en cause toutes les conquêtes précédemment prises, depuis 1989, pour assurer une plus grande indépendance au pouvoir judiciaire, et l’exercice effectif des attributions qui lui sont internationalement reconnues.

Les plus récentes mesures prises dans le cadre de ce qui a été appelé la « concorde civile » ont aggravé la subordination des libertés individuelles aux autorités administratives, et plus précisément aux services de sécurité au détriment du pouvoir judiciaire, ce qui confirme le statut mineur du droit et des juges dans l’esprit des décideurs.

 

 

LA TORTURE DEVANT LE JUGE ALGERIEN

4. Les droits de l’homme sont un droit « civilisé » tout destiné à la consommation publique, notamment externe. Le « droit » réel quant à lui est informel, il est pratiqué sur le terrain et demeure la propriété de chaque détenteur d’une parcelle de la puissance publique. Le droit réel est à chaque fois défini au niveau de son gestionnaire, même s’il le couvre, parfois, par la référence aux normes écrites dans les différents codes. Très souvent, il ne se donne même pas la peine d’appuyer sa décision par une référence juridique, même si sa fonction l’y oblige, comme c’est le cas du juge. Ainsi, des décisions judiciaires profondément injustes et illégales ne mentionnent aucun motif de fait ou de droit pour les argumenter, alors que les motifs sont la base indispensable à la compréhension des jugements.

La justice algérienne est, du stade de l’instruction et jusqu’au jugement, complice de la torture à grande échelle commise en Algérie. Pourtant, l’article 32 du Code de procédure pénale indique que « toute autorité constituée, tout officier ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, est tenu de donner avis, sans délai, au ministère public et de lui transmettre tout renseignement, acte ou procès verbal qui lui est relatif ». Davantage encore, l’article 12 de la Convention contre la torture dispose que l’Etat partie devrait veiller à ce qu’il soit procédé immédiatement à une enquête objective, chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur le territoire de sa juridiction, et assurer la publication des résultats des enquêtes. Ce texte est, selon la Constitution qui est la loi fondamentale du pays, supérieur à la loi. Or le droit algérien est seulement virtuel, il n’a pas autorité en fait dés l’instant qu’il risque de gêner la volonté des décideurs.

Depuis l’arrêt du processus démocratique en janvier 1992, et à notre connaissance, jamais un juge algérien n’a eu le courage de designer un expert pour examiner une victime de torture, sauf dans un seul cas à Rouiba. Toutefois, si la majorité des juges est complice, il existe des juges, peu nombreux, qui se sont opposés à leur instrumentation pour couvrir l’injustice. Il s’agit de juges courageux, femmes et hommes, notamment ces quelques magistrats qui ont été passés en conseil de discipline dés 1993, parce qu’ils refusaient le dictât des services de sécurité. Il y a même des juges accusés de terrorisme et emprisonnés, par exemple le substitut Touati, adjoint du procureur général d’Alger. En janvier 2000, la moitié du corps des magistrats a été recrutée depuis seulement janvier 1992. Après 1993, le corps de la magistrature a été mis au pas par la corruption, la menace et la répression ou la mise à la retraite précoce, et ne s’est plus opposé au système répressif « illégal ».

Ces guillemets sur le caractère illégal de la répression méritent une rapide explication. Le problème de la légalité et de l’illégalité en Algérie ne peut être clarifié sans la référence aux exigences de l’Etat de droit. Tout Etat de droit est caractérisé par le respect de la hiérarchie des normes. On ne peut, dans cet Etat de droit, enfreindre une loi par une circulaire ou un décret par une instruction donnée par téléphone. On ne peut considérer que le traité international ratifié dans les conditions et formes exigées soit au dessus de la loi et, en même temps, promulguer des décrets, voire des lois, pour violer précisément les dispositions du traité. Ainsi, le renversement de la pyramide normative en Algérie, et la violation des règles supposées supérieures par des mesures de police au gré des désirs et des circonstances, ne permet plus de parler de légalité et d’illégalité au sens où on entend généralement ces termes. Cet espace de non droit est organisé à dessein par les décideurs afin que s’y déroule un terrorisme d’Etat sanglant, où aucun droit et aucune liberté ne sont reconnus à l’ennemi politique, ni à ceux soupçonnés de l’être, ainsi que leurs parents, par le sang et par l’alliance, leurs amis et leurs voisins, et même leurs avocats car, sous le spectre de la responsabilité collective, nul n’est épargné.

Ceci dit, pour être plus concret encore, nous allons citer un cas typique du processus de torture en Algérie et particulièrement de la complicité des juges. Ce cas est, également, hautement significatif du dysfonctionnement judiciaire en Algérie. La victime s’appelle Aimat Mohamed, torturé, puis jugé, condamné à mort et exécuté à 21 ans, laissant une épouse et un bébé. Ce jeune professeur de mathématiques de College d’Enseignement Moyen à Alger avait été affreusement torturé par la police au commissariat central du boulevard Amirouche à Alger, et contraint de signer un procès-verbal de déclarations dictées par ses tortionnaires. Il s’agit d’un cas exemplaire, dont la représentativité peut être généralisée.

Abdelmalek Sayah, procureur-general près la Cour d’Alger, qui faisait fonction de procureur auprès de la Cour spéciale créée par la loi anti terroriste, à qui Aimat Mohamed fut présenté ne daigna pas l’écouter. Les traces de torture que portait Aimat Mohamed étaient tellement évidentes qu’il ne pouvait pas ne pas les constater. Il représente l’Etat et veille à l’application des lois pénales, et représente théoriquement la société. Néanmoins, il se contentera de requérir l’inculpation de la malheureuse victime et de designer un juge d’instruction pour conforter le procès-verbal de police. Pourtant, en application de l’article 12 de la Convention, l’Etat doit veiller à ce qu’il soit procédé immédiatement à une enquête objective chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de craindre qu’un acte de torture a été commis.

Ali Hellali, le juge chargé de l’instruction de son dossier ne pouvait pas, lui non plus, ne pas voir les stigmates encore visibles de la torture sur Aimat Mohamed. Il l’a pourtant inculpé le même jour et mis en détention préventive à la prison de Serkaji, suivant en cela la demande du procureur. C’est ce juge d’instruction qui sera accusé, plus tard, d’avoir extorqué des témoignages en utilisant un pistolet et des menaces pour instruire ses dossiers, toujours à charge, comme le rapporteront les avocats de la défense des accusés dans l’affaire du massacre commis dans la prison civile de Serkaji, à Alger, affaire qui vient d’être renvoyée après cassation devant le tribunal criminel d’Alger pour être rejugée. L’avocat de Aimat Mohamed déposa une demande écrite de désignation de plusieurs experts, médecins et psychologues, pour examiner la victime et dire si les stigmates visibles sur son corps sont des séquelles de tortures. Le juge rendra une ordonnance de refus de l’examen demandé, l’inverse risquait de confondre la police, à supposer que le médecin expert eu fait convenablement son travail.

Légalement toute décision de justice doit comporter les motifs la justifiant. Dans le cas de Aimat Mohamed, et beaucoup d’autres, le refus n’avait aucun motif ; la décision de refus n’était motivée ni par des arguments de fait ni par des considérations de droit. La défense a donc fait appel contre cette décision devant la chambre d’accusation, dans l’espoir que ce refus soit reformé et qu’au moins un expert soit désigné. La chambre d’accusation n’a jamais répondu à la requête d’appel, jusqu’à ce jour, commettant ainsi un déni de justice punissable par le code pénal. La justice refusait donc de connaître la vérité au stade même de l’instruction, c’est-à-dire au moment où elle est sensée n’agir que pour sa manifestation. Des milliers de cas semblables existent.

Mais pourquoi un expert ? Il s’agissait de faire faire un constat purement matériel, et un simple acte de greffier qui va décrire les traces de torture telles qu’elle lui apparaîtront sur le corps de la victime pouvait suffire. A l’époque, le corps des huissiers n’existait pas encore, leurs fonctions étaient assurées par les greffiers attachés auprès des tribunaux. C’est donc une manière de sortir de l’impasse imposée par les juges chargés de l’instruction qui se sont montrés complaisants. Néanmoins un juge civil doit designer ledit greffier. Aimat Mohamed était à la prison de Serkaji, celle-ci dépendait du ressort territorial du tribunal de Bab El Oued. Le président de cette juridiction a été saisi de cette demande conformément au code de procédure civile. Il fut d’abord étonné de la demande, car d’habitude on fait faire des constats pour établir une fuite d’eau dans un logement, par exemple, ou d’autres constatations ne réclamant aucune expertise. L’avocat lui expliquera qu’il s’agissait de la même chose, l’huissier se contentera de dire ce qu’il a vu sur le corps de cette victime.

Mais ce juge, président du tribunal, refusera cette demande sous prétexte que l’affaire était pénale et sortait de sa compétence. Il consignera ce refus au bas de la requête de saisine.

L’Office National des Droits de l’Homme (ONDH)16 présidé par monsieur Rezzag Bara a également été saisi du cas de Aimat Mohamed. Il accusa réception par écrit de la demande d’intervention et de secours et promit d’agir. Il n’a absolument rien fait.

La défense de Aimat Mohamed avait décidé d’épuiser toutes les ressources du droit pour faire manifester la vérité. Or, l’article 72 du Code de procédure pénale stipule que « toute personne qui se prétend lésée par un infraction peut, en portant plainte, se constituer partie civile devant le juge compétent ». Sur la base de ce texte une plainte est déposée au nom de la victime – accusée. Il n’était pas le seul à avoir utilisé cette procédure, alors même que les victimes d’actes de torture n’étaient pas obligées de le faire, en droit. En effet, l’article 13 de la Convention contre la torture, sensée être supérieure aux lois internes, n’exige pas qu’une plainte pour torture soit présentée en bonne et due forme selon la procédure prévue dans la législation interne, et ne demande pas, non plus, une déclaration expresse de la volonté d’exercer l’action pénale. Il suffit que la victime se manifeste, simplement, et porte les faits à la connaissance d’une autorité de l’Etat pour que naisse pour celui-ci l’obligation de la considérer comme une expression tacite mais sans équivoque de son désir d’obtenir l’ouverture d’une enquête immédiate et impartiale, comme le prescrit cette disposition de la Convention.

La plainte fut donc déposée par l’avocat en raison du refus du juge d’instruction de designer, à la demande expresse de la victime et de son conseil, un médecin expert pour examiner et, éventuellement, constater les traces des tortures et sévices. D’autre part, en vertu de l’article 12 de la Convention, les autorités en général et le juge en particulier ont l’obligation de procéder d’office, et non à la demande des victimes, et immédiatement, à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture ou de mauvais traitement a été commis, sans que le motif du soupçon ait une importance particulière. En vertu de l’article 12, l’enquête doit être immédiate et impartiale. La plainte n’avait donc pas à prouver quoi que ce soit, puisque la plainte charge le juge d’instruire sur les faits et les personnes mentionnés sur la plainte.

Or le juge mettra un mois pour une formalité qui demandait d’habitude quelques minutes. Cette formalité est exigée par le code de procédure pénale pour la recevabilité en la forme de la plainte. Elle consiste pour le juge à fixer le montant d’une caution financière que le plaignant doit acquitter avant l’ouverture du dossier. Dans le système judiciaire algérien les victimes en général et les victimes de la torture en particulier doivent d’abord payer pour pouvoir dire au juge qu’elles ont subi la torture. Elles le font après avoir été réduites à la misère économique par une détention arbitraire prolongée, et lorsqu’elles sont diminuées physiquement et moralement par la torture, avec en prime le poids de la calomnie de journalistes procureurs. Exiger des victimes de torture de payer une somme d’argent que le juge fixe arbitrairement est un obstacle objectif à la justice. Mais sans doute que cette exigence fait partie des stratagèmes qui conduisent à leur silence. On demande ainsi au supplicié de ne pas déranger les juges, de ne pas troubler les familles ni tourmenter les esprits. Aimat Mohamed avait quand même payé cette caution pour que justice soit faite.

Plus tard, l’absence d’enquête automatique sur les allégations que la victime avait formulées, que la victime avait personnellement réitérées devant le juge, que son avocat avait exprimées par écrit dans la plainte, ainsi que le délai écoulé entre le moment où les faits ont été dénoncés et le moment où la juridiction a finalement consenti à seulement ouvrir un dossier de procédure sont incompatibles avec l’obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale, faite à l’article 12 de la Convention. Pourtant, il est tout-à-fait évident que la rapidité est essentielle autant pour éviter que la victime continue de souffrir en prison des suites de ses blessures que parce que, à moins que les tortures n’entraînent des effets permanents et graves, les marques physiques de la torture et, à plus forte raison, des traitements cruels, inhumains ou dégradants, disparaissent. Si la victime a signalé qu’elle avait été l’objet de mauvais traitements, ayant entendu des insultes et des menaces et subi des coups, ayant eu la tête maintenue dans une baignoire par intermittence pendant de nombreuses heures et ayant été contrainte, à la suite d’une asphyxie provoquée par les tortionnaires, d’aspirer des produits de détergeants liquides, technique connue sous le nom du « chiffon », et de rester entièrement nue, pour être soumise au supplice de l’électricité, même si elle ne présentait pas de marques de violences, ces éléments auraient dû suffire pour déclencher une enquête. De surcroît, le plaignant Aimat Mohamed avait été brûlé au ventre par des produits chimiques et par le feu, allumé sur son ventre sur lequel les tortionnaires mettaient de la poudre explosive. L’état de fragilité de la santé du plaignant avant même les faits, puisqu’il souffrait d’une maladie cardiaque et d’asthme, n’avaient pas conduit le juge à se prononcer, laissant la victime dans un état qui s’aggravait au surplus en raison du manque de soins dans la prison. Les médecins de prison ne s’occupaient, comme c’était le cas de Serkaji pour Aimat Mohamed, que du traitement superficiel des blessures et des plaies visibles, afin d’en accélérer l’effacement.

Lorsque plus d’un mois après le dépôt de plainte le juge adresse une citation au plaignant détenu, pour procéder à sa première audition, ce sera, aux dires du juge, le directeur de prison qui s’opposera à son extraction. Jamais dans les annales de la jurisprudence algérienne d’avant janvier 1992 un directeur de prison, ou un quelconque autre fonctionnaire, n’a eu l’audace de s’opposer à une ordonnance du juge d’instruction sans s’exposer aux foudres de la loi. Pour que la plainte pour torture suive son cours, il fallait que le plaignant confirme ses dires sur procès-verbal dressé par le juge d’instruction. Il semble que deux raisons expliquaient cette situation de blocage. D’abord le juge, qui ne se montrait manifestement pas intéressé par l’examen de la plainte, aurait suggéré au directeur de prison de laisser l’ordonnance d’extraction du détenu en instance. Ensuite, le directeur de prison lui-même se serait rendu coupable d’actes de torture, sévices et de mauvais traitements contre des détenus, y compris le plaignant. Lorsque l’avocat de ce dernier s’enquit de la situation auprès de ce fonctionnaire, celui-ci nia les faits de mauvais traitements et expliqua d’autre part que le refus d’extraction était motivé par des raisons de sécurité. Ni la police ni la gendarmerie qu’il aurait sollicitées, à ses dires, n’auraient répondu à sa demande d’assurer la sécurité du déplacement du détenu vers le palais de justice pour qu’il puisse être entendu.

A part cette citation infructueuse à laquelle s’opposait le directeur de prison, qui ne fut jamais inquiété de cette violation flagrante du code de procédure et du code pénal, le juge n’a pris aucune mesure visant à recevoir officiellement les dires du plaignant sur procès-verbal, ni identifier et interroger les agents de police qui avaient pu participer aux actes dénoncés. Depuis le dépôt de plainte et le paiement de la caution d’instruction, le juge n’a commis aucun acte d’instruction favorable à la manifestation de la vérité. Il est non seulement inexcusable de ne pas avoir entamé l’instruction, et convoqué les agents tortionnaires désignés implicitement sur la plainte, étant donné que l’enquête doit être à charge et à décharge, il s’est en outre rendu complice de torture, parce que par son inaction il a caché la nature et les circonstances des faits dénoncés autant que l’identité des personnes impliquées, violant ainsi la législation interne de l’Etat.

La chronologie de cette procédure révèle que l’enquête n’a même pas été entamée, alors qu’elle aurait du être menée avec la célérité exigée par l’article 13 de la Convention pour l’examen des plaintes. Cette absence de diligence ne peut pas être justifiée par le fait que le plaignant n’a pas protesté contre cette lenteur, car depuis qu’il appris que le directeur de prison pouvait paralyser le cours de sa plainte la victime pouvait raisonnablement ne plus croire en la justice. Il avait pourtant protesté verbalement et par écrit sans succès. Lorsqu’il sera renvoyé devant la Cour spéciale il acquerra la certitude que les juges, aussi bien ceux de l’instruction que ceux de jugement, sont complices des tortionnaires, les approuvent et les couvrent.

C’est ainsi que cette victime a été renvoyée devant la Cour spéciale avec l’inculpation d’avoir été membre d’un groupe terroriste, avec pour seules charges les déclarations que lui avaient attribué ses tortionnaires et consignées sur un document de police qu’il fut contraint de signer. Devant les juges de fond de la Cour spéciale, Aimat Mohamed avait expliqué que les déclarations obtenues sous la torture n’avaient aucun fondement. Qu’au surplus, il n’avait pas à prouver la torture comme le lui demandera le président de la Cour spéciale. Le fardeau de la preuve en ce qui concerne ses allégations de torture ne lui incombant pas d’autant plus que sa demande d’expertise pour l’établir avait été rejetée, et que sa plainte avec constitution de partie civile suivie du paiement d’une caution financière fut classée sans suite. En droit, le fardeau de la preuve ne peut pas peser uniquement sur l’auteur d’une plainte, étant donné en particulier que le plaignant et l’Etat n’ont pas également accès aux preuves, et que l’Etat est seul à avoir les moyens et la possibilité d’accès aux renseignements pertinents. Le plaignant avait donné des renseignements détaillés sur le traitement auquel il avait été soumis; il avait par la suite demandé une expertise neutre et, devant le refus du juge d’y accéder, déposé plainte avec constitution de partie civile. Il réitéra ses déclarations devant la Cour spéciale. Dans ces circonstances, il incombait à la juridiction saisie de réfuter en détail les allégations renforcées par les mesures prises par le plaignant selon la loi, au lieu de déplacer vers lui le fardeau de la preuve. D’autre part, des inculpés dans la même affaire avaient fait état de la torture qu’ils avaient subie, ils avaient en outre produit les doubles de leur demande de désignation d’expert portant visa d’accusé réception du juge d’instruction. Ils avaient, en outre, réclamé tout au cours de la procédure, tant à l’instruction qu’au jugement, l’administration de preuves autres que les expertises médicales – l’audition de témoins ainsi que des auteurs possibles des mauvais traitements -, ce qui n’a pas été fait. Or cette audition était nécessaire car, à supposer les expertises médico-légales ordonnées et s’étant révélées insuffisantes, tous les éléments de preuve doivent être comparés et complétés avec d’autres éléments d’information. La Cour spéciale demeurera sourde aux appels à l’équité.

Quels motifs pouvaient justifier le refus des autorités judiciaires d’ordonner l’expertise, d’écouter les témoins, d’administrer un autre mode de preuve et, en particulier, d’acquiescer aux demandes des plaignants ? Pourquoi les plaintes pour torture avec constitution de partie civile sont systématiquement classées sans suite par les juges ? On doit considérer non seulement que les manquements qui viennent d’être exposés sont incompatibles avec le droit, et notamment l’obligation de procéder à une enquête impartiale faite à l’article 13 de la Convention, mais que les juges algériens sont complices de la torture en toute connaissance de cause.

Les Cours spéciales avaient été instituées par la législation «anti terroriste» qui favorisait la torture, assurait ses auteurs de l’impunité, et était incompatible avec l’esprit de l’article 2 de la Convention contre la torture tout en en violant les articles 12 et 13. Par les pouvoirs exorbitants qu’elle donnait à la police judiciaire, dont les agents peuvent agir sur tout le territoire national, de jour comme de nuit, et aux juges « anonymes », dont les décisions ne sont pas obligatoirement motivées – décidant selon leurs convictions subjectives, elle a empêché que la preuve de l’emploi de la torture puisse être obtenue et, de fait, a garanti l’impunité des tortionnaires qui continueront à exercer leur besogne. Selon un principe général du droit international et de l’ordre public international, les tribunaux internationaux et nationaux et les organes chargés de veiller au respect des droits de l’homme doivent considérer la situation réelle en ce qui concerne les faits et actes, au lieu de s’en tenir à une position strictement formelle et juridique, lorsque ces faits et actes affectent les activités et les droits des citoyens17. Nonobstant tous les moyens et pouvoirs que les juges tiraient de la loi anti terroriste, ils devaient assurer une justice « minimale » et non choisir dans la loi ce qui confortait leur pouvoir pour s’opposer à la vérité des pratiques policières. En Algérie les citoyens n’étaient pas exposés à un risque seulement potentiel, mais ils souffraient réellement de la pratique généralisée de la torture avec la couverture des juges, et continuent d’en souffrir. La Cour spéciale d’Alger a jugé Aimat Mohamed coupable sur la base de déclarations obtenues sous la torture, elle l’a condamné à mort. La Cour suprême, juridiction supérieure dont le rôle est de veiller au respect de la loi par les juridictions inférieures, a confirmé la sentence. La victime de torture a été exécutée.

Cette affaire est citée ici car elle représente le procès type du fonctionnement judiciaire algérien depuis l’arrêt du processus démocratique en Algérie, en janvier 1992. Au prétoire, ce n’est pas l’accusé que l’on condamne pour des crimes mais l’opposant, c’est-à-dire l’ennemi que l’on élimine en lui attribuant des faits extorqués par la torture. Ce qui est discuté dans les salles d’audience, pleines de soldats et de policiers en armes, ne sont ni des faits ni le droit. Là, le juge fait du renseignement, avant de porter l’attaque finale. Il sonde la force et les moyens de l’adversaire assis au box des accusés. Ce box est le carré de l’opposant irréductible qu’on charge et qu’on détruit. En matière de justice politique, si tant ces termes peuvent être réunis, le prétoire se transforme en champ de bataille, et les juges autant que les procureurs y portent l’uniforme au sens propre et au sens figuré. N’est ce pas que l’accusé et son avocat sont traités en adversaires alors même que les garanties liées à l’exercice de la profession d’avocat sont, précisément, celles d’éviter d’assimiler l’avocat à son client et à sa cause ? Devons-nous, en tant qu’avocats, continuer à défendre des citoyens, condamnés d’avance, dans ces conditions ? Devons-nous cautionner des parodies de justice même lorsque nous avons la certitude, prouvée maintes et maintes fois, que le juge se fait le complice d’accusations fantaisistes dont l’objectif est de détruire comme au combat, avec d’énormes et d’irréparables « dommages collatéraux » ?

 

 

CONCLUSION

5. L’Algérie est le pays des  » spécificités « , et en matière de torture elle n’y échappe pas.

La torture n’est pas un phénomène cantonné dans une région, elle couvre tout le territoire, et plus particulièrement la carte électorale du 26 décembre 1991. La torture en Algérie est un processus au large spectre avec de nombreux coauteurs et complices. Elle commence avant l’arrestation et se prolonge au-delà du jugement, y compris en prison. Les tortionnaires jouissent d’une liberté et d’une impunité qui les précipitent dans les excès les plus révoltants.

La torture s’y commet en outre dans le silence du droit, qui par un renversement de toutes les notions de justice permet la peine sanglante sur la base de la suspicion, voire l’animosité d’un fonctionnaire subalterne, avant l’accusation officielle, avant le jugement et jusque après le procès dans le cachot. La pyramide normative n’existe que pour la forme puisque un coup de téléphone peut paralyser la loi et la constitution.

Les juges chargés de dire le droit répriment sans scrupule le murmure des victimes de torture, lorsqu’elles osent en parler dans les prétoires. Au mieux ils approuvent les tortionnaires dans une profonde partialité. Le rôle des juges dans la torture en Algérie est certainement ce qui caractérise le plus cette violence. Bien sûr, la Constitution dit que le juge est le gardien et le garant des droits et libertés des citoyens, mais c’est du discours, la Constitution étant le premier texte virtuel dont l’objet est d’alimenter la propagande du régime « démocrate » et néanmoins tortionnaire.

C’est que le droit algérien est duel.

Mon confrère et ami Ali-Yahia Abdennour a fait, en citant le sociologue Addi Lahouari, la distinction entre le pouvoir réel et le pouvoir apparent en parlant du régime algérien. Il a distingué le pouvoir des décideurs qui est militaire, privatisé, efficace et réel, du pouvoir tout formel et apparent que prévoit la constitution, en situant ce dernier dans les institutions que sont le président de la république, le chef de gouvernement, le parlement ainsi que les ministres et l’appareil de justice. La matière juridique n’échappe pas à cette dichotomie de la puissance, qui est publique en apparence et privée en fait. En droit, la même séparation apparaît entre, d’une part, le « droit » implicite et efficace dont la source extra constitutionnelle est la volonté des décideurs, qui est de l’ordre du fait parce que pratiqué tous les jours et, d’autre part, le droit écrit mais virtuel, qui sert dans sa partie externe et moderne aux discours protocolaires et aux déclarations publiques, et qui sert dans sa partie interne et archaïque à l’application sélective et discriminatoire. En Algérie le code implicite de l’indigénat subsiste encore.

Cet article avait pour but de démontrer l’absence de l’Etat de droit ainsi que le caractère systématique de la torture en Algérie. Il tendait particulièrement à attester que la torture en Algérie est pratiquée avec l’assentiment de l’administration judiciaire complice, qu’il s’agissait de dénoncer. Il avait pour objectif accessoire de briser le silence entretenu autour de la torture en Algérie, afin que l’opinion publique soit prise à témoin. De fait, cet article a pour fin ultime d’encourager l’amplification des chuchotements et des murmures des suppliciés dans tous les espaces publics, jusqu’à l’aboutissement de la marche des victimes devant les prétoires, et la traduction des tortionnaires en justice. Les tortionnaires doivent, en effet, être questionnés par une justice équitable et moins partisane afin de dire le droit, de le dire publiquement, équitablement et solennellement.

La compassion ne suffit plus. Les victimes algériennes méritent davantage encore. La réparation matérielle qui leur est due, conformément à l’article 14 de la convention internationale contre la torture, que l’Algérie a ratifié sans l’appliquer, doit leur être attribuée. Mais la réparation matérielle ne validera pas les souffrances incommensurables endurées par ces victimes. Il convient, en effet, de mettre fin à l’impunité. Cet objectif est la seule condition d’une réhabilitation psychique, morale et sociale des victimes algériennes de la torture.

Moralement veut dire le jugement des tortionnaires et leurs complices, y compris par le recours au juge étranger puisqu’on désespère du juge algérien complice. Le juge étranger est un ultime recours pour l’application du droit pénal international. Tout le monde connaît aujourd’hui cette possibilité depuis l’affaire Pinochet. Et surtout, il ne s’agit pas seulement de réadapter les survivants de la torture par le jugement de leurs tortionnaires, il faut prévenir la torture pour l’avenir en refusant l’impunité des tortionnaires et leurs commanditaires. On rendrait service au peuple algérien et à l’humanité car « Celui qui a la violence pour habitude n’exercera pas la souveraineté, car les fonctions du berger ne seront pas remplies par le loup. » (Muslih Eddin Saadi, Le Verger, 1257, tr. Barbier de Meynard, Leroux, 1880). Cela est possible, car le crime de torture est imprescriptible.

Cela signifie que le temps écoulé depuis la commission des faits n’est pas en mesure d’arrêter l’action de justice ; cela signifie encore que le jugement des tortionnaires, au besoin en leur absence, puisqu’ils bénéficient de la complicité de tous les rouages institutionnels de l’Etat, ne pourra pas être enterré, quel que soit le temps qui se déroulera jusqu’à ce que ce jugement soit exécuté. L’action en justice aussi bien que la peine sont, en matière de torture, imprescriptibles. Les victimes et leurs descendants ont le droit d’attraire les tortionnaires pour les faire condamner afin que la vérité puisse les poursuivre, y compris dans leur tombes, à titre posthume.

Vivre dans une société libérée de la torture n’est pas un rêve utopiste, c’est une nécessité collective réalisable qu’il faut entreprendre pour qu’on ne puisse jamais dire : Quand on peut user de violence, il n’est nul besoin de procès. (Thucydide, La guerre du Péloponnèse, tr. Roussel, Gallimard, 1966).

 

 

 

NOTES

1 Livre collectif, An Inquiry into the Algerian Massacres, préface de Noam Chomsky et Lord Eric Avebury, Bedjaoui, Aroua et Ait-Larbi éditeurs, Hoggar, Suisse, 1999, p. 1174 et s.

2 Haytham Manna, Moncef Marzouki, Violette Daguerre, Me Issam Younes, « Violences et torture dans le monde arabe », éditions L’Harmattan, Paris.

3 Livre Blanc sur la Répression en Algérie, Comité Algérien des Militants Libres de la Dignité Humaine et des Droits de l’Homme (CAMLDHDH), tome 1, éditions Hoggar, 1995, p. 172-175.

4 Je promets et je jure au nom de l’être suprême, d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité dans l’exercice de la médecine.
Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent, et n’exigerai jamais un salaire au-dessus de mon travail. Admis à l’intérieur des maisons mes yeux ne verrons pas ce qui s’y passe , ma langue taira les secrets qui me seront confiés, et mon état ne servira pas à corrompre les moeurs ni à favoriser le crime.
Respectueux et reconnaissant envers mes maîtres, je rendrai à leurs enfants l’instruction que j’ai reçu de leurs pères.
Que les hommes m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses. Que je sois couvert d’opprobre et méprisé de mes confrères si j’y manque.

5 Rapport CAT/C/SR. 272,273. Les conclusions du Comité portent la référence CAT/C/XVIII/ CRP. 1/Add 3, et les observations A/52/44.

6 Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adopté par le premier congres des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à Genève en 1955 et approuvé par le Conseil Economique et Social dans ses résolutions 663 C (XXIV) du 31 juillet 1957 et 2076 (LXII) du 13 mai 1977 ; Code de conduite pour les responsables de l’application des lois, adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 17 décembre 1979 (résolution 34/169) ; Ensemble de règles minima des Nations Unies concernant l’administration de la justice pour mineurs dites ´´Règles de Beijing´´, adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies dans sa résolution 40/33 du 29 novembre 1985 etc.

7 Deux rapports de la MEDICAL FOUNDATION for the Care of Victims of Torture, présentés par le Dr Michael Peel, le premier aux Party Parliamentary Group on Human Rights, London, 22 January 1998, le second est daté de mai 1999. Rapports disponibles en anglais et en allemand sur le site de la Fondation et également au : http://www.algeria-watch.de/francais.htm

8 Violences et torture dans le monde arabe, op. cit.

9 Résolutions 3218 (XXIX), 3453 (XXX) et 31/85.

10 Résolutions (WHA30.32 ET EB61.R37) et décision EB63 (10).

11 Rec. résolutions., Vol III(3e éd.), 8.2.1 (Treizième séance plénière, 14 mai 1993 – Commission B, quatrième rapport).

12 Il s’agit de : Andorre, Angola, Bahamas, Barbados, Bhutan, Botswana, Brunei Darussalam, République Centrafricaine, Comores, Congo, Cook Islands, République populaire de Corée, Djibouti, Dominica, République Dominicaine, Guinée Equatoriale, Erytree, Fiji, Gabon, Gambie, Ghana, Grenade, Guinée Bissau, Haïti, Holy See, Inde, Iran et Iraq.

13 Selon la Constitution algérienne du 23 février 1989, « Lorsque le Conseil constitutionnel juge qu’un traité, accord ou convention est inconstitutionnel, sa ratification ne peut avoir lieu. » (article 158).

14 Le premier rapport devait être déposé le 11 octobre 1990. Il a été déposé le 13 février 1991 (références CAT/C/9/Add. 5). Il a fait l’objet d’un examen à la sixième session du 25 avril 1991, qui en a dressé un rapport (CAT/C/SR. 79-80, les conclusions du Comité sont référencées s A/46/46, et les observations figurent aux paragraphes 263-290 du rapport).

15 Rapport déposé le 26 février 1996 au lieu du 11 octobre 1994. Il porte les références CAT/C/ 25/ Add. 8 et a été examiné à la dix septième session du 18 novembre 1996.

16 L’Observatoire national des droits de l’homme a été créé par décret présidentiel numéro 92-77 du 22 février 1992. Cette institution dépendante du Président de la République est un organe d’observation et d’évaluation et n’a aucune autre compétence. Elle a officiellement un rôle de consultation mais elle s’est avéré être, en fait, un organe de défense du régime.

17 Ahmed c. Autriche, Cour européenne de Justice, affaire numéro 71/1995/577/663, 27 novembre 1996.