Algérie: révélations posthumes du journaliste Saïd Mekbel

Algérie: révélations posthumes du journaliste Saïd Mekbel

Par François Gèze (Editeur), 27/02/2008
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journaliste-said-mekbel

Dans cette « confession », recueillie en 1993 par Monika Bergmann, Saïd Mekbel, directeur du quotidien algérien Le Matin, assassiné « par des islamistes » un an plus tard, explique pourquoi il est convaincu que les meurtres d’intellectuels attribués aux GIA étaient commandités par le général « Tewfik » Médiène. Et il dit sa conviction que s’il est tué à son tour, ce sera sur son ordre.

C’est le cœur serré que l’on referme, après l’avoir lu, « Saïd Mekbel, une mort à la lettre », le livre d’entretiens entre Saïd Mekbel et Monika Borgmann. Journaliste algérien, le premier était le directeur du quotidien Le Matin, jusqu’à son assassinat, par deux balles dans la tête, le 3 décembre 1994, « par des islamistes ». La seconde est une journaliste allemande, qui s’était rendue en Algérie il y a quatorze ans, fin 1993, pour tenter de comprendre comment certains intellectuels algériens résistaient alors à la vague d’assassinats de leurs pairs, attribués aux islamistes, et « pourquoi ils restaient en Algérie alors que d’autres quittaient le pays ». Elle obtint alors de Mekbel trois entretiens approfondis, où celui-ci, par la grâce d’une mystérieuse empathie, confia à la journaliste allemande des secrets qu’il n’avait jamais révélés auparavant, même à sa famille.

Un témoignage majeur sur le début des « années de sang »

Pendant des années, « peut-être trop longtemps », dit-elle, Monika Borgmann n’a pas voulu rendre public ce « testament », se demandant si elle « avait le droit de le publier ». Son propre parcours de réalisatrice de documentaires engagés au Liban l’a fait changer d’avis, la convainquant « de l’importance de ‘raconter l’histoire’, […] surtout quand il s’agit de pays qui ont fait le choix de réagir à tant d’années de violence, à tant de massacres, d’assassinats et de disparitions, par l’adoption de lois d’amnistie coupant court à toute recherche de vérité ».

De fait, on peut regretter que ce témoignage majeur sur le début des « années de sang » en Algérie n’ait pu être rendu public plus tôt. Il aurait peut-être contribué à éviter le terrible aveuglement de la majorité des médias internationaux sur la réalité de la « sale guerre » déclenchée en janvier 1992 par les généraux algériens, suite à leur coup d’Etat annulant la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives de décembre 1991.

Il faut dire que le paradoxe est vertigineux, car le journal de Saïd Mekbel, journaliste chevronné (il avait fait ses classes à l’Alger républicain d’Henri Alleg, après l’indépendance de 1962), était alors à la pointe du combat des « éradicateurs » algériens: ces intellectuels laïques, le plus souvent sincères, avaient fait le choix de soutenir sans réserve l’entreprise d’éradication des partisans de l’islam politique, en fermant les yeux sur les terribles exactions des « forces de sécurité » pour parvenir à leur but -torture généralisée, exécutions extrajudiciaires, disparitions.

« En haut, il y a des gens qui font tuer par pédagogie »

Et pourtant, au-delà des contradictions et des fulgurances de ce témoignage, son fil rouge, répété de façon obsessionnelle, est la mise en cause par Saïd Mekbel de la thèse officielle attribuant aux islamistes les assassinats en série qui frappaient l’intelligentsia algérienne depuis le printemps 1993:

« Il y a un projet pour liquider cette frange de la population, [parce qu’elle] sait ce que signifie la République, ce que signifie une démocratie » (p. 29); « On veut tuer ceux qui détiennent l’héritage de la civilisation universelle » (p. 30); « Il y a un cerveau quelque part qui choisit. Peut-être que les exécutants, ceux qui tuent, sont recrutés parmi les petits tueurs islamistes, chez les intégristes. Mais moi, je pense qu’en haut, il y a des gens qui choisissent. Ces choix sont faits très froidement » (p. 34); « Au début, je me disais que c’étaient les intégristes qui tuaient. C’était facile. […] Mais maintenant, je suis persuadé qu’il y a des gens qui font tuer un peu par pédagogie! » (pp. 37-38); « Si on me tue, je sais très bien qui va me tuer. Ce ne sont pas des islamistes. C’est une partie de ceux qui sont dans le pouvoir et qui y sont toujours. Pourquoi? […] C’est que je suis le seul responsable d’un journal qui n’a jamais travaillé pour le régime » (p. 74).

« Quelqu’un qui nous connaît tous »

Et cet opposant de toujours, arrêté et torturé par la sécurité militaire en 1967, qui s’était interdit de publier quoi que ce soit entre 1965 et 1988, date de l’ »ouverture démocratique », révèle enfin à Monika Borgmann sa conviction, nourrie d’une connaissance intime du système de pouvoir algérien. Ainsi, selon lui, le commanditaire de ces crimes d’intellectuels, « c’est quelqu’un qui nous connaît tous »:

« Il a géré leurs carrières, leurs fichiers, leur vie, leurs diplômes, etc. » (p. 100).

La journaliste allemande lui demande alors:

« C’est quelqu’un de l’armée? Je te demande ça parce que Khalida Messaoudi a rendu Toufik responsable. »

Il répond:

« C’est ça, c’est lui. […] Son nom est [Mohamed] Médiène. […] Quand j’ai découvert ça, j’ai essayé de rassembler, de faire le puzzle. […] Ce qui est terrible chez cet homme-là, c’est qu’il semble être l’auteur d’une théorie qui affirme que certains pays doivent sacrifier leur élite à un moment donné de leur histoire. […] Et selon cette théorie, il faut commettre des actes choquants pour réveiller les masses, pour réveiller la conscience, la société civile. […] C’est un terrorisme pédagogique. » (p. 100-104)

Début 2008, le général Mohamed Médiène, chef inamovible des services secrets de l’armée (le DRS) depuis 1990, reste le vrai patron d’une Algérie où la majorité de la population est plongée dans la misère, malgré la manne des pétrodollars accaparée par lui-même et ses pairs. Certains contestent toutefois de plus en plus ouvertement sa puissance, au prix d’une nouvelle « lutte de clans » par terrorisme islamiste interposé. Tous ceux qui n’ont pas renoncé à comprendre ce drame toujours actuel doivent impérativement lire ce livre bouleversant.

* Saïd Mekbel, une mort à la lettre, de Monika Borgmann – Téraèdre/Dar al-Jadeed, Paris/Beyrouth, 2008 – 141 pp., 15€.