Le pouvoir d’Alger sourd au jeûne des enseignants

Le pouvoir d’Alger sourd au jeûne des enseignants

Par Pierre Puchot, Mediapart.fr, 16.8.08

«Trois personnes ne bougent presque plus et sont étendues comme des cadavres. Notre situation est catastrophique.» Dans le local algérois du syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snapap), où sont massés 55 enseignants en grève de la faim, Nassira Ghozlane ne cherche plus guère à masquer son angoisse. «Les avis des médecins sont alarmants», confie la secrétaire générale du syndicat, auquel est affiliée la coordination nationale des enseignants contractuels (CNEC). Ce vendredi 15 août, au 33e jour de leur jeûne, les 55 enseignants contractuels sont à un stade de dégradation physique avancé. Jeudi 14 août, le docteur Houari Kaddour, président du conseil national de santé publique, a estimé, après examen, que quinze enseignants ne survivraient pas plus de dix jours, «dans le meilleur des cas». La plupart des grévistes ont perdu 60% de leurs poids. Deux d’entre eux ont en outre attenté à leur vie en ingurgitant de l’eau de javel et d’autres détergents.

Le motif de la grève est simple: au nom des 40.000 enseignants, les grévistes réclament leur titularisation. Alors que certains enseignaient depuis 14 ans, le ministère de l’éducation s’est mis en tête de les suspendre, pour leur faire passer un concours dit de «confirmation», dont l’issue demeure aléatoire et soumis au nombre de postes déclarés vacants par le ministère. De plus, plusieurs catégories d’enseignants, comme les licenciés en sociologie, en psychologie, ne sont pas admis au concours alors qu’ils enseignent depuis plusieurs années. Refusant de passer ce concours, qui ne devrait être organisé que tous les cinq ans, les grévistes réclament la réintégration des enseignants exclus, leur titularisation et le paiement des arriérés de salaires.

«J’enseigne depuis six ans à Bejaia, confie à Mediapart Sadiha Bensaher, jeune enseignante en mathématiques en grève de la faim depuis le 14 juillet. Je n’ai pas touché un sou depuis 2005. Ce poste est le mien, je m’y accroche. J’ai eu tellement de mal l’obtenir. Alors, pour « faire tourner le couscous », comme on dit, je bricole, je fais des petits boulots le week-end, et surtout j’emprunte de l’argent. Mes dettes se montent à plus de 15 millions de dinars [environ 150.000 euros]. Et aujourd’hui, comme j’ai un diplôme d’ingénieur, le ministère me refuse même l’accès au concours de confirmation.»

Après plusieurs mobilisations et tentatives de dialogue avec le gouvernement depuis le mois de novembre 2007, les 55 enseignants contractuels, tous délégués de leurs wilayas (l’équivalent algérien du département français) respectives au sein du CNEC ont donc entamé une grève de la faim le 14 juillet. Pour soutenir les grévistes, le CNEC a tenté d’organiser mardi 12 août un rassemblement devant la présidence de la république à Alger afin de remettre une lettre au président Bouteflika pour le sensibiliser à leur mouvement. Le rassemblement a été violemment dispersé. Les forces de l’ordre ont arrêté onze membres de l’inter-syndicale venue soutenir les enseignants. Au total, 28 personnes ont été arrêtées par des policiers en civil, dont Zineb Belhamel, membre du conseil des lycées d’Alger, Meriem Maârouf porte-parole du CNEC, ou encore Mourad Chico, porte-parole du Snapap.

Deux autres rassemblements ont été organisés depuis le 14 juillet mais «c’est à chaque fois la même chose, affirme Salah ed-dine Karkarine, qui suit le mouvement pour le Quotidien d’Oran. Le moindre rassemblement d’enseignants est systématiquement dispersé.»

Silence du ministère

En réaction à ces arrestations, les enseignants contractuels ont déposé deux plaintes contre le ministère de l’éducation nationale, auprès du bureau international du travail (BIT) et de l’internationale des services publics (ISP). Également sollicitée par les grévistes, l’Internationale de l’Education a condamné «la répression violente des rassemblements pacifiques d’enseignants devant le siège du ministère de l’éducation nationale». L’IE a également condamné le «mutisme des autorités algériennes face à l’urgence de la situation humanitaire et sanitaire de la situation».

Car depuis le mois de novembre, toutes les tentatives du CNEC pour négocier avec le ministère se sont avérées vaines. «Le gouvernement est complètement absent, déplore la secrétaire générale du Snapap, Nassira Ghozlane. Le ministère de l’éducation ne s’intéresse pas à nous. Benbouzid en tête. Il ne s’est même pas donné la peine de prendre connaissance de l’état de santé des grévistes, encore moins d’envoyer un médecin pour les examiner.»
Le président de l’Union nationale des associations des parents d’élèves (UNAPE), qui a proposé sa médiation, déplore que le ministre de l’éducation l’ait refusée: «Il y a des fondements juridiques, professionnels, humanistes dans ce mouvement, et il y a enfin la reconnaissance que méritent ces enseignants», estime le responsable de l’UNAPE.

«Lorsqu’on lui a posé la question il y a deux mois, affirme de son côté le journaliste Salah Ed-dine Karkarine, le ministre de l’éducation a répondu: « cela ne me concerne pas. Il faut voir avec mon gouvernement. » C’est une manière grossière de noyer le poisson, assez typique d’ailleurs de la manière dont on traite ce genre de dossier en Algérie.»

L’Algérie en manque d’enseignants

Ce conflit demeure d’autant plus paradoxal qu’en 2004, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, Rachid Harraoubia, alertait l’opinion sur le déficit de 24.000 enseignants dont allait souffrir l’Algérie pour faire face au million de lycéens et d’étudiants attendu d’ici à… 2008. L’Etat algérien a donc bien besoin de ces enseignants. Mais, faute de crédits, le ministère a recours massivement à des enseignants précaires, quand la dernière vague de titularisation remonte à 2001.
«Actuellement, on a droit à aucune assurance maladie, aucun chômage, aucune retraite, regrette Sadiha Bensaher. Le pire, c‘est qu’on travaille au noir! Le ministère nous dit: pour avoir des fiches de paie, il faut que vous touchiez un salaire tous les mois. Mais c’est lui-même qui ne nous paie pas!» A côté de cette situation ubuesque, le contexte chaotique dans lequel a été préparée la prochaine rentrée, ne constitue en outre pas un élément en faveur des grévistes.

«Il a aussi tous les problèmes de corruption, affirme Nassira Ghozlane, du Snapap. Beaucoup de directeurs d’université recrutent de nouveaux enseignants dont ils sont proches, et se séparent des anciens, sans pour autant avoir pris soin motiver leur décision. Il n’y aucune réglementation à ce niveau, et c’est le copinage qui fait office de loi. Le ministère se moque de nous, et continue de faire la sourde oreille.»

Vendredi 14 août, de fait, le service de presse du ministère de l’éducation demeurait injoignable… comme depuis le début de la semaine. «Il y a quinze jours, les enseignants se sont rendus au ministère pour demander à être reçus, confie le journaliste Salah-ed-dine Karkarine. On leur fait savoir que « tout le monde était en vacances ».»
Mois d’août ou pas, les grévistes sont pourtant déterminés à aller «jusqu’au bout, selon les termes de la jeune gréviste Sadiha Bensaher. On a tout essayé, nous avons vécu trop de déceptions, nous avons trop de dettes. Maintenant, nous n’avons plus rien à perdre.»
Mardi, un nouveau rassemblement aura lieu devant la présidence. Selon le président du conseil national de santé, trois enseignants grévistes pourraient ne pas survivre jusque-là.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/international/160808/le-pouvoir-d-
alger-sourd-au-jeune-des-enseignants
Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/club/blog/pierre-puchot
[2] http://www.ei-ie.org/fr/news/show.php?id=750&theme=
statusofteachers&country= algeria
[3] http://www.afrik.com/article7465.html
[4] http://www.algerie-dz.com/article14951.html
[5] http://www.mediapart.fr/club/blog/ivanvilla/130808/une-
manifestation-des-enseignants-contractuels-a-alger-severement-
reprime

Un reportage vidéo sur la grève des enseignants, tourné le 20 juillet 2008:
http://www.youtube.com/watch?v=XWG4jVEOlqA&eurl=
http://www.mediapart.fr /journal/international/160808/
le-pouvoir-d-alger-sourd-au-jeune-des-enseignants