Histoire secrète de la Ve République: Introduction

Histoire secrète de la Ve République

Sous la direction de Roger Faligot et Jean Guisnel

Avec Rémi Kauffer, Renaud Lecadre, François Malye, Martine Orange et Francis Zamponi

La Découverte, 2006

Introduction

par Roger Faligot et Jean Guisnel

Ceux qui avaient moins de cinquante ans à la sortie de ce livre et qui vont s’y plonger n’ont le plus souvent pas idée de la manière dont est née en 1958 la France dans laquelle ils vivent, et dont ils constatent aujourd’hui combien elle fonctionne mal. Le voyage au cœur des cercles de pouvoir de la Ve République que propose cet ouvrage a pour ambition de les éclairer, eux et leurs aînés. Il est organisé en sept cheminements, thématiques et complémentaires, regroupant au total une centaine d’articles et de portraits. L’intérêt de cette organisation est d’aider à comprendre combien les mille et un secrets, petits et grands, qui jalonnent l’histoire française du dernier demi-siècle ont joué un rôle central dans les évolutions de la « face visible » de notre République.

Le poids de l’héritage colonial

Les deux premières parties (« Aux origines, la guerre d’Algérie » et « La décolonisation et l’héritage colonial ») permettent ainsi de mesurer à quel point les circonstances de la fin de l’Empire colonial français – et en particulier la longue guerre d’indépendance algérienne – ont structuré, pour des décennies, le comportement des élites françaises, politiques comme économiques. Pour ne prendre que l’exemple des conflits nés de la décolonisation de l’ancien Empire français, devenu ensuite la Communauté, nous avons revisité plusieurs de ces combats difficiles, de la guerre secrète contre la Guinée (1958-1973) au « bourbier ivoirien » des années 2000, en passant par la terrible et oubliée « guerre spéciale » conduite au Cameroun dans les années 1960-1964 ou l’incroyable opération de Kolwezi (1978). La dimension militaire de la « présence française » en Afrique a toujours joué un rôle essentiel et méconnu, profondément marqué par l’expérience coloniale.

Au début des années 1960, la Ve doute si peu de la justesse de ses vues qu’elle entend même agir, en Afrique, dans des régions qui n’étaient pas les « siennes » durant la colonisation. C’est ainsi qu’elle s’aventurera en territoire anglophone au Nigéria de 1967 à 1970, en s’engageant dans le soutien périlleux à la sécession du Biafra, sous la houlette de l’un des hommes qui aura l’influence la plus considérable dans l’entourage du général de Gaulle, Jacques Foccart. Souvent reliée à ce qu’il est convenu d’appeler le « complexe de Fachoda », cette obsession d’une France soucieuse de la préservation de son influence aux abords de cette part d’Afrique colonisée par d’autres puissances européennes se retrouvera un quart de siècle plus tard, cette fois au Rwanda. L’armée française interviendra à grande échelle en 1994 dans cette ancienne possession belge, et se trouvera au cœur d’un génocide, que la République n’aura pas su, ni en réalité voulu, éviter.

La guerre d’Algérie ne provoque pas seulement la chute de la IVe République. Elle se trouve à la source de la naissance de la Ve, accompagnant durant un lustre ses actes fondateurs, tout en les pervertissant en même temps. On a bien oublié aujourd’hui que c’est un « coup d’État froid » qui fait revenir Charles de Gaulle au pouvoir avec l’opération Résurrection. Dès lors qu’il sera installé à Matignon, avant de devenir grâce à une nouvelle Constitution un véritable monarque républicain, de Gaulle aura une priorité majeure : conduire la guerre à son terme, c’est-à-dire à l’indépendance de l’Algérie, en négociant avec le FLN, l’ennemi de la veille, les conditions de l’accès de l’ancienne colonie à la souveraineté nationale. Cette indépendance sera pilotée dans un contexte très particulier, et surtout contraire aux idéaux républicains de la plupart de ceux qui avaient considéré l’ancien chef de la France libre comme le garant du passage de la France vers une démocratie adulte. Pour faire échec à la rébellion de l’armée, puis à l’OAS, l’hôte de l’Élysée s’installera dans une pratique politique peu conforme aux principes souvent généreux qu’il avait dit vouloir instaurer. Grâce aux pouvoirs spéciaux, avec les services spéciaux, on mène des opérations spéciales. À savoir non seulement secrètes, mais surtout aux limites, trop souvent franchies, de l’État de droit. En passant par la création de polices et d’officines parallèles qui agissent hors de tout contrôle démocratique, commettant des actes en contradiction avec la Constitution même de la Ve République, pourtant tout juste approuvée par le peuple souverain.

Cette influence des pratiques inacceptables (enlèvement, meurtres, attentats, manipulations) dans le fonctionnement des services secrets (RG, DST, SDECE et DGSE) est précisément évoquée dans la cinquième partie (« Services secrets et raisons d’État »). Car c’est encore au cours de la guerre d’Algérie que les agents des services ont appris à s’affranchir sans scrupule des règles de base qui régissent en principe l’action des bras occultes de la République. Aucune démocratie au monde ne saurait sans doute se passer de services capables d’agir aux franges de la loi, parce que les guerres secrètes qui se mènent partout – y compris contre la France ou ses intérêts – ne sauraient se combattre exclusivement avec les règles en vigueur dans les chancelleries. Le problème rencontré de ce point de vue par la Ve, dès sa naissance, et les critiques que ces pratiques ont suscitées, ne procèdent donc pas d’une foi naïve dans un monde sans violence, sans tricheur, sans voyou. Mais de celle voulant que dans ce monde brutal, il demeure possible d’agir, y compris secrètement, en ne dévoyant pas les principes de base du modèle démocratique.

Services secrets, barbouzes et coups tordus

Or, les pages qui suivent le démontrent amplement, la Ve République a parfois, sinon souvent, agi avec des méthodes indignes. Qu’elles aient été, le plus souvent, décidées par le pouvoir politique émanant des urnes, ou très couramment par des services de l’État ou bien par certains de leurs fonctionnaires dévoyés, ces pratiques inadmissibles ont été institutionnalisées durant la période de pouvoir de Charles de Gaulle, ont perduré sous Georges Pompidou et sous Valéry Giscard d’Estaing, avant de ne point disparaître après l’arrivée, pour quatorze ans, de François Mitterrand, et d’embellir enfin sous Jacques Chirac. Car la France est ainsi faite que les différents présidents de la République ont toujours imprimé une forte marque à leur époque. Chacun d’entre eux eut certes de bons côtés. Le lecteur nous pardonnera de nous être surtout intéressés à leurs faces obscurs.

Celles qui, justement, plongent d’abord leurs racines dans les arcanes des services secrets et dans le monde opaque de la raison d’État. Il n’est pas indifférent de savoir que les uns et l’autre sont nés sous Louis XIV, avec une monarchie forte et centralisée en France. Et que leur symbole n’était autre que le « Masque de fer ». Les plus anciens se souviendront comment, dans les années 1960, Le Canard enchaîné tenait, sous la plume d’André Ribaud et illustrée par Moisan, la « Chronique de la Cour » : les cercles du pouvoir gaullien y étaient peints sous les traits du Roi-Soleil et de ses courtisans, tandis que le palais de l’Élysée prenait les allures du château de Versailles. Et le nouveau Masque de fer porte alors un nom : celui de Mehdi Ben Barka, dont le corps est sans doute à jamais disparu après qu’il a été kidnappé en 1965 par les services spéciaux marocains avec l’aide de « barbouzes » françaises… Et sur lequel l’État se refuse toujours aujourd’hui à ouvrir toutes les archives au nom du « secret-défense » et de la raison d’État…

L’affaire est devenue le symbole du « mauvais usage des services spéciaux ». Et cela d’autant plus qu’à l’origine, le SDECE (plus tard rebaptisé DGSE) et la DST sont nés dans la résistance au nazisme et sous l’étendard de la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale. Les dérives et les bavures d’anciens résistants, une fois de Gaulle au pouvoir, et encore plus avec ses successeurs – Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing –, demeurent un vrai sujet de méditation. Le rôle clé de Jacques Foccart – qu’on retrouvera souvent à travers ces pages – est à cet égard emblématique, puisqu’il fut le coordinateur des services spéciaux officiels après avoir été le cofondateur de la police parallèle connue sous le nom de Service d’action civique (SAC). Comme lui, certains anciens résistants – heureusement pas la majorité d’entre eux ! – se sont retrouvés à l’avant-garde des pires exactions dans les guerres de décolonisation. Mais certains résistants, on le verra, ont aussi combattu avec efficacité les ultras de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) qui menaçait la jeune Ve République.

On trouvera ici le descriptif précis de ces actions et des organisations qui y ont présidé. Et les récits de moult « affaires » oubliées ou peu connues, souvent enrichis de révélations inédites grâce aux enquêtes menées de longue date par les auteurs. Les surprises ne manquent pas, dont la moindre n’est pas la mise en évidence de la très étrange « épidémie » de meurtres politiques – plus d’une cinquantaine de victimes, tant françaises qu’étrangères – qui a frappé la France sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981). Mais, pour nécessaires qu’ils soient, ces rappels documentés ne sauraient suffire. Et c’est pourquoi nous avons tenu – selon un principe d’ailleurs appliqué dans toutes les parties de cet ouvrage – à compléter les récits factuels et les portraits par des synthèses, permettant de mieux saisir les enjeux techniques et politiques du monde du renseignement français.

Ainsi, on apprendra comment l’éloignement de la Seconde Guerre mondiale, la purge du SDECE par Alexandre de Marenches en 1970, sa refonte par Pierre Marion en 1981, sa modernisation par Claude Silberzahn à partir de 1989 ont progressivement éloigné ce service d’un emploi politique et partisan vers un service de renseignements politiques, stratégiques et économiques dont a besoin le pays dans le monde troublé qui est le nôtre. Reste à enclencher vraiment, comme décrit ici, le contrôle parlementaire de ses actions. Reste également à reconnaître, ce qu’on ignore trop souvent, que les services secrets peuvent aussi agir, secrètement certes, en mettant en avant le bien commun, en relation avec des administrations réellement soucieuses de l’intérêt public et pour sauver des vies humaines : il existe de bons usages des services spéciaux (nous évoquons ici le rôle de la DGSE dans des médiations interafricaines, dans le soutien à des processus de paix, dans le dénouement de crises d’otages).

La fin de la guerre froide a fait beaucoup par ailleurs pour faire évoluer le rôle – devenu presque banal au fil des années – de police politique de la DST (voir les affaires des « taupes rouges » ou les manipulations des séparatistes bretons), des RG (en Corse ou au Pays basque) et de certaines unités spéciales comme la « cellule antiterroriste de l’Élysée » (affaires des écoutes téléphoniques sous Mitterrand). Bon gré mal gré, et sans abandonner toujours les mauvaises habitudes, ces services ont dû évoluer vers une fonction de protection face aux nouveaux défis : l’islamisme radical violent, le crime organisé international, l’espionnage économique et technologique ou la guerre dans le cyberspace. On lira le détail de toutes ces affaires et des questions que se posent légitimement les professionnels du renseignement eux-mêmes et les citoyens sur l’emploi des premiers. Car les cas de rechute restent fréquents : on verra ainsi comment, sous la pression de la seconde guerre d’Algérie et de ministres de l’Intérieur indélicats, certains agents de renseignement ont réendossé leur tunique de « barbouzes ». On le verra enfin avec la description minutieuse du rôle des agents secrets dans l’affaire des frégates de Taïwan et Clearstream, au cours de laquelle le piège s’est refermé en 2006 sur un des as des services secrets de la République, le général Philippe Rondot.

Le nucléaire et les grands corps de l’État au cœur de la République
Cette affaire illustre un schéma constant dans l’histoire de la Ve République : la convergence de la raison d’État (principalement incarnée par l’action des services secrets) et la raison économique (principalement incarnée par le soutien de l’État aux grands groupes industriels et financiers, à commencer par ceux liés au nucléaire, à la défense nationale et au pétrole). Pour le comprendre, il faut revenir au « diamant noir de la Ve République », la force de frappe nucléaire, seconde priorité de De Gaulle avec la fin de la guerre d’Algérie, quand il revient aux affaires en 1958 : presque effacée de l’histoire officielle, l’épopée du nucléaire – qui coûtera, sans qu’il le sache assez, fort cher au contribuable – a façonné à un point largement méconnu la vie économique et politique de la France pendant au moins quatre décennies.

Tel est l’objet de la troisième partie de ce livre (« Le nucléaire et le complexe militaro-industriel »), qui évoque notamment la mise en place de la force de frappe et du nucléaire civil à partir des années 1950. La Ve République n’est pas arrivée, de ce point de vue, en terrain vierge. Mais elle a poursuivi avec une ardeur et des moyens accrus les efforts de la IVe dans une voie qui, pour être synonyme de grandeur aux yeux des dirigeants français qui se sont succédé depuis la Libération, n’en pose pas moins mille questions. Les corps d’ingénieurs fonctionnaires – la crème de la crème de la République – qui ont forgé l’outil nucléaire, ardents et sûrs que leur savoir n’est rien d’autre que leur bon droit et que celui-ci se confond avec le bien de tous, les sommes colossales consacrées à ces programmes par l’État, jusqu’à ce jour, ont contribué de manière décisive à façonner sur longue période les structures, non seulement de la République, mais aussi du capitalisme français. Et surtout, la façon – largement secrète et peu démocratique – dont ces efforts militaires ont été conduits explique bien des habitudes de dissimulation, voire de « coups tordus » en tous genres, que l’on retrouve dans différents domaines : la finance et les médias (sixième partie), la diplomatie (quatrième partie) ou la politique (septième partie).

La sixième partie (« Finances et jeux d’influences ») porte précisément un regard aiguisé sur l’un des éléments clés du pouvoir en France : les grands capitalistes, leurs pompes (pas seulement à finances), leurs œuvres, leur fatigante impunité, leurs solidarités invisibles, leur extraordinaire richesse et tous ces liens embrouillés, y compris de prévarication et de concussion, qui les ont rattachés et les rattachent encore au pouvoir politique et à l’administration. L’une des moins reluisantes des particularités françaises réside assurément dans cette symbiose profondément ancrée entre des hommes – et quelques très rares femmes – commençant leur carrière dans les cabinets ministériels, et la poursuivant dans les grandes et juteuses entreprises d’État. Où, ailleurs qu’en France, pourrait-on voir, comme ce fut le cas dans le scandale du Crédit lyonnais, des pertes inimaginables (50 milliards d’euros) payées rubis sur l’ongle par le contribuable, sans qu’aucune condamnation autre que symbolique ne vienne frapper les fautifs ?

La connivence effarante liant entre eux les membres des grands corps de l’État, au premier rang desquels l’Inspection des finances, suivi par le corps des Mines, explique bien des choses. Mais comment dégager les grands principes de cette solidarité, et comprendre pourquoi et de quelle manière ces quelques dizaines de hauts fonctionnaires ont pris les rênes des grandes entreprises, poussés par leurs corps, tirés par les élus, accompagnés par des législations accommodantes ? Nous nous sommes attachés à décortiquer ces éléments, pour offrir au lecteur quelques découvertes ébouriffantes. L’immobilier, les travaux publics, le pétrole, l’adduction et la distribution d’eau, les autoroutes, les télécommunications, la banque, les armements, l’énergie nucléaire méritaient assurément qu’on décrypte leur fonctionnement opaque, propice à la corruption. De même, on découvrira à quel point l’efficacité technocratique a promu l’intrusion du Big Brother informatique dans la vie privée des citoyens. Était-il inévitable que ces dérives constituent le prix à payer pour que la France soit un des premiers exportateurs mondiaux, ou que sa modernisation soit un succès durant ce demi-siècle ? Nous ne le pensons pas, et nous essayons d’expliquer pourquoi.

« Domaine réservé » et diplomaties secrètes

Cette explication – c’est l’une des convictions qui ont présidé à la conception de ce livre – passe d’abord et avant tout par l’élucidation des effets très étranges des caractéristiques singulières, à l’échelle internationale, de la Constitution de la Ve République. La France constitue une pyramide de pouvoirs, partant de ceux, locaux et profondément ancrés dans le tissu social national, d’une base élue comptant plusieurs centaines de milliers de personnes dans les conseils municipaux des 36 000 communes du pays. Le zénith de ce système représentatif ne se trouve nulle part ailleurs qu’à l’Élysée. Sous la IVe République, un collège de 80 000 grands électeurs désignait le président. Charles de Gaulle y a mis bonne fin, en faisant élire pour la première fois le président au suffrage universel. En France, personne n’a depuis autant de pouvoirs que le président de la République, dont l’autorité procède directement du peuple. Rien n’illustre autant sa prééminence que sa capacité exclusive à appuyer sur le bouton rouge du feu nucléaire. Elle ne se partage pas davantage qu’elle ne se discute, et sous-tend l’ensemble de la vie publique.

Nous avons voulu expliciter pourquoi cette aptitude consubstantielle à la fonction présidentielle n’est pas née par hasard avec la Ve République. Alors que ce point n’est pas inscrit dans la Loi fondamentale, le président français se trouve de surcroît aux manettes de ce qu’il est convenu d’appeler le « domaine réservé ». Lequel permet certes au titulaire de la magistrature suprême de décider de construire tout bâtiment public qui bon lui semble, à n’importe quel prix, mais surtout de n’avoir de comptes à rendre à personne dans deux secteurs essentiels : la défense et la politique étrangère. Le Parlement pourrait s’en offusquer, il s’en accommode sans un mot : en France, on ne discute pas une décision présidentielle. Il convient sans aucun doute d’y voir une des causes du malaise institutionnel actuel. Au bout d’un demi-siècle, cette organisation a atteint ses limites…

On le verra spécialement en découvrant dans la quatrième partie l’ampleur du champ des « diplomaties secrètes » conduites par l’Élysée. En fait, sous le prétexte – a priori admissible – de pallier les insuffisances de l’administration du Quai d’Orsay, souvent confite dans une pesante pusillanimité, un respect inadéquat des pratiques diplomatiques et au final une inaction insuffisamment compensée par une vraie réactivité durant les crises internationales, chacun, et d’abord le Parlement, s’est accommodé d’une dérive plaçant le président et sa petite équipe élyséenne au point nodal de l’action diplomatique de la France. Cette attitude est parfois un gage d’efficacité et de clarté, d’autant plus acceptable quand elle est en phase avec l’opinion publique et la représentation nationale. Ce qui fut le cas à bien des reprises, notamment sous Charles de Gaulle (discours de Phnom Penh en 1966), sous François Mitterrand (guerre du Golfe en 1991) ou Jacques Chirac (Bosnie en 1995, invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003).

Pour autant, cette pratique comporte tant d’inconvénients qu’elle a fait à maintes reprises la preuve de son inadéquation. Singulièrement quand il s’est agi pour la France de mener une politique étrangère dominée par l’action secrète, les solidarités inopportunes avec de monstrueux despotes, les ventes d’armements parfois carrément illégales à des régimes condamnables, sans oublier la prolifération de la technologie, donc de l’arme nucléaire, dont la France aurait avantageusement pu faire l’économie. Nous sommes donc revenus, non sur l’ensemble de ces dossiers – la tâche eut à elle seule exigé plusieurs ouvrages –, mais sur certains de ceux qui sont rarement évoqués et qui nous ont paru significatifs. Comme la solidarité inavouée avec Israël (dès les années 1950), l’action pour le moins ambiguë de la France lors de la guerre des Malouines en 1982, le « prêt » de gendarmes français à la monarchie wahhabite d’Arabie saoudite en 1979, les complicités invraisemblables de Paris avec le régime algérien des années 1990 ou le rôle méconnu de la France dans la politique libanaise et la résolution 1559 de l’ONU en 2004 : autant de dossiers qui ouvrent des abîmes de réflexion…

Organisations invisibles et groupes de pression

Souvent liés à ceux du « domaine réservé », les « réseaux occultes », que nous évoquons dans la septième partie, ont joué dès l’origine un rôle essentiel dans la gestion au jour le jour – et dans nombre de décisions politiques majeures – de la vie politique et sociale sous la Ve République.

Certes, le personnel politique élu imprime sa marque à tous les niveaux de l’État, comme c’est la règle dans une démocratie. Du haut en bas de l’échelle qui voit le président installé au sommet, l’appareil d’État agit comme une gigantesque structure de commandement régie par les règles constitutionnelles. Mais il faut nuancer, et admettre que l’apparence du pouvoir n’est pas sa réalité. Ou plus exactement, qu’il existe une double réalité : l’exécutif agit sur l’administration prise au sens large, laquelle représente une part majeure des emplois salariés en France (cinq millions de fonctionnaires, soit un emploi salarié sur cinq, appartiennent aux trois fonctions publiques – d’État, territoriale et hospitalière –, ce qui en fait une masse lourde et souvent cogérée avec les organisations syndicales). Or, on le sait peu, cette administration puissante est souvent dirigée depuis l’Élysée, car le président nomme personnellement chaque année par décret les 6 000 plus hauts fonctionnaires et autres responsables des diverses commissions, entreprises publiques et organismes divers.

Est-ce bien raisonnable ? Une telle avalanche de nominations ne lie pas seulement le chef de l’exécutif aux cadres de la Nation. Ce système figé laisse également la porte ouverte à des organisations invisibles, des groupes de pression dont la discrétion n’a d’égale que la puissance, empruntant des voies détournées pour faire passer leurs vues, enchevêtrant connivences croisées, clientélisme ténébreux et échanges occultes de services. Nous nous sommes intéressés à ces réseaux dont l’importance est cruciale, bien qu’elle n’apparaisse jamais dans les textes.

À cet égard, il nous a paru nécessaire de revenir sur le plus fantasmagorique de ces réseaux, celui des francs-maçons, qu’il était pertinent de remettre à sa place, avec lucidité et sans pathos. Nous avons également accordé une attention particulière au groupe de pression agricole, auquel Jacques Chirac s’est montré plus sensible que tout autre président, et qui a pourtant joué à fond contre lui en mai 2005 lors du référendum sur la Constitution européenne, dont il n’a pas peu contribué au rejet par les électeurs français. Autre puissant lobby : celui de la santé publique, prise au sens large. De l’affaire du sang contaminé à celle de l’amiante, ses pesanteurs et ses appuis dans l’appareil d’État ont permis qu’il fasse passer ses intérêts économiques, politiques et financiers, avant ceux du public, au prix des plus meurtriers des scandales.

Enfin, deux institutions très particulières ont justifié notre intérêt, car on les présente souvent comme des contre-pouvoirs chargés de sanctionner ou de dévoiler les turpitudes et dérives des autres pouvoirs : la justice et la presse. On le verra, le tableau qui se dégage de leurs évolutions, durant près d’un demi-siècle de Ve République, est plutôt sombre. Au cours des années 1980 et 1990, après deux décennies de « magistrature couchée », l’appareil judiciaire a voulu intervenir bien davantage que par le passé comme organe de régulation et de sanction de pratiques inacceptables des politiques et des industriels liés à l’État : corruption, magouilles, passe-droits, libertés prises avec le fonctionnement optimal de l’État et de l’économie, les magistrats ont mis leur nez partout. Au bilan, que reste-t-il ? Pas grand-chose… Et il n’est même pas acquis que les pratiques illégales ont cessé pour autant.

Quant à la presse, que les auteurs connaissent parfaitement – et pour cause –, elle est un cas vraiment à part. La crise profonde qu’elle traverse au début des années 2000 ne trouve pas seulement ses causes dans les difficultés économiques amarrées au transfert des budgets publicitaires de la presse écrite vers les grandes chaînes de télévision, ou à la réduction de ses ventes dont l’apparition de la presse gratuite est loin d’être la seule cause. Décrédibilisée par une connivence devenue criante avec le politique, trop souvent actrice docile des jeux politiciens, dirigée par des hommes dont la pratique quotidienne est intimement imbriquée à celle du pouvoir, elle a pour l’essentiel perdu sa noble fonction de contrôle. Nous n’en faisons pas mystère, bien que la potion soit amère…
Le « comment » de ce livre : méthode et mode d’emploi
Ce n’est évidemment pas un hasard si cet ouvrage paraît aux Éditions La Découverte, dont les origines (avec François Maspero, qui a créé sa maison en 1959) et l’histoire depuis 1983, ainsi que la profusion d’ouvrages d’enquête et de réflexion critique, ont accompagné étroitement celles la Ve République. Les publications de cette maison, souvent des livres d’enquêtes mordants, ont fréquemment fait date. Pour ne prendre que deux auteurs malheureusement disparus en 2006, on songe aux livres sur la torture en Algérie de Pierre Vidal-Naquet ou à l’enquête d’Anne-Marie Casteret sur le scandale du sang contaminé, cités en bonne place dans le présent ouvrage.

François Gèze et Hugues Jallon, les responsables de La Découverte, ont caressé le rêve de bâtir un ouvrage à la fois tonique, rigoureux et le plus complet possible, livrant le premier panorama global de cette sorte et privilégiant les approches nouvelles sur des affaires qu’on pensait connues. Ils ont fait appel pour cela à Roger Faligot et Jean Guisnel, journalistes et écrivains – presque cinquante livres d’enquête à leur actif à eux deux – pour piloter ce projet passionnant. À leur tour, ils ont porté leur choix sur des auteurs et confrères qu’ils estimaient les mieux à même de présenter aux lecteurs à chaque fois l’enquête historique la plus riche sur chaque thème.

Rémi Kauffer était un choix évident. Non seulement parce qu’il a publié une quinzaine d’enquêtes historiques avec Roger Faligot, mais avant tout pour sa compétence d’historien (membre du comité éditorial d’Historia), fin connaisseur des méandres de la guerre d’Algérie (son OAS, histoire d’une guerre franco-française est devenu un classique) ou des arcanes de la Résistance et du rôle des résistants et de leurs réseaux dans la Ve République (ce dont témoigne son « roman vrai » publié en 2006, Le Réseau Bucéphale).
Renaud Lecadre est journaliste à Libération. Son traitement pointilleux des grandes affaires politico-judiciaires justifiait qu’il compte parmi nos auteurs. Il porte le regard aiguisé de l’enquêteur non partisan sur l’une des particularités de notre République : les réseaux. Son ouvrage écrit avec Ghislaine Ottenheimer sur celui de la franc-maçonnerie (Les Frères invisibles, 2001) est devenu une référence. Il participe également au collectif de journalistes publiant sous le pseudonyme de Victor Noir, dont le premier ouvrage a été remarqué (Nicolas Sarkozy ou le destin de Brutus, 2005).

La plume de Martine Orange, ancienne du Monde passée à Challenges puis à La Tribune, est une rareté : journaliste économique pour qui aucune des grandes entreprises françaises ne possède le moindre secret, elle sait comme personne décortiquer les affaires les plus complexes et les rendre accessibles à tous. Le lecteur jugera sur pièces avec, entre autres, son chapitre sur le dossier inextricable du Crédit lyonnais. Ses livres d’enquête – Une faillite française (2003), avec Jo Johnson, et Ces messieurs de Lazard (2006) – nous ont convaincus qu’elle traiterait avec talent et efficacité les dossiers économiques de la Ve République. Nous ne nous sommes pas trompés.

François Malye est journaliste au Point. Enquêteur exigeant, il peut porter son regard curieux de tout sur bien des sujets. Mais il a un thème de prédilection : la médecine – et Dieu sait si ce sujet si peu traité dans la presse et l’édition françaises se prête à une critique acérée. Auteur d’un livre sur l’une des pires catastrophes de santé publique qu’ait connues la France (Amiante : 100 000 morts à venir, 2005), il ne pouvait que nous rejoindre… Nous nous en félicitons.
Francis Zamponi ne s’est pas contenté d’ouvrir l’épineux dossier corse. Ancien responsable de la rubrique « Police » du quotidien Libération, et notamment auteur de Les RG à l’écoute de la France (1998) et de La Police, combien de divisions ? (1995), il était le mieux placé pour décortiquer les affaires parallèles transversales, autant que les faits divers politiques qui ont bouleversé la Ve République, de l’affaire Ben Barka aux frégates de Taïwan. Plus récemment, il a signé des romans policiers teintés de son expérience d’enquêteur, dont Mon colonel (1999), sur la guerre d’Algérie, devenu un film adapté par Constantin Costa-Gavras et réalisé par Laurent Herbiet, sorti sur les grands écrans – heureux présage – en même temps que ce livre…

Nos « sept samouraïs de l’investigation » présentés, il nous reste à en expliciter la méthode et le mode d’emploi. À chaque auteur – y compris aux deux rédacteurs de cette introduction – a été imposée la même règle, qui tient en deux mots : rigueur et précision. Et une exigence : que leurs articles puissent être lus et compris sans avoir à se référer à tout un savoir préalable, réservé aux seuls spécialistes. Au lecteur de juger si ce double défi a bien été relevé.
Sur le plan pratique, nous devons signaler que chaque article est simplement signé par les initiales de son auteur. Et qu’un système de renvoi original [►] permet à chaque fois de retrouver les antécédents d’une affaire, ou au contraire sa projection dans le futur, ou de suivre à la trace tel personnage ou telle organisation. Il est évidemment possible de les retrouver aussi grâce à l’index – de quelque 3 000 entrées – réalisé par Vincent Maillet, lequel a également échafaudé une chronologie très complète qui permet alternativement de retrouver un événement traité dans le corps du livre ou de le situer en relation avec les grands enjeux internationaux de l’époque. Nous ne sommes pas peu fiers de son travail…

À la fin de chaque article, nous proposons une orientation bibliographique (évidemment non exhaustive), « pour en savoir plus ». Certains ouvrages ont été utiles à l’auteur, mais d’autres sont indiqués afin de souligner la complexité d’un sujet, surtout quand il fait débat (certaines affaires de la guerre d’Algérie, ou encore le génocide du Rwanda, certaines énigmes sur lesquelles les auteurs apportent une lumière nouvelle sans pour autant les résoudre totalement, etc.). Y figurent souvent des ouvrages contradictoires, voire des mémoires très partiaux de certains protagonistes peu distanciés ou excessivement militants, mais qu’il nous semble utile de signaler pour retrouver le climat de l’époque et les enjeux qui ont présidé à tel ou tel choix politique. Le lecteur recherchant des éclairages complémentaires pourra s’y reporter. On n’en voudra pas aux auteurs d’avoir choisi de mêler le souci du détail à une vision qui prend de la distance, pour permettre au lecteur de faire des découvertes étonnantes tout en nourrissant ses réflexes critiques face à l’information. Y compris la nôtre…

Car à nos yeux – et, nous l’espérons, ceux de nos lectrices et de nos lecteurs –, au-delà des multiples révélations que comporte cet ouvrage, un autre intérêt majeur à tirer de sa lecture est de découvrir l’ampleur insoupçonnée des mutations du régime de la Ve République : après les monarchies gaullienne et pompidolienne, la transition giscardienne a conduit aux basculements successifs, dans tous les domaines, survenus sous les deux septennats de François Mitterrand. L’ardeur et l’ambition initiales ont définitivement disparu avec Jacques Chirac, mais pas les mauvaises habitudes de secret et de corruption. Et c’est presque une autre République, affaiblie et plus que jamais minée par les réseaux occultes, politiques et économiques, qu’il laisse à la France à l’issue de ses deux mandats…

Il n’entrait évidemment pas dans notre propos de proposer des solutions pour l’avenir de la Ve République, dont nombreux sont ceux qui pensaient en 2006 qu’elle avait largement atteint ses limites. Plus modestement, journalistes mais aussi citoyens, nous espérons avoir démontré dans ces pages que le système voulu et mis en place par Charles de Gaulle n’est plus convenablement adapté à la vie d’une démocratie moderne, que le pouvoir largement sans partage exercé par l’hôte de l’Élysée ne permet pas à la France de disposer de toute sa place dans l’Europe en construction. La Ve République possède certes de beaux restes, mais il est sans doute temps d’entendre les voix réclamant, à droite comme à gauche, qu’un nouveau système prenne sa place. D’aucuns réclament que la République se « présidentialise », que le président exerce effectivement le pouvoir sans Premier ministre, comme c’est le cas aux États-Unis, ou qu’il perde la faculté de dissoudre l’Assemblée nationale. De beaux esprits travaillent sur ces hypothèses, dont la lucidité la plus élémentaire oblige à reconnaître qu’il devient plus qu’urgent de les étudier.