Note de lecture: Au refuge des balles perdues

Au refuge des balles perdues

Chronique des deux Algérie, Sid Ahmed Semiane, La Découverte, 2005, 15 euros, 220 pages

Politis, semaine du 7 au 13 juillet 2005

Connu en Algérie sous le sigle S.A.S., Sid Ahmed Semiane a été pendant plusieurs années chroniqueur du journal Le Matin dans lequel il publiait des billets d’un humour ravageur sur la politique algérienne. Il avait grandement contribué à la popularité du quotidien algérois dont la lecture commençait par la dernière page, celle où sévissait SAS. Les thèmes étaient divers et traduisaient aussi bien l’étonnement de la rue face aux rigueurs de la vie quotidienne que le rejet du régime algérien sclérosé et indifférent aux préoccupations du citoyen. Sid Ahmed Semiane, excellant dans l’humour algérois jusque-là refoulé dans les espaces privés, disait sur un ton sarcastique ce que personne n’osait dire publiquement. Il s’était arrogé le rôle du fou du roi qui critiquait le roi dans des éclats de rire. Ses lecteurs l’admiraient, voyant en lui le journaliste-justicier, le chroniqueur-vengeur d’un système sourd et aveugle.
Premières victimes de ce sarcasme dévastateur, les généraux. Ils toléraient cependant ces billets iconoclastes publiés dans un journal qui, paradoxalement, soutenait leur lutte contre l’islamisme. C’est qu’ils avaient besoin de l’image « d’une presse libre d’un pays arabe démocratique défendu par des généraux laïcs constituant un barrage face à l’intégrisme islamiste ». Il faut dire qu’au début, SAS était « éradicateur » et était en symbiose avec la ligne éditoriale défendue par le directeur du journal, Mohamed Benchicou, aujourd’hui en prison pour avoir contesté le choix de Bouteflika par les militaires. Naïf, Benchicou attendait des dividendes politiques de son soutien aux militaires, croyant avoir mérité de faire partie du cercle des décideurs ou tout au moins de sa périphérie. Moins naïf et emporté par son sarcasme, SAS va peu à peu découvrir que les militaires étaient des éradicateurs pour eux-mêmes et non pour la démocratie. La manière avec laquelle ils contrôlent les institutions de l’Etat indique qu’ils ne sont pas les démocrates qu’ils prétendent être. Pire encore, au vu de la nature et de l’échelle des violations de droits de l’homme commises par les services de sécurité, SAS conclut qu’ils convergent singulièrement avec les pires terroristes.
SAS franchira à plusieurs reprises la ligne rouge tracée par une loi non écrite protégée et appliquée par le DRS, la police politique. Il a eu à faire face à plusieurs procès intentés par le Ministère de la défense pour avoir eu l’outrecuidance de parler des militaires en termes peu flatteurs. Son journal, dont il a fait la popularité, le désavoue, en raison de la divergence abyssale entre le contenu de ses chroniques et la ligne éditoriale. Il rend le tablier et le stylo qui l’a rendu célèbre en Algérie pour s’exiler à Paris. Au refuge des balles perdues est une sélection de ses chroniques, introduite par une analyse du système politique algérien résidant au Club des Pins. Dans une réflexion vigoureuse servie par un verbe incisif, Sid Ahmed Semiane restitue les logiques dominantes du régime dominé par des généraux exerçant dans l’opacité un pouvoir considérable incitant à la corruption et favorisant l’incompétence. L’ethnologie du Club des Pins à laquelle se livre l’auteur décrit les traits d’un régime emmuré physiquement et coupé politiquement de la population. Chaque phrase de l’ouvrage se suffit à elle-même pour décrire les deux Algérie, celle d’une poignée de généraux ayant mis main basse sur l’Etat comme si c’était un butin de guerre et celle d’une masse d’indigènes de plus en plus pauvres et prêts à la rébellion.
Toutes les chroniques seraient délicieuses si ce n’était le caractère dramatique du contexte politique marqué par des milliers de morts depuis janvier 1992. Dans le dernier billet annonçant son départ du journal, SAS, égal à lui-même, dévoile la véritable nature du régime dans lequel la police politique, le DRS, joue un rôle éminent. « Peut-on exercer un métier de liberté dans un espace verrouillé par la malédiction des puissants, la vanité des princes, la couardise de la Cour suprême et le chantier du métro d’Alger en construction depuis vingt ans ? Faut-il faire semblant de ‘résister à l’envahisseur kaki’ quand on a plusieurs heures de sommeil à rattraper et plusieurs jerricans d’eau à remplir avant l’extinction du couvre-feu, la levée de l’état d’urgence et la fermeture des vannes pétrolières ? A quoi bon écrire si au bout de la troisième ligne la police vous convoque pour expliquer les deux lignes précédentes ? Nous sommes venus vous dire qu’on s’en va. Il est temps de mettre un point final à cette comédie inhumaine. C’est vrai la guerre est une chose trop sérieuse pour la confier à des militaires. La démocratie aussi… C’en est fini. On vous laisse à vos fourberies. On reprend nos billes sans tambour ni trompette, en vous laissant à vos galons sans gloire ni renommée. Gardez vos plaintes. Adieu. Adieu généraux ventripotents refusant de céder le passage aux piétons de l’indépendance. Adieu conseillers de l’ombre qui craignez la lumière du jour. Adieu MM. Tewfik, Lamari, Smaïl, Ouyahya… Adieu DRS. Adieu barbouzes… » (p. 215-216). Livre à lire si l’on veut comprendre pourquoi les Algériens sont frustrés, Au refuge des balles perdues, au-delà du burlesque, exprime la tragédie d’une population privée de liberté depuis qu’elle s’était libérée du système colonial et souffrant particulièrement de la violence des rapports d’autorité à travers une administration inhumaine et une justice insensible. Quel dommage que la presse algérienne perde un journaliste d’une telle verve et d’un style si alerte et si rafraîchissant.

Lahouari Addi
Institut d’Etudes Politiques de Lyon